Chapitre 30


Trois mille cinq cent mètres et moins de quarante-cinq secondes de chute libre.

Le vent sifflait à mes oreilles tandis que je tombai comme une pierre vers le sol. Le paysage, en bas, semblait flou, et les sons indéfinissables, mais je souriais, et entendis Samuel hurler au-dessus de moi – un cri de joie, entendons-nous bien. Je me retournai sur le dos d'un coup de reins, savourant un instant la vision de mon compagnon qui se penchait en avant pour se retrouver à ma hauteur. Ses doigts effleurèrent les miens, puis il s'écarta bien vite et s'orienta de sorte qu'il visait l'extrémité Sud du bâtiment, au sol. Je ravalai mon hilarité et repassai sur le ventre. Dix secondes avant l'impact.

- N.I.A, braillai-je par-dessus le bruissement de l'air, déclenchement de la procédure d'atterrissage.

La réponse du programme numérique ne me parvint pas, pourtant je me sentis ralentir de façon assez soudaine et baissai les yeux sur ma combinaison. Aucun changement n'était visible, mais je savais que les ingénieurs de l'Institut étaient passés par là, et que le tissu comprenait une spécificité permettant de ralentir ce genre de chute. Les GEN résistaient à des chocs incroyables, mais il ne fallait pas se voiler la face non plus. Jeté du haut d'un avion, un individu de mon espèce ressemblait autant qu'un humain à un tas de confiture de fraise à l'arrivée.

Le sol se rapprochait à vitesse grand V. Je vérifiai rapidement que mes cinq Soldats Noirs étaient bien positionnés pour atterrir et redressai mon corps pour toucher le bitume de la cour les pieds en avant.

Bam ! Une seconde plus tard, c'était fait. La force avec laquelle je heurtai le sol se répercuta dans toute ma colonne vertébrale, mais je n'éprouvai aucune douleur, ramassée sur moi-même, les jambes fléchies. Je me relevai, intacte, même si l'on ne pouvait pas en dire autant de la dalle de goudron, enfoncée suffisamment pour enterrer un petit animal dans le trou qu'avaient formé mes pieds en le percutant. Je fis rouler mes épaules, prête à passer à l'action, et m'empressai de me faufiler derrière la cantine, suivie de mes hommes. L'arrivée de mon équipe sur place était déjà assez bruyante pour inquiéter les humains aux alentours.

- Sécurisez le périmètre, ordonnai-je à voix basse, et personne ne doit vous voir. Attendez mon signal.

Les yeux rivés sur les fenêtres de l'école, je n'écoutai pas la réponse monocorde des Soldats Noirs. De toute façon, ils étaient assez limités en termes d'originalité de formulation. Je m'intéressais davantage aux vitres du couloir sur lesquelles j'avais vue, mais seule une femme vint y coller son visage pour s'assurer que rien n'avait explosé dehors. Bien. J'allais pouvoir passer à la vitesse supérieure.

Abandonnant mes Soldats qui s'étaient dispatchés tout autour du restaurant scolaire – un gros bâtiment carré aux immenses fenêtres déversant leur lumière dans la salle où les enfants devaient manger – je me dirigeai vers l'entrée de service, le dos courbé. La porte était ouverte et callée avec une grosse pierre, sans doute pour évacuer la chaleur de la cuisine. Je jetai un coup d'œil à l'intérieur, mais ne pus que percevoir des voix – deux pour être exacte – et des bruits de casseroles. Le personnel présent à cette heure était très restreint : seulement le cuisinier en chef et l'une de ses aides. Je m'étais renseignée avant, bien sûr, et en fin de matinée seulement, d'autres humains arriveraient pour le service et le ménage de la salle. Mais à moins de neuf heure du matin, j'étais tranquille quant au nombre de personnes à neutraliser. Je glissai la main le long de ma cuisse et en tirai mon revolver, puis me ravisai et le remis à sa place. Je n'avais pas forcément l'intention de tuer, seulement de supprimer toute gêne, et une arme au poing m'aurait encombrée. Je me coulai donc par l'ouverture, en silence.

Je préférais en effet œuvrer seule. Une armée de zombies à mon service, c'était bien joli mais Dieu seul savait ce qui se passait réellement dans leurs cervelles grillées par l'implant. Je me fiais à eux pour fendre des crânes et ouvrir des gorges, point barre, et là, je n'étais pas décidée à tuer les humains qui se dresseraient sur mon chemin. Les assommer suffirait. Pour moi, il valait mieux que les Soldats ne me voient pas les épargner.

Devant moi s'ouvrit un couloir clair et carrelé de blanc. Tout droit, il menait à la cuisine, ainsi que me l'indiquèrent les bruits provenant de celle-ci. Il était désert, malgré la précaution de me serrer contre le mur pour observer. Sur la droite, juste après l'entrée, descendaient une volée de marches abruptes, sans doute vers une cave ou une chambre froide. Enfin, à gauche, il était possible de tourner pour se rendre dans une autre partie de la cantine, certainement la salle où les enfants mangeaient.

Je fis quelques pas en avant, l'oreille tendue en direction des sifflotements d'un homme dans la cuisine.

Afin de ne pas débouler frontalement dans la cuisine, je pris à gauche, les doigts serrés sur mon arme sans pour autant la sortir. Je débouchai sur une zone se scindant de nouveau en deux. A droite, un autre couloir contournant la cuisine pour y entrer de l'autre côté. Il était bordé de placards à vaisselle et de matériel de nettoyage. Mais si l'on continuait droit devant, on pouvait entrer dans la grande salle meublée de tables et de chaises. Je repérai rapidement l'autre entrée du restaurant scolaire, dans le fond, près de petits lavabos ronds et des toilettes. Le repérage était terminé.

Je tournai à droite, dans le couloir de service et avançai sans bruit. Lorsque je fus suffisamment près de la cuisine, j'y jetai un coup d'œil. C'était un espace carré, bordé de fours, d'éviers et occupé par un plan de travail central. La porte faisant l'angle avait des allures de chambre froide.

Le cuisinier se trouvait là, accaparé par sa tâche qui consistait à peler avec énergie une quantité impressionnante de pommes. Il pivota soudain pour aller allumer la radio posée en face de lui, puis revint se positionner à sa place, à savoir en me tournant le dos. L'homme était étrangement proportionné, avec un tronc épais et des bras menaçant de faire craquer sa veste blanche, et des jambes incroyablement fines par rapport au haut. Celui-là devait être sérieusement adepte de la gonflette...

- Hé, Katia ! lança soudain ma cible en jetant une pomme dans un saladier en métal. Tu peux remonter les tomates, en même temps ?

La réponse ne tarda pas, étouffée comme si la personne concernée était un peu loin : à la cave, par exemple.

- Ouais, j'arrive ! Si je ne me casse pas la gueule dans l'escalier !

Son collègue éclata de rire et se remit à siffler. Je lâchai toute pression sur mon arme et me portai en avant. J'agis vite, les pieds aussi silencieux que si j'avais flotté au-dessus du sol et arrivai dans le dos du cuisinier. Il ne se rendit pas compte de ma présence, et au moment où je le saisis par le cou et le plaquai contre moi, il n'eut même pas le temps de prendre son souffle pour crier.

Je serrai.

Mou, tel un pantin sans fil, le cuisinier bascula en avant et je le retins juste avant qu'il ne s'écrase, la face dans ses pommes pelées. Il n'était pas mort, seulement inconscient. Un simple point de compression stratégique et il ne se réveillerait pas de sitôt.

Plus qu'une, donc.

Je me redressai, vérifiai que la dénommée Katia n'était pas encore de retour, puis repris le couloir sur lequel donnait l'entrée en sens inverse, jusqu'aux escaliers en pente raide. Le Soldat Noir en poste devant la porte me regarda sans expression, et comme il ne me signalait pas de problème, je posai le pied sur la première marche.

L'air était un peu plus frais, en bas, mais pas glacé. Ce devait être un garde-manger, un cellier ou quelque chose comme ça. Je m'arrêtai avant d'arriver au bout. L'aide du cuisinier était bien là, à pester dans sa barbe contre quelque chose d'apparemment trop lourd pour elle.

- Patrick ! Bon sang, tu ne peux pas descendre ? Tu vas venir les chercher tout seul, tes foutues tomates !

Comme l'autre – contraint et forcé – demeurait muet, la femme se remit à ronchonner de plus belle contre le machisme des hommes, et lorsque je franchis la dernière marche, elle agitait les bras dans tous les sens, poussant du pied un cageot de tomates pour le faire avancer. Elle leva les yeux et sa peau olivâtre rougit d'agacement.

- Vous êtes qui, vous ? s'insurgea-t-elle. Si c'est pour la mairie, voyez avec le chef !

- Moi ? Je suis la commandante Deveille, répondis-je avec la plus grande politesse.

Katia eut un mouvement de recul et battit en retraite dans la pièce rectangulaire débordant d'étagères de nourriture. Elle venait de prendre conscience de ma tenue et de mon armement, et la seule issue dont elle bénéficiait était celle que je bouchais.

- Sortez, siffla-t-elle. Je vais appeler la police et je... Je...

La voix de la femme mourut au fond de sa gorge. Plus elle me détaillait et plus elle perdait ses moyens. Le genre de réaction normale quand on croise un GEN sans en avoir l'habitude, mais je notai tout de même sa posture de défi. Elle ne manquait pas de niaque, cette humaine.

La voyant poser la main sur une bosse de sa blouse, je plongeai sur elle si vite qu'elle ne cligna même pas des paupières. Elle devint pâle comme la mort, nez à nez avec moi, ne pouvant croire ce qui se passait et ses jambes flageolèrent. Si elle avait su ce que je préparais, elle aurait tourné de l'œil sur le champ...

D'une main, je lui empoignai la gorge et appuyai fermement, et Katia s'affala à son tour sur le sol du cellier. Je la maintins droite d'une poigne de fer et entreprit de remonter l'escalier. Le cuisinier reposait toujours au même endroit, et j'allongeai la femme près de lui.

Il ne me restait plus qu'une chose à faire avant de passer à la suite. Marx voulait du spectaculaire ? Marx voulait que les humains voient ce qui les menaçait ? Marx voulait que le président n'ait d'autre choix que de parler publiquement de ces ennemis d'un nouveau genre ? Il allait être servi.

Je fouillai les poches de mes deux victimes et en sortis des téléphones portables. Celui de Pat était verrouillé par un code, mais l'autre s'alluma aussitôt sur l'écran principal. J'appuyai sur la touche appel et composai un numéro d'urgence.

Je me raclai la gorge, calai mon souffle sur un rythme saccadé, et attendit. Dès qu'une voix féminine m'eut annoncé que je me trouvais bien à la gendarmerie municipale, je me lançai :

- Au secours, s'il vous plait ! Je... Elle est entrée dans la cuisine !

- Madame ? Madame, quel est votre nom ? Où êtes-vous exactement ?

N'étant pas une as des couinements apeurés, je grimaçai en souhaitant que l'entretien ne se prolonge pas trop. Je m'humectai les lèvres.

- Je...Katia, bafouillai-je, je suis en bas, mais elle arrive... S'il vous plait !

- Madame...

J'interrompis la femme au bout du fil d'un hurlement à vous faire dresser les poils sur les bras et raccrochai. Si personne ne venait s'enquérir de la situation, alors les services d'urgences français étaient encore pires que ce que je croyais. Là-dessus, je balançai le portable à l'autre bout du couloir.

Le directeur l'avait dit, cette mission devait être décisive. C'était non-seulement la première étape de la grande expansion de la race, mais aussi l'instant idéal pour se révéler aux humains et leur montrer qui était le patron. En un rien de temps, les flics se ramèneraient, les journalistes derrière eux, et le pays entier assisterait à l'enlèvement de ces gamins. Le président Hubert aussi, depuis son bureau bien sécurisé. A cette pensée, je contractai les mâchoires et me relevai. Je tenais mes émotions à l'écart, cela dit je n'avais pas de quoi me réjouir, d'autant plus que j'étais à l'origine de la moitié des plans de Marx.

Sans attendre, je traversai la salle principale du réfectoire, fermai à double tour portes et fenêtres avant de ressortir par là où je m'étais introduite dans le bâtiment. Dehors, alignés comme des moutons, mes hommes attendaient sagement. Je leur adressai un signe de tête et ils se regroupèrent. Nous nous faufilâmes derrière la cantine pour rejoindre la pointe Est de l'école, noires silhouettes dans le vent d'été.

Au loin, une sirène hurla.

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