Chapitre 3


Ne pouvant rester là, debout sur ce toit à regarder les secours humains se précipiter pour apporter une aide inutile à leurs congénères, je reculai dans l'ombre de la nuit et ordonnai en silence à mes Soldats Noirs de se fondre dans le noir. Il nous fallait rejoindre la planque qui nous servirait jusqu'à la prochaine attaque. Je me positionnai à l'autre bout du toit et bondis sans bruit, atterris sur un autre bâtiment et allongeai la foulée pour me propulser vers un troisième toit. Du coin de l'œil, je voyais nettement les silhouettes des GEN se mouvoir avec une rapidité déconcertante, escaladant les murs, sautant plus loin et plus haut que jamais, sans jamais se faire repérer par les éventuels passants. Lorsque les secours humains donneraient l'ordre de boucler le périmètre et de chercher toute trace des responsables de la tuerie, nous serions loin depuis longtemps.

Nous atteignîmes un hangar abandonné, dans une zone industrielle quelque peu déserte, et à des kilomètres du Gaumont Parnasse. Je me laissai glisser au sol, entourée de mes hommes silencieux et inexpressifs, et y pénétrai rapidement, sans que nous ne soyons vus. A l'intérieur, un certain nombre de GEN se trouvaient déjà là, immobiles dans l'obscurité car une lumière aurait attiré d'indésirables curieux. J'interceptai le Soldat Greggor alors qu'il passait près de moi en suivant les autres comme un mouton.

- Organise les tours de garde, lui intimai-je, et fais s'installer tout le monde.

- Oui, commandante.

Il s'éloigna sans sourciller et je ne pus retenir une forte envie de lever les yeux au ciel. Puis, résignée à devoir me contenter de ces GEN sans volonté propre, je m'aventurai dans le hangar empli de couchettes de fortunes et de sacs militaires remplis à craquer. Voilà quel était notre planque, le campement provisoire où je devais attendre les ordres concernant l'Armée. C'était assez lugubre, avec de minces vitres floutées situées sous le plafond, la lumière blanche de la lune et le troupeau de zombies qui me servaient d'alliés. L'accès à l'autre porte, lui, était condamné par de grosses caisses laissées par l'entreprise qui avait loué les lieux en dernier, bien qu'il n'y eût plus aucun risque que quelqu'un vienne ici désormais.

- Luna, lança la voix grave de Tribal vers lequel je m'avançais.

Sa peau sombre se confondait pratiquement avec sa combinaison et seules ses dents se détachaient de l'ensemble. Il était plus large d'épaules que Samuel, debout à sa gauche, mais tous deux s'avéraient fort impressionnants. Mon compagnon, ses cheveux blonds tombant devant ses yeux sombres bordés d'une longue frange de cils, m'adressa un discret sourire.

- Tout s'est passé comme prévu pour vous ? demandai-je.

Ce faisant, je fouillai la poche placée le long de mon bras, en dessous de l'aisselle, pour en tirer mon téléphone portable.

- Plutôt, oui, répliqua sobrement Samuel, qui ne voyait certainement pas l'utilité de donner les détails de l'attaque qu'il avait lui-même supervisée dans un théâtre de Paris. Et toi ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Un humain a trouvé le moyen de donner l'alerte, grinçai-je avec un coup d'œil accusateur vers mes Soldats Noirs. Et aucun d'eux n'a su l'arrêter.

Nous nous éloignâmes du groupe tous les trois sans que je ne quitte des yeux ceux qui m'avaient accompagnée au Gaumont Parnasse.

- Je me demande s'ils n'auraient pas pu résister à l'influence de la puce, ajoutai-je à voix si basse que même Tribal dut se pencher pour entendre.

- Hein ? protesta le grand Noir. C'est impossible.

- Et pourquoi pas ? Je te rappelle que nous avons été créés pour lutter contre tout ce qui peut nous affaiblir.

- Oui, mais Geb a vérifié que tout fonctionnait bien avant notre départ.

Je haussai les épaules et me laissai tomber sur une chaise poussiéreuse qui émit un crissement inquiétant sous mon poids. Ignorant Tribal qui se mordait les joues pour ne pas rire, je pianotai sur mon téléphone à vive allure.

- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? se renseigna Tribal.

Il connaissait aussi bien que moi la suite prévue, et ne posait la question que pour se rassurer.

- On attend, lâcha Samuel, assis sur le sol juste derrière moi.

- Exact, murmurai-je. Pas d'autre attaque avant une réaction du gouvernement ou quelque chose comme ça. Il faut que les humains comprennent qui mène le jeu, et surtout, que s'ils abondent dans notre sens, on ne leur fera rien. Enfin, façon de parler, bien sûr...

- Marx a toujours su organiser les choses pour qu'elles le servent, nota Tribal qui inspectait ses ongles. Ménager le suspens, faire miroiter l'espoir pour mieux manipuler les gens.

- C'est comme ça, cinglai-je. Et c'est moi qui lui ai suggéré d'agir ainsi.

Je mis un terme à cette conversation stérile, dans la mesure où je ne pouvais pas me permettre de donner mon réel avis sur ce que nous avions à faire. Tribal m'était cher, mais que pensait-il, en profondeur, de ces histoires de domination GEN ? Je l'ignorais, et n'aurais mis en péril ma propre couverture sous aucun prétexte. Le seul à qui je pouvais m'en ouvrir sans retenue était Allan. Quant à Samuel, je ressentais bien sa sincérité quand il me disait qu'il pensait comme moi, mais une peur sournoise faisait défiler dans mon esprit l'idée qu'il ne le faisait peut-être que parce qu'il m'aimait, et non par conviction personnelle. J'agitai la tête pour chasser cela de mon esprit, et me sentis coupable de douter ainsi de lui. Etre une GEN, et qui plus est l'Ange Noir ne me rendait pas vraiment ouverte à la confiance.

Pendant que Tribal portait son attention ailleurs, je fis défiler la liste des numéros de puce que je contrôlais par le biais du logiciel installé sur mon portable, et après en avoir sélectionné un, appuyai du bout d'un doigt sur la croix rouge qui le jouxtait. En face de moi, Pierre Greggor se détendit subitement, mais se reprit instantanément en continuant à emprunter une démarche mécanique propre aux autres Soldats Noirs. Il se tourna vers moi et eut un léger mouvement pour me remercier de lui rendre sa liberté de mouvement, et surtout, de pensée. Maintenant que je m'occupais des entraînements des recrues, j'avais augmenté les temps de formation hors du dispositif de contrôle, et Pierre, seul survivant de l'opération catastrophe du hameau des Pyrénées, s'était révélé sur les essais de terrain comme un fin stratège, et un remarquable combattant. Suite à un accord tacite entre nous, je lui laissais autant que possible son libre arbitre et il faisait semblant d'être toujours sous mon autorité. J'envisageais même de lui offrir un statut semblable à celui de Samuel et Tribal, toutefois, pouvais-je croire en la véracité de son allégeance ? Ne cherchait-il pas une occasion de sortir de sa cage et de fuir ?

Laissant cette interrogation qui revenait souvent à la charge ces derniers mois, je sélectionnai dans mes contacts le nom de Geb, seule personne que j'avais le droit de joindre sur sa ligne sécurisée, pendant toute la durée de la mission.

- Je dois lui parler de ton oreillette, fis-je à l'intention de Samuel qui louchait par-dessus mon épaule. C'est aussi lui qui nous tiendra au courant des consignes de Marx quand les humains auront réagi.

Le téléphone se mit à biper et je comptai les sonneries. Le son était mauvais et coupait parfois. A la sixième, j'en vins à me dire qu'il ne décrocherait pas, mais une image mouvante s'afficha. Alors que je m'attendais à voir le visage entouré de boucles noires de mon ami amnésique, ce fut celui d'Ismaël qui apparut.

A cet instant précis, je compris que quelque chose n'allait pas. Tant dans son maintien étrangement hors du cadre de la caméra devant laquelle il était, que dans ses traits figés, Ismaël n'était pas dans son état normal.

- Salut, Ismaël, lançai-je tranquillement. Geb n'est pas là ?

J'adoptai un ton naturel, comme si je n'avais rien vu. L'informaticien était timide, mais aussi capable de se refermer comme une huître et de se braquer si je me montrais trop directe. Il n'était qu'un simple ami, pas tellement proche de moi que cela, et j'avais parfois même la sensation qu'il me craignait. En lui imposant de se mêler à ma bande, Geb me faisait penser à Amanda et sa manie de vouloir faire s'entendre tout le monde.

- Non, lâcha Ismaël, dont la voix tremblotait du fait de la mauvaise communication. Il est à l'atelier pour s'occuper d'un truc urgent. Ordre de Marx.

Je fronçai les sourcils afin de manifester ma contrariété.

- C'est curieux, dis-je, il m'avait promis de rester à disposition pour prendre mes appels. Marx m'a autorisée à communiquer uniquement avec lui, et il faut que je lui parle.

Je remarquai soudain que l'informaticien en pull bleu pastel ne me regardait pas réellement. Il fixait l'écran de son ordinateur d'une drôle de façon. N'y tenant plus, je lui demandai :

- Ismaël, tu es sûr que ça va ? Où est Geb ?

- Oui, oui, tout va bien, et Geb est juste occupé, Luna. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? Il faut que je retourne travailler.

Bon. Il mentait, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, mais à quelques centaines de kilomètres de l'Institut, et sans personne à contacter, qu'y pouvais-je ? Je serrai les dents, frustrée.

- J'ai besoin que tu m'arrange l'oreillette de Samuel, on a des difficultés à s'entendre dès que l'on s'éloigne un peu l'un de l'autre.

- Je regarde ça. L'extension de N.I.A est peut-être mal installée. Pose-la sur l'écran.

Je vis se matérialiser un petit carré en bas de l'écran de mon portable que je posai donc à plat sur mes genoux. Samuel me donna l'oreillette qui fut installée à l'endroit prévu. Ismaël se détourna légèrement, toujours bizarrement positionné hors de mon champ de vision, et j'entendis le cliquetis de ses doigts sur un clavier.

- Tout est en ordre, annonça Ismaël. Si le problème vient des composants, je ne peux rien pour toi, tu devrais l'ouvrir pour regarder. C'est tout ?

- Encore une chose, est-ce que tu aurais moyen de vérifier que les Soldats Noirs sont bien contrôlés par la puce ?

L'informaticien laissa échapper un soupir agacé qui ne lui ressemblait pas du tout et se remit face à un autre écran. Il marmonna rapidement des consignes à N.I.A, l'intelligence artificielle capable de communiquer.

- Oui, c'est bon.

- Merci.

- Attends, c'est Ismaël ? s'écria brusquement Tribal qui s'était éloigné. Ismaël, si tu vois Amanda, tu peux lui dire que tout va bien pour nous ?

Le GEN Noir déboula à mon côté et colla presque son nez sur le téléphone.

- Si tu veux, grogna notre interlocuteur.

- Et dis-lui aussi que...

La communication coupa aussi sec, laissant mon ami immobile face à mon fond d'écran – une photo de toute notre bande à la Cascade. Les épaules de Tribal retombèrent comme un soufflé et il demeura interdit quelques secondes. Aussi surprise que lui par cette conversation, je posai une main sur son bras.

- Ne t'en fais pas, il lui dira, affirmai-je.

- Ouais. Mais ce mec est vraiment bizarre.

J'échangeai un regard avec Samuel, plongé en pleine perplexité, puis me levai. Quoi qu'il fut en train de se passer à l'Institut, je ne pouvais pas agir, mais Ismaël avait intérêt à se préparer à un sévère interrogatoire la prochaine fois que je le verrais. A condition qu'il ne fut pas arrivé une catastrophe, bien sûr.

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