Chapitre 24
Je m'écartai de la trajectoire du point rouge avec tant de vivacité qu'une passante me jeta un regard interloqué. Je l'ignorai : ma préoccupation principale n'était plus de faire preuve de discrétion, mais d'éviter que l'on me fasse sauter la cervelle.
Qui était le tireur ? Et où se positionnait-il ?
Je scrutai les alentours, les toits d'immeubles et les fenêtres pour tenter de le localiser, sans succès. Je me remis donc en route, les doigts serrés sur mon arme dans le fond de mon sac à main, mais alors que j'avais à peine fait dix pas, le point du laser réapparut sur le mur de l'autre côté de la rue. Soit le sniper était un abruti qui visait incroyablement mal, soit il ne cherchait finalement pas à me prendre pour cible.
En voyant le rond rouge se volatiliser puis se repositionner encore, deux fois de suite, je compris. C'était un code. Long, court, court... Du morse. La durée d'apparition du point correspondait à un signal. Cela pouvait sembler ingénieux mais je pestai intérieurement contre l'andouille qui utilisait ce moyen de communication. Et si un humain se rendait compte de la présence du laser du viseur d'une arme en pleine rue ? C'était de la folie pure, sans compter que cette méthode était démesurée pour me faire passer un message.
Les mâchoires serrées, je mémorisai les lettres ainsi produites. D. R. O. I. T. E. Clair comme de l'eau de roche.
Portable en main pour me donner un air naturel, je m'empressai de tourner à droite à l'angle de la rue suivante. Il ne faisait aucun doute que l'on voulait me conduire quelque part et l'identité de ce « on » n'était pas non plus un grand mystère. Stone avait fait sa part du boulot, à moi d'assurer, désormais. Cela dit, ce n'était pas le moment le plus propice pour un rendez-vous secret avec l'ennemi. Marx ne devrait rien soupçonner.
Je longeai une série de grosses maison – je ne me trouvais à coup sûr pas dans un quartier modeste – et épiai les environs à la recherche d'un indice. Je passai à proximité d'une cabine téléphonique qui se mit à sonner à ce moment précis, et m'y engouffrai. Je soulevai le combiné, sans rien dire. Qui, à part moi, pouvait être concerné par ce coup de fil ?
- Prenez la prochaine rue à gauche, m'intima une voix quelque peu étouffée, masculine et inconnue. Continuez jusqu'à la rue du Général Camou. The American Library. Ne traînez pas.
A l'autre bout, l'individu raccrocha.
Mon cœur se mit à cogner plus fort que d'ordinaire entre mes côtes. La situation était dangereuse car j'avais après tout refusé tout contact avec Niels depuis qu'il m'avait sauvé la vie. J'étais une menace pour son organisation. Il pouvait très bien décider de me tuer plutôt que de tenter de me rallier à sa cause. Tina Truffier et sa bande, les meurtriers de Tribal, travaillaient pour lui et ils s'en étaient pris à nous. Pourtant, Niels était ma seule option pour aider Amanda, et je ne pouvais pas reculer.
Je lissai le devant de ma robe, et sortis de la cabine, mon rythme cardiaque de nouveau régulier.
Cinq minutes plus tard, je pénétrai dans l'American Library, une bibliothèque fondée plus d'un siècle auparavant. L'intérieur me surprit d'ailleurs par sa modernité et sa chaleur. Une moquette gris anthracite recouvrait le sol, et les ouvrage étaient présentés sur des étagères de bois clair. Çà et là, des espaces de lecture s'ouvraient au moyen de fauteuils, de poufs et de tables basse le long des baies vitrées.
Je délaissai volontairement la salle de travail où des étudiants et des personnes plongées dans des recherches s'activaient, et m'engageai dans les allées. Je ne mis pas longtemps à traverser la pièce au silence passible, et stoppai net près des derniers fauteuils, disposés en cercle autour d'une table. Deux personnes se trouvaient déjà là.
- Monsieur Niels, dis-je à voix basse. Agent Maturet.
Albert Niels leva les yeux du livre en anglais posé sur ses genoux et m'adressa un signe de tête. Sa compagne, Madeleine Maturet – Maddie pour les intimes – retroussa les lèvres sur ses dents de devant. Au moins, elle ne feignait pas d'avoir changé d'avis sur mon compte depuis notre première rencontre. Sa jumelle, Annabelle, était nettement plus cordiale, mais je supposais que les choses auraient été beaucoup moins drôles si je n'avais pas hérité du dragon pour ce rendez-vous...
Je m'assis sur le dernier fauteuil libre et posai mon sac sur le sol, le visage fermé.
- Vous devriez apprendre la discrétion à vos hommes, Niels, grondai-je. Ce n'était pas prudent de me conduire de cette manière jusqu'à vous.
- Vous n'avez pas été suivie, j'espère ? rétorqua l'autre, sa peau mate brillant sous les lampadaires.
Je levai ouvertement les yeux au ciel. Il était plutôt culotté pour me soupçonner d'avoir manqué de vigilance, alors que ses méthodes pour me guider à l'American Library auraient pu éveiller le doute de n'importe quel humain un peu trop curieux. Je décidai cependant de ne pas répondre : je ne risquais pas d'être découverte par Marx pour perdre mon temps en propos stériles.
- Dites-nous donc ce qui vous a amenée à contacter les ennemis de votre chef, railla Maddie. Vous vouliez nous voir, c'est chose faite, non ?
- J'ai besoin que vous fassiez sortir quelqu'un de l'Institut, lâchai-je de but en blanc, après un coup d'œil circulaire.
Madeleine Maturet rejeta ses cheveux clairs en arrière et me dévisagea, impénétrable, mais Niels ne put cacher sa surprise. Son visage mi-humain, mi-GEN se plissa, et ses yeux sombres se rivèrent aux miens. Son apparence me sembla encore plus étrange que la première fois où je l'avais vu. Finalement, il n'appartenait ni à une espèce, ni à l'autre et cela le rendait plus singulier que je ne l'étais – du moins à mon sens. Même vêtu d'un simple jean et d'une chemise, les cheveux noirs lissés sur son crâne, il dénotait fortement dans l'espace de la bibliothèque.
- C'est très direct de votre part, constata le Revenant avec lenteur. Je croyais que vous ne désiriez plus œuvrer avec nous, et vous nous l'avez fait comprendre à plusieurs reprises.
- La situation a changé, affirmai-je. Et vos tentatives pour me faire retourner à la Fourmilière frôlaient le harcèlement.
- Je n'ai pas de moyens illimités à consacrer à vos problèmes personnels, mademoiselle Deveille, me coupa vivement Niels dont les globes oculaires manquèrent de sortir de ses orbites à la mention du nom de son quartier général. Il va falloir me donner davantage de détails et d'arguments. Rien ne me pousse à croire que ceci n'est pas un piège.
- Si elle essaye de te tuer, elle sera morte avant, grommela Madeleine, les mains serrées sur ses accoudoirs.
Je notai le tutoiement entre Albert Niels et la GEN, me fis intérieurement la remarque que si j'avais voulu tenter quelque chose, elle n'aurait pas été suffisamment rapide pour m'en empêcher, puis m'adossai plus confortablement dans le fauteuil. La bibliothèque était calme, mais je ne devais pas m'attarder.
- Cette personne doit quitter l'Institut le plus rapidement possible. Sa condition actuelle la met en danger, et pourrait s'avérer être un avantage supplémentaire pour les plans de Marx. C'est tout ce que je peux vous dire, le reste viendra quand vous l'aurez aidée. Quant aux « arguments » dont vous parlez, disons qu'une coopération au moins temporaire pourrait être envisagée entre votre organisation et moi-même.
- Une coopération ?
- Des renseignements, dans un premier temps, précisai-je. Sur à peu près tout ce que vous voudriez savoir. Les membres de la communauté, les moyens matériels, les plans à venir, et pourquoi pas, les secrets du directeur.
- C'est vrai, vous êtes le chien de compagnie d'Ulrich Marx, siffla Madeleine, les sourcils froncés.
- Un chien qui pourrait devenir la taupe la plus proche de votre adversaire que vous n'ayez jamais eu, agent Maturet, souris-je.
Si elle croyait m'offenser, c'était raté. Elle disait vrai, en quelque sorte, mais je me moquai éperdument de son avis.
Niels se racla la gorge et se pencha en avant, les mains jointes sur ses genoux.
- Un délai le plus court possible..., murmura le Revenant. Extraire un GEN de l'Institut est une chose que nous avons déjà faite, mais cela prend du temps.
- Je n'en ai pas à vous donner, Niels. Sans quoi il sera trop tard.
Le chef des rebelles soupira et se gratta la gorge. Je laissai le mystère planer sur Amanda pour sa sécurité, mais cela avait pour effet positif de piquer au vif la curiosité de Niels. Il était sans doute déjà en train de calculer les bénéfices pour lui s'il m'aidait. J'allais devoir travailler pour lui, en contrepartie.
- Nous devons réfléchir, mademoiselle Deveille, dit-il enfin. Il m'est impossible de vous donner réponse, surtout avec le peu d'éléments que vous nous avez fourni.
Je fourrai la main dans mon sac, ignorant Madeleine qui se raidissait et en ressortis deux choses. La première était un portable à clapet, un modèle largement dépassé, et l'autre, un morceau de papier découpé à la va-vite.
- Prenez rapidement une décision, lui enjoignis-je. Sinon je devrais agir sans vous, et je me moque bien des dommages collatéraux que cela pourrait causer. Si vous désirez me joindre, utilisez ce téléphone.
- Nous avons des systèmes de communication sécurisés, protesta Niels.
- En lesquels je n'ai pas confiance. Voilà mon numéro, ajoutai-je en déposant le papier sur le portable.
En réalité, je ne lui fournissais pas le numéro de mon téléphone personnel, mais celui d'un engin à carte prépayée et soigneusement amélioré par mes soins et une extension de P.I.A, l'ancienne intelligence artificielle dont je me servais quand je ne voulais pas que l'Institut connaisse mes faits et gestes.
- Et le deuxième numéro ? s'informa Niels qui contemplait le papier.
Je relevai la tête de mon sac à main pour croiser le regard dur de Madeleine. Elle n'intervenait pas mais devait visiblement se contenir. Lorsque je serais partie, j'étais sûre qu'elle essayerait de convaincre son chef de ne pas m'écouter.
- C'est la garantie de ma bonne foi, fis-je en me levant. Vos informaticiens sons certainement assez compétents pirater un compte bancaire, non ? Et sachez que Marx vient de rencontrer le président de la République en personne, Niels. Les choses vont se précipiter.
Mes deux interlocuteurs – ou plutôt mon unique interlocuteur et son garde du corps à l'amabilité toute relative – ne pipèrent mot. J'esquissai un sourire et rassemblai les brides de mon sac qui glissait de mon épaule.
- Encore une chose, Niels, lançai-je. Je risque de ne pas être disponible, au moins pour les prochaines vingt-quatre heures.
- Alors, qui répondra, si j'ai à vous parler ? interrogea le demi-GEN, le portable entre les mains.
- Un ami en qui j'ai confiance. Vous savez de qui il s'agit, vous l'avez déjà rencontré.
Je tournai le dos à la table basse et me dirigeai sans attendre vers la sortie. Quelques lecteurs m'observèrent mais leur attention s'arrêta là, et je me retrouvai bien vite dans les rues de Paris, m'éloignant à grandes enjambées de l'American Library.
Je dépassai une mère et sa poussette, traversai sur un passage piéton et repris la route menant à la Tour Eiffel, indifférente au paysage et à l'agitation de la capitale.
Niels avait eu beau insister sur la nécessité de prendre le temps de la réflexion, il ne me dupait pas. Il voulait m'avoir dans son camp, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, et au fond de lui, il avait déjà pris sa décision. Ce n'était plus qu'une question d'heures.
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