Chapitre 23
Éric Hubert, le président français, avait été élu deux ans auparavant, battant à plates coutures son adversaire de gauche. Il était marié, père de trois enfants en âge de quitter le domicile familial, et aucun scandale n'avait jamais rythmé sa carrière politique. C'était tout ce que je savais de l'homme que nous allions rencontrer, et j'étais d'avis qu'il était un peu trop clean pour que ce fut vrai... Non, sérieusement, quel homme politique n'avait jamais été entaché par une histoire de tromperie conjugale, des détournements de fonds ou quelque chose dans ce genre-là ? Ce n'était que mon avis, mais cette théorie se vérifiait assez souvent pour être presque considérée comme une vérité absolue.
Au bras de Marx, j'entrai donc dans la salle du restaurant, à la décoration dans le même esprit que les chambres, et me mis aussitôt à répertorier les entrées et sorties. Après cela, seulement, je posai les yeux sur notre futur interlocuteur, assis seul à une table dans un coin isolé de la pièce.
Le président français était grand, d'après la hauteur de son buste par rapport à la table, et avait un corps sec et nerveux. Vêtu d'un costume noir, sobre à la limite de l'austérité, il se tenait droit, les mains jointes devant lui dans une position de feinte décontraction. Lorsqu'il nous vit, il pivota légèrement sur son siège et j'étudiai rapidement ses traits aigus, accentués par des pommettes taillées à la serpe et ses cheveux gris fer, coupés court. Quant à ses yeux, de forme allongée et de couleur sombre, ils n'exprimaient rien d'autre qu'une détermination nuancée d'inquiétude.
- Monsieur le président, le salua mielleusement Marx.
- Monsieur Marx. Je n'ai pas le plaisir de connaître votre compagne.
Moi, la compagne du directeur ? Il me prenait pour sa maîtresse ou quoi ? C'était franchement écœurant ! Je refoulai une grimace et m'inclinai gracieusement, avec un sourire poli.
- Commandante Luna Deveille, monsieur. Monsieur Marx et moi travaillons ensemble.
- Je vois. Il donne les ordres et vous faites le sale boulot, cingla Hubert qui avait au moins le mérite de ne pas prendre de pincettes avec moi.
- Votre clairvoyance me sidère, m'amusai-je.
Marx eut un petit rire et tira une chaise, pendant que je prenais place à sa gauche. Un silence s'ensuivit durant lequel les deux hommes se jaugèrent, mais je restai en dehors de cet échange, trop occupée à vérifier qu'aucun garde du corps du président n'était trop en vue. Les termes de notre accord stipulaient bien que nul ne devait savoir que ce rendez-vous avait eu lieu.
- Bien, commença doucement le directeur. Merci d'avoir accepté une entrevue, monsieur le président. Je ne doute pas que nos affaires seront productives.
- Je sais qui vous êtes, attaqua immédiatement Hubert en se penchant en avant. Je ne suis pas assez stupide pour ignorer le danger que vous nous faites courir, à tous. Que voulez-vous, qu'on en finisse ?
Un serveur déboula d'un air empressé pour nous remettre le menu et nous conseiller le plat du jour, une pièce d'agneau au foie gras, coupant court à ce début d'échange houleux. Il ne tiqua même pas à la vue de son président, ce qui me permit de déduire qu'il ne l'avait pas reconnu. Marx commanda une bouteille de vin, et le serveur s'éloigna, nous laissant réfléchir.
- Et vous, monsieur, que voulez-vous ? interrogeai-je paisiblement, le menu ouvert devant moi.
- La paix et la sécurité des personnes dont je suis responsable, commandante. Cela va de soi, non ?
L'humain se rencogna dans son siège, son regard allant de Marx à moi avec colère. A cet instant précis, il devait se demander pourquoi les lourds secrets de ses prédécesseurs avaient dû sortir du puits lors de son mandat.
- Nous aimerions discuter, et vous exposer quelques idées, monsieur le président, intervint Marx. Pour notre bien à tous, évidemment.
- Evidemment, ricana Hubert. Allez-y, parlez.
- Puisque vous savez qui nous sommes, inutile de vous exposer en détail comment notre existence a été rendu possible, n'est-ce pas ? La science, et l'évolution, voilà tout ce qu'il convient de savoir.
Je reposai le menu. C'était à Marx, d'obtenir ce qu'il voulait, et non à moi. J'étais davantage là pour sa sécurité, et pour impressionner notre interlocuteur que pour autre chose, et le savais très bien.
- Les GEN, ou les Améliorés, comme vous dites, sont l'avenir de l'espèce humaine, reprit le directeur en lissant son costume. Nous ne demandons rien d'impossible, monsieur le président, si ce n'est d'avoir la place qui nous revient de droit.
- Rien que ça.
- Oui. Vos concitoyens doivent se rendre à cette évidence et coopérer. C'est là ma demande, monsieur.
- Et qu'attendez-vous de moi ? jeta l'autre, blême. Je ne peux pas décemment annoncer à la population que des mutants cherchent à nous envahir et que nous devons éviter de leur résister ! Les français attendent de moi que j'assure leur sécurité, ils ne se laisseraient pas berner ainsi !
Je me raclai la gorge pour signaler l'arrivée du serveur, téléphone en main pour enregistrer la commande. Il avait l'air mal à l'aise, comme s'il sentait que quelque chose ne tournait pas rond, et reportait sans cesse son regard sur moi.
- Messieurs, madame, dit-il, vous avez choisi ?
- Tout à fait, sourit Marx, détendu comme d'ordinaire. J'aimerais goûter votre poêlée de Saint-Jacques.
- Et pour moi, ce sera la soupe de poisson, parvint à articuler Hubert.
- Pour moi aussi, ajoutai-je.
- C'est noté. Je reviens tout de suite avec vos plats.
Le serveur s'éloigna rapidement vers une autre table, où une petite poignée de clients venaient de s'installer.
Je sentis alors que le président me fixait et lui rendis la pareille, le visage proprement inexpressif. Il m'affronta avec défi, luttant contre l'envie de fuir qui devait le saisir aux tripes. J'éprouvai de la compassion pour lui. Marx avait tenu à ce que je sois présente pour intimider le président, mais celui-ci était déjà suffisamment conscient du danger qui grondait et n'avait pas besoin d'avoir encore plus peur. Cependant, je devinai chez un caractère fort et droit. Il prendrait la décision qui s'imposerait et l'assumerait de son mieux. La pauvre homme...
Marx servit le vin avant de reprendre la conversation comme si nous n'avions pas été interrompus. Je posai les mains de chaque côté de mon assiette et observai en silence, après qu'Hubert eut détourné la tête en direction du GEN replet.
- Vous avez raison, monsieur le président, vous ne pouvez pas agir ainsi. Personne ne vous suivrait, vous passeriez pour un fou dangereux, et cela n'arrangerait pas nos affaires. Cela dit, la communauté GEN et moi-même préparons le terrain depuis des années, et les humains sont presque prêts à réaliser notre existence.
- Vous avez préparé le terrain ? siffla Hubert, ironique. Ah, oui, c'est vrai. Des attentats, des vols, des meurtres, des destructions massives de lieux culturels et symboliques. Je vois de quoi vous voulez parler.
- Dans ce cas, nous nous comprenons, cher ami. Vous n'avez qu'à laisser le cours des choses se dérouler, et ensuite, vous pourrez appeler vos humains à se soumettre à nous. Quand ils auront sombré dans la terreur.
- Vous délirez.
- Non, voyons, non ! s'exclama Marx. De quoi vous plaignez vous ? Nous allons vous donner les moyens de ne pas passer pour un imbécile lorsque vous annoncerez la nouvelle à vos humains ! Pour l'heure, vous n'avez rien à faire, monsieur le président, mais les prochains jours vous donneront matière à organiser une allocution télévisée, et à inviter vos concitoyens à nous suivre. C'est aussi simple que cela.
Je me laissai aller sur ma chaise, quelque peu ennuyée par ces longs discours. Marx jouait avec Hubert comme un chat sadique avec sa proie. C'était malsain, mais j'étais habituée à ce genre de méthodes pour en faire moi-même usage.
- Que comptez-vous faire ? insista sèchement le président. Qu'allez-vous attaquer ?
- Je ne peux pas vous donner les détails, malheureusement. Ce ne serait pas du jeu, n'est-ce pas ? Mais pour l'instant, monsieur le président, je vous laisse la bride sur le cou. Réagissez et protégez les vôtres comme il se doit. Le peuple français doit prendre en considération l'ampleur de la menace.
J'avalai ma salive, dégoûtée rien qu'à l'idée de ce qui se préparait. Je connaissais le plan sur le bout des doigts. Marx ne disait pas le fond des choses à Hubert, mais il allait s'en prendre à ce qui ferait le plus mal aux humains, à ce qui le pousserait le plus à s'incliner devant les GEN.
Les enfants.
Un projet digne d'un malade mental, d'un psychopathe de haut niveau. Que j'allais aider, bien évidemment.
Hubert expira longuement. Il s'essuya la commissure des lèvres bien qu'il n'eut rien mangé. Il devait se poser un paquet de questions sur cet entretien, qui, finalement, ne lui donnait aucun ordre à suivre, et l'invitait à se conduire comme il l'aurait fait sans rencontrer Marx. Quel était le piège ? A quoi cela rimait-il ? Devait-il, pour contrarier les GEN, aller dans le sens inverse de ses actions habituelles ?
Le président se leva, sa chaise raclant bruyamment le sol. Marx lui adressa un sourire condescendant et se mit à son tour debout pour lui serrer la main, ce que l'autre fit avec un air nauséeux.
- Vous nous quittez déjà ? s'enquit mielleusement le GEN replet.
- Je n'ai plus rien à vous dire, et je n'ai pas une journée entière à vous consacrer, monsieur Marx. J'en ai bien assez entendu.
- Nous nous reverrons très vite, conclut aimablement Marx.
Éric Hubert pivota sur ses talons et quitta la salle avec empressement. Un homme en noir le rejoignit immédiatement pour l'escorter, et ils disparurent par la porte, sans plus attendre. Je récupérai alors mon sac à main, et me préparai à les suivre.
- Où allez-vous, agent Deveille ?
- Vérifier que notre nouvel ami n'a pas laissé son personnel autour de l'hôtel pour vous espionner, monsieur. Je ne serais pas longue, mais je vous laisse mon entrée.
Je me levai donc et traversai d'un pas tranquille la salle de restaurant, comme si je me rendais aux toilettes pour me refaire une beauté. Juste avant de franchir le seuil de la porte, je vis Marx attaquer son repas avec appétit et réprimai une grimace. Il mangeait avec l'enthousiasme d'une personne qui ayant obtenu exactement ce qu'elle voulait.
J'émergeai à l'air libre, un air étouffant qui caractérisait ces dernières semaines et saisissait d'autant plus que je m'étais vaguement acclimatée à la climatisation de l'hôtel. Je fis quelques pas sur le trottoir, laissant courir mes yeux autour de moi, sans trouver de trace du président ou de ses gardes du corps. Il était parti, visiblement sans prendre le risque de laisser quelqu'un en surveillance. Cela voulait dire qu'il savait vraiment qui nous étions, et ce que nous étions capable de faire.
La Tour Eiffel surplombait le bâtiment du Pullman et j'admirai un instant sa haute silhouette de fer, puis décidai de me mettre en marche, et de faire un rapide tour du quartier. Je tournai à l'angle de la rue sans cesser de noter chaque personne et chaque véhicule dans la zone. Je n'étais pas franchement pressée de retourner déjeuner avec le directeur, dans la mesure où il allait me parler de nos projets futurs dont je connaissais déjà la nature, et s'auto-féliciter d'avoir contacté le président.
Soudain, un éclat de lumière sur ma gauche attira mon attention et je ralentis. Un feu ayant changé de couleur ? Un portable exposé au soleil ? Je crus qu'il n'y avait rien de suspect, et que mes sens exacerbés me rendaient un peu parano, et redressai la tête pour regarder droit devant moi. Ce fut là que je le remarquai, clairement visible sur la façade de pierres d'une immense maison à balcons en fer forgé entourée d'un jardinet qui longeait la rue empruntée.
Un point de laser rouge.
Un sniper était positionné juste au-dessus de moi.
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