Chapitre 21


J'émergeai à l'air libre avec un soulagement palpable. Barbie avait encore tenté de m'intercepter à mon retour dans le labo, mais je l'avais superbement ignorée, ne me sentant pas capable de supporter sa bêtise et ses remarques à deux balles.

Je m'adossai donc au mur de béton de la bâtisse et extirpai mon portable de ma poche, histoire de rédiger un SMS à Amanda. Je pris presque dix minutes pour cela, car je ne voulais pas paraître trop brutale après ce que je lui avais annoncé. Une vraie amie serait restée près d'elle à la consoler, mais je n'avais pas ce luxe. Une telle faiblesse de ma part aurait semblé suspecte aux yeux de Marx, et aurait aussi pu nuire à la GEN Noire. J'indiquai à mon amie que Geb était malade – sans les détails – et glissa un mot ou deux à propos d'Ismaël. Avec sa manie de réconcilier tout le monde, je ne doutais pas qu'elle s'intéresserait à l'affaire, et garderait ainsi ses pensées tournées vers autre chose que sa propre situation. Je conclus le message en m'excusant de ne pouvoir rester, et appuyai sur la touche « envoyer ».

Je me dirigeai ensuite vers le garage pour y récupérer ma voiture tout en respirant l'air tiède avec bonheur. Il était presque vingt-deux heures mais la chaleur ne diminuait pas, en dépit de l'absence de soleil. La journée avait été longue, mais ce n'était pas terminé.

Au volant de la Golf d'Allan – je l'appelais toujours ainsi alors que je la conduisais encore plus souvent que mon ex-mentor – je franchis le portail de l'Institut et me lançai sur le chemin de terre. Dès que j'eus rejoint la route goudronnée, je m'adressai à l'intelligence artificielle :

- N.I.A, contacte le directeur Marx pour moi, et dis-lui que je quitte l'Institut à l'instant. J'arriverais dans la nuit. Demande-lui si je dois passer immédiatement à son hôtel où si cela peut attendre demain.

- Bien, agent Deveille.

J'aurais pu téléphoner moi-même à Marx, mais N.I.A me donnerait réponse très vite, et je n'avais pas envie de parler au GEN replet, les nerfs encore à vif après avoir vu Geb et parlé à Amanda.

Je posai les deux mains sur le volant et accélérai.


***


Philippe toqua à la porte, les doigts tremblants. Ses yeux brûlants de fatigue se posèrent sur les tâches de crasse et de sang qui les maculaient, mais il n'éprouva que du vide à leur vue. Tout s'était passé si vite, et en même temps, il avait l'impression de cavaler depuis des mois...

Le battant pivota et l'homme laissa échapper un soupir à peine contenu.

- Isaac...

- Papa ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

Oui, que faisait-il, debout sur le perron de la petite maison de son fils, décorée de jardinières de géraniums, les vêtements souillés et le visage si pâle qu'on aurait dit un mort ?

Philippe déglutit, le cœur battant.

- Isaac, je suis désolé. Je... Nous avons besoin d'aide.

- Qu'est-ce qui se passe, papa ? Tu as eu un accident ?

A trente-huit ans, Isaac était son fils unique et lui ressemblait beaucoup. Brun – Philippe l'avait été avant que ses cheveux blancs n'apparaissent – il avait la même carrure que lui et son menton un peu aplati. En revanche, il possédait les yeux sombres de sa mère, une femme qui n'avait fait que passer dans la vie de Philippe avant de se séparer de lui et de disparaître à la Réunion.

- C'est compliqué, murmura lentement le père. Est-ce qu'on peut entrer ?

- Qui ça « on » ? interrogea Isaac, qui écartait pourtant le battant.

Son regard tomba sur la voiture, à la carrosserie arrachée sur un côté, et sur la silhouette aux cheveux roux et courts, assise côté passager. Il se figea, les traits contractés par la colère.

- Qu'est-ce qu'elle fait avec toi ? cingla-t-il. Je croyais que tu n'avais plus de contact avec elle.

- Isaac, s'il te plaît. Elle est blessée. Nous ne resterons pas.

Philippe fut parcouru d'un frisson glacé. Il n'avait nul par où aller, et si son propre fils lui claquait la porte au nez...

- C'est bon, lâcha sèchement l'autre. Vas la chercher.

Philippe ne le remercia pas : il n'en eut pas le temps car Isaac s'était déjà retranché chez lui, et se précipita aussi vite que lui permettait sa cheville foulée vers la voiture. Il ouvrit la portière qui ne tenait plus sur ses gonds que par miracle et souleva sans attendre Marwa, qui se vidait de son sang depuis deux bonnes heures sur le siège. Il fit volte-face et retourna en courant presque jusqu'à l'entrée de la maison de son fils, souhaitant par-dessus-tout ne pas avoir été repéré par le voisinage.

Il pénétra dans le vestibule de la petite maison, et marcha droit au salon, pièce de taille modeste mais très lumineuse. Isaac se tenait là, immobile près de la porte-fenêtre, les traits fermés. Son expression s'adoucit légèrement à la vue de la femme inconsciente dans les bras de son père, et se teinta aussi de peur.

- Mets-la sur le canapé, dit-il d'une voix sourde, et explique-moi ce qui vous est arrivé.

- C'est une longue histoire, fils. On a été poursuivis.

Philippe refoula sa fatigue et retroussa le haut de Marwa de ses doigts malhabiles. Apparemment, Isaac ne comptait pas venir à son aide, mais son père ignorait si c'était par rancœur ou par crainte de ce qui l'avait conduit chez lui. Une énorme balafre barrait l'abdomen de la GEN, et du sang en suintait un peu.

- Papa, qu'est-ce qui s'est passé ? souffla Isaac, pétrifié devant la plaie. Elle ne devrait pas être ici, mais auprès d'un médecin.

- Ça va cicatriser. Il faut juste qu'elle se repose.

Philippe se passa une main sur le visage. Pour avoir vu la folle rousse vider les tripes de sa compagne sur le sol lorsqu'elles s'étaient affrontées, dans cette station essence, il trouvait l'aspect de la blessure assez rassurant.

- Qu'elle se repose ? ricana bruyamment son fils. C'est de sa faute, si vous êtes en danger, j'en suis sûr ! Encore une putain d'histoire avec des putains de mutants !

- Ne me parle pas sur ce ton, gronda Philippe. Tu ne sais pas ce qui s'est passé !

- Non, je ne sais pas, puisque tu refuses de me le dire ! Mais comment pourrait-il en être autrement, hein ? Il y a vingt ans, quand elle a disparu sans prévenir, ce n'était pas sa faute peut-être ? Et quand nous avons dû fuir, déménager et changer de nom, non plus ?

Les deux hommes de défièrent du regard. Philippe se sentit impuissant devant tant de colère, une colère qui remontait à l'époque où lui, Marwa et Isaac formaient une famille. Mais tout cela n'existait plus, car la GEN avait dû les quitter, abandonnant le fils adoptif qu'elle avait élevé pendant près de dix ans.

- C'était pour te protéger, Isaac, assura fermement le père. Nous protéger tous les deux. Elle n'a jamais voulu ça.

Isaac se détourna, furieux. Il inspira à plusieurs reprises pour se calmer.

- Marwa avait mis en place un plan pour revenir vivre avec nous, reprit plus doucement Philippe. Mais l'homme, ou plutôt le mutant pour lequel elle travaillait l'a appris, et a envoyé une tueuse sur sa trace. C'est elle qui lui a fait ça. Cela fait des jours qu'on fuit.

- Elle n'aurait pas dû t'impliquer. Cette femme, qui vous cherche... Va-t-elle venir ici ? Si elle connaît ton existence, elle sait aussi que tu as un fils, non ?

- Je ne sais pas. Elle a dû étudier le dossier de Marwa, alors c'est possible. Mais nous avons vérifié, et ton adresse actuelle n'est pas dedans. Jusqu'à ce que ses semblables découvrent que la famille avec laquelle elle avait vécu dans le monde des humains n'avait pas été éliminée comme le voulait la procédure, nous étions morts à leurs yeux, et ils ont cessé de nous surveiller.

L'homme marqua une pause, observant le visage de son fils. Il songea que celui-ci, s'il n'avait pas l'air ravi de voir Marwa dans son salon, ne prenait pas si mal les nouvelles. Il en savait suffisamment sur les GEN pour assimiler tout cela.

- Si tu le souhaite, nous allons repartir tout de suite, ajouta Philippe, las. J'aurais juste besoin de vêtements, et de quelques pansements pour la soi...

- Stéphanie et les filles ne sont pas là pour le week-end, coupa brusquement Isaac. Elles dorment chez des amis qui ont un chalet dans les Alpes, mais je n'ai pas pu y aller à cause de mon travail. Tu n'as qu'à installer Marwa dans la chambre du fond.

Isaac soupira profondément, puis s'approcha de la GEN évanouie. Sa respiration était régulière, mais pour être tombée dans l'inconscience, elle devait avoir été sacrément amochée. Il faudrait plusieurs heures avant qu'elle ne cicatrise totalement.

- Quand elle se sera réveillée, je voudrais lui parler, dit-il. On a des choses à se dire, depuis le temps.

Sur ces mots, il se dirigea vers la porte de la cuisine.

- Je vais faire quelque chose à manger. Il n'y a pas grand-chose dans le frigo quand Steph n'est pas là, mais je devrais y arriver.

Philippe rit doucement et fut certain de voir un sourire sur le visage de son fils quand celui-ci se retourna dans sa direction, mais il reprit vite son sérieux.

Il était venu au seul endroit qu'il connaissait pour mettre Marwa en lieu sûr, mais il le regrettait déjà. Le danger grondait derrière eux, et il espérait juste ne pas l'avoir guidé jusqu'à Isaac et sa famille.

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