Chapitre 16


Ulrich Marx projetait de se servir rapidement des Déformés.

C'était évident, sans quoi il n'aurait jamais souhaité que je quitte l'Armée Noire pour que je vienne approuver son projet aussi vite. Le tout, c'était de savoir quand, et pourquoi. Rien de tel qu'un beau petit massacre perpétré par l'un de ces fous-furieux dans une école pour calmer la rébellion, non ?

Je secouai la tête, tant agacée par les plans secrets du directeur que par la manière dont Irina Malcolm m'avait expédiée à l'étage. Qu'est-ce qu'elle préparait encore ?

J'abandonnai Yasmine et ses malheureux congénères et empruntai l'ascenseur qui ne mit qu'une poignée de secondes à rouvrir le battant sur un couloir tout à fait similaire au premier, à ceci près qu'il était agrémenté de vraies portes et non de cellules. Je me portai en avant, bien décidée à inspecter l'endroit aussi vite que possible. Toutefois, je n'eus pas à avancer beaucoup pour percevoir une respiration et des battements de cœurs dans la deuxième pièce – les autres n'étant que des chambres médicalisées vides. Je la poussai sans frapper et m'immobilisai sur le seuil.

Sur le moment, je ne reconnus pas Victoire, adossée à ses oreillers, qui me rendait mon regard.

La peau cireuse et tendue sur les pommettes, les cheveux ternes et pendants, et les yeux cernés de bleu, mon ancienne amie gisait-là, affalée comme si on l'avait privée de ses forces. Elle fit l'effort de se redresser à mon entrée, méconnaissable, et eut un pauvre sourire. Lorsqu'elle remua, je remarquai la perfusion reliée à son bras.

- Salut, Luna.

- Salut Vic.

Je n'ajoutai rien, trop occupée à détailler son apparence maladive, usée. Victoire n'avait plus rien d'une GEN, vieillie et abîmée pour je-ne-savais quelle raison. Passée la surprise de la trouver ainsi, je n'éprouvai rien, pas même une once de pitié, car une voix au fond de mon esprit me soufflait qu'elle était la première responsable de son état.

- Je n'étais pas sûre que tu accepterais de me voir, ajouta-t-elle lentement.

- Je n'ai pas eu le choix. Qu'est-ce qui t'arrive ?

Victoire jeta un coup d'œil à son matelas, un peu comme si elle évaluait la place disponible au cas où j'aurais désiré m'asseoir, mais je n'en avais nullement l'intention.

- Est-ce que tu peux me servir un verre d'eau ? demanda alors la GEN rousse.

- Non, répliquai-je. Je ne suis pas venue au chevet d'un malade à plaindre, je suis ici parce que le docteur Malcolm et probablement le directeur, le veulent. Dis-moi ce que je fais ici, et je m'en irai.

Je croisai les bras sur ma poitrine, le regard inflexible et attendis. Elle finit par remonter ses genoux sous son menton, les membres tremblants.

- Je voulais te mettre au courant pour le nouveau programme auquel je participe. On m'injecte un sérum spécial à deuxième phase d'action.

- Je ne vois pas en quoi ça me regarde, ni pourquoi ça devrait m'intéresser.

- Le docteur Malcolm m'a transférée ici parce qu'elle travaille beaucoup plus aux Laboratoires depuis quelques semaines, et qu'il ne s'agit que d'une expérimentation dont personne ne doit être au courant pour le moment, poursuivit Victoire sans me prêter attention.

- Je suppose que ce sérum a pour but de t'améliorer encore, puisque que tu considères ne pas être à la hauteur. Pour quelqu'un qui n'a eu de cesse d'encenser Marx depuis notre arrivée, tu n'étais finalement pas si satisfaite que ça, hein ?

Cette conversation était ridicule. Nous ne nous adressions plus la parole, et elle avait choisi depuis longtemps une voie que je me refusais à prendre. Elle avait quelque chose de bien précis en tête en me parlant ainsi, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Peu dupe, j'embrayai :

- Qu'est-ce que tu as promis, en échange de cela ?

- Je ne comprends pas.

- Ne me prends pas pour une idiote, Victoire. Nous savons toutes les deux ce qu'il en est. Les GEN existent pour servir la communauté, et non pour geindre à propos de leurs petits problèmes personnels. Si tu as obtenu que l'on règle les tiens, c'est en échange de quelque chose.

- Je...

Victoire se tut, et baissa les yeux. Ses cheveux filasse masquèrent un instant son expression, mais j'attendis, imperturbable.

- Je dois observer, dit-elle enfin. Rapporter les faits et gestes des personnes qui m'entourent, dénicher les traîtres.

- Si tu veux mon avis, tu devrais changer de job. Quand tu cherches quelque chose, on te voit venir de loin, ironisai-je. Tu étais plus douée pour fouiller dans la merde des autres quand nous étions au lycée, je crois.

- Je ne plaisante pas, Luna. Et il m'a demandé de faire particulièrement attention à toi, et à tes amis. Allan, Samuel, Tribal.

Le pire, c'est que sa révélation ne me surpris pas. J'étais bien consciente d'être testée de manière presque permanente. Marx ne pouvait se permettre de douter de l'un de ses collaborateurs, mais s'il comptait vraiment sur Victoire pour trouver les insubordonnés, c'était plutôt mal parti. Cependant, mon estomac se serra à la pensée que mon ancienne meilleure amie était devenue pour moi et mes projets secrets aussi dangereuse que la peste au moyen-âge.

- Tribal est mort, grondai-je brusquement. Il ne devrait pas faire de faux pas, de là où il est.

- Ce que j'essaye de te dire, c'est de faire attention à toi. Tu n'es pas libre de tes mouvements.

- Victoire, seuls ceux qui ont des choses à cacher se sentent restreints dans leurs possibilités.

J'agitai la tête, désabusée. Ses propos ne rimaient à rien. Elle disait probablement vrai, mais pourquoi me faire ce genre de confidence ? J'allais m'en aller, lassée par ce manège, mais elle tendit le bras en avant, repoussant la couette.

- Attends ! Luna ! Je..., écoute, je me suis trompée. J'ai eu tort.

- A quel jeu tu joues, Vic ? cinglai-je, peu disposée à entrer encore une fois dans sa danse.

Elle était certes mal en point, mais le reste n'était qu'une comédie, pathétiquement orchestrée. Je déjà voyais venir la suite, qui ne manqua pas.

- Je ne veux plus de tout ça, murmura-t-elle. Les injections me rendent malade, si cela continue, je vais mourir, je le sens. Il faut que... Enfin, tu es la seule à pouvoir m'aider, Luna. Tu voulais partir, non ? Tu as déjà essayé ! Je veux sortir de là, et toi seule est capable de fuir l'Institut, je le sais. S'il te plait.

La fin de sa phrase se mua en couinement hystérique qui sonna tellement faux que j'eus l'envie dévorante de lui mettre une bonne paire de claque pour lui faire arrêter son cirque. Je serrai les dents, refoulant ma colère, et lui tournai le dos. Parvenue à la porte, je pivotai à demi vers elle, le regard froid :

- Je ne peux rien pour toi, Victoire.

Et je sortis. Je ne m'attardai pas, peu désireuse de l'entendre m'appeler d'une voix suppliante, et repris calmement le chemin de la cabine d'ascenseur. Victoire avait voulu me tendre un piège si grossier qu'un humain aurait fait mieux qu'elle. C'était totalement incompréhensible.

Sa chambre était criblée de caméras, de d'au moins un micro, et elle le savait aussi bien que moi. Comment avait-elle pu penser me berner, me faire gober ses salades ? Ne restait que deux options : soit elle avait tenté de me soutirer des informations pour me décrédibiliser aux yeux de Marx, soit Marx lui-même s'était servi d'elle pour me tenir à l'œil. Je ne doutais pas qu'il épiait mes fais et gestes, mais je n'étais pas assez stupide pour tomber dans le panneau. Ou alors, Victoire débloquait totalement à cause du sérum qui lui rongeait la cervelle, et je n'avais pas à me préoccuper de ce qui venait de se passer...

Le docteur Malcolm s'était remise à la tâche et commandait à son armée de robots d'aller préparer une salle pour les tests sur les Soldats Noirs au moment où je la rejoignis. Elle haussa les sourcils :

- Que voulait l'agent Robilland ? Elle a beaucoup insisté pour vous voir.

- Je ne sais pas trop. Se peut-il que son traitement ait des répercussions intellectuelles, docteur ?

- Comment cela ? A-t-elle tenu de propos incohérents ?

La doctoresse retira sa blouse et s'adossa à sa table de travail. Elle devait être sur le point de rejoindre sa chambre, car tout le matériel était rangé. Dans la cour, plus aucun mouvement n'était perceptible.

- On peut dire ça, oui, admis-je. Elle m'a dit regretter d'être une GEN et vouloir s'enfuir d'ici, avec mon aide, qui plus est.

Je relatai honnêtement ce que j'avais entendu, non par souci de ne rien cacher au bras droit de Marx, mais pour étudier sa réaction. Mortifiée, Irina pinça les lèvres.

- Je pratiquerai des examens plus poussés demain. Il se peut que ce sujet ait atteint sa limite d'acceptation du sérum. Elle a subi sa cinquième injection il y a deux jours, c'est peut-être le contrecoup.

- Depuis combien de temps suit-elle le protocole ?

- Neuf mois environ. Il faut procéder avec lenteur. Le dosage est difficile à déterminer, et l'organisme est très éprouvé par ces micro-mutations à répétition, soupira la GEN. Vous avez dû le constater, mais ses capacités de régénération cellulaire ne réapparaissent pas tout de suite, ce qui la rend vulnérable pendant quelques jours.

Nous nous regardâmes un instant dans les yeux. Irina sous-entendait que le programme suivi par Victoire pouvait la tuer, et cela ne lui posait pas de problèmes. Elle mourrait pour la science, comme des centaines d'autres avant elle. Je m'efforçai de tenir toute émotion à distance :

- Qui d'autre suit ce traitement expérimental ?

- Personne. Le directeur m'a demandé de garder tout ceci secret, et je compte sur vous pour en faire de même. Nous ne voulons pas qu'une armada de GEN médiocres se précipitent aux Laboratoires pour recevoir les mêmes injections. Une fois le protocole solidement établit, nous pourrons améliorer ceux qui en ont besoin.

- Vous visez toujours l'objectif de recréer quelqu'un comme moi ?

Irina Malcolm se renfrogna brièvement, une moue maussade sur le visage, puis une expression froide se peignit sur ses traits parfaits. Je retins un sourire en saisissant que j'avais touché un point sensible de son ego : son incapacité à résoudre et à reproduire le mystère de mon existence, c'est-à-dire celle d'un être si exceptionnellement mutant sans la folie des Déformés.

- Je crains que ce ne soit qu'une chimère, pour le moment, siffla-t-elle. Mais la race des GEN pourra toujours être perfectionnée. C'est notre but ultime. Si cela ne vous dérange pas, j'ai du travail dans mon bureau. J'ai une chambre, au troisième.

- J'allais partir, rétorquai-je. Je rentre à l'Institut, et j'emmène Rick avec moi pour le Jour de l'Arène.

- Quelques agents et des collègues seront arriveront demain pour m'assister dans les tests, je devrais m'en sortir d'ici-là. Une dernière chose, agent Deveille.

- Oui ?

- Votre ami Geb a été enfermé à l'étage des Déformés, pendant votre absence.

Je me tus, incapable de prononcer un mot. Geb ?

- Pourquoi ? articulai-je.

- Des crises inexpliquées. Des pertes de contrôle. Je travaillerai sur son cas en revenant à l'Institut, d'ici quelques temps. Il est dangereux et a failli tuer l'informaticien qui traîne toujours avec lui. Je pense qu'un cercle générateur d'ondes sommeils devrait l'aider, j'ai transmis des consignes à mon assistant, le docteur Girond.

- Merci de m'avoir tenue au courant.

- Le directeur tenait à ce que vous sachiez, dans la mesure où des dispositifs spécifiques seront mis en œuvre du fait de l'importance de ce jeune homme.

Je restai interdite, et la doctoresse lissa sa chemise. Elle poussa un soupir impressionnant.

- C'est le fils du directeur, agent Deveille.

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