Chapitre 13


Ulrich Marx acheva de verse le thé dans sa tasse d'une main ferme et y ajouta un demi-sucre. C'était, selon lui, la quantité suffisante pour rehausser les arômes de la boisson sans les dénaturer. Puis, avec une lenteur méthodique, il remua du bout de sa cuillère.

- Alors dites-moi, ma chère, comment se porte notre ami commun, le premier ministre britannique ?

La GEN assise en face de lui, sur l'un des fauteuils du salon de sa suite, rejeta ses longues mèches rousses délicatement bouclées en arrière et lui répondit avec un subtil accent trahissant ses origines écossaises.

- A merveilles, monsieur. Sa carrière politique se déroule on ne peut mieux, et il est désormais rassuré quant à la santé de sa sœur... Il ne connait pas les détails de sa guérison, évidement, mais je lui ai assuré qu'elle pourrait vite venir le voir.

- Fort bien. Le docteur Malcolm vous tiendra au courant.

Marx de laissa aller en arrière pour s'installer confortablement, puis étudia les traits parsemés de taches de rousseur de Janet O'Leary. Ses yeux verts perçants lui rendirent son regard et il sourit. A trente-six ans – bien qu'elle n'en parût guère plus de vingt – Janet O'Leary était l'une des rares GEN transformées sur la base du volontariat depuis les années 2000. Sortie d'un foyer pour jeunes délinquants par les équipes de Marx lors d'une Chasse effectuée à l'étranger, elle avait toujours témoigné à l'Institut une loyauté indéfectible, et ses talents étaient nombreux. En la laissant intégrer la mission d'infiltration à la vie humaine, sept ans auparavant, Marx avait perdu une redoutable combattante, une tueuse sans merci, mais gagné en retour une informatrice précieuse, proche du gouvernement britannique qui plus est.

- Comme vous devez vous en douter, reprit le directeur, je ne vous ai pas demandé de traverser la Manche juste pour prendre de vos nouvelles, ma chère. J'ai une mission importante à vous confier.

- Je vous écoute, monsieur.

- Il s'agit d'un problème délicat, et je compte donc sur votre entière discrétion. L'un de nos agents s'est volatilisé dans la nature.

Marx but une gorgée de thé, masquant de son mieux la contrariété qui le saisissait quand il songeait à cette affaire. Lorsqu'un GEN disparaissait sans prévenir, c'était soit une trahison, soit une intervention inopinée de ses ennemis, les Revenants, et aucune de ces options ne le ravissait. Il se décida malgré tout à donner plus de détails :

- L'agent en question est Marwa Sylva, que vous avez connu avant de quitter l'Institut. Une proche amie de l'agent Vallet avec qui vous avez été formée.

- Je me souviens d'elle, opina doucement Janet.

- Elle a demandé à intégrer la mission d'infiltration à la vie humaine il y a environ dix mois, ce que je lui ai bien évidemment accordé. Une Elite, ayant formé plusieurs élèves ces dernières années, irréprochable en mission... La candidate idéale.

- Où s'est-elle installée ?

- A Toronto.

- A-t-elle suivi le protocole ?

Janet O'Leary s'était penchée en avant, déjà en pleine étude des hypothèses potentielles. Du temps de sa formation à l'Institut, elle était réputée pour ses dons de pisteuse. Marx l'avait donc rappelée, car Rick, excellent traqueur lui-aussi, était accaparé par les recrues de l'Armée Noire, et qu'il ne pouvait se permettre d'éloigner Luna Deveille de ses fonctions de commandante pendant un temps indéterminé. A cette pensée, le directeur consulta sa montre. A présent que Notre-Dame avait été incendiée, l'Ange Noir n'allait pas tarder à refaire surface. Il se reconcentra rapidement sur son interlocutrice.

- Oui, elle l'a suivi à la lettre, Marwa est une femme méthodique. Elle avait trouvé un emploi dans une pharmacie et s'était inscrite dans une salle de sport il y a quelques semaines. Nous recevions ses rapports hebdomadaires, comme stipulé dans la démarche à suivre pendant la première année d'infiltration.

- Des contacts avec les humains ?

- Ses collègues seulement. C'est justement l'une des pharmaciennes qui l'a incitée à essayer la salle de sport, elles suivaient un cours de gym ensemble.

Janet ne dit rien, réfléchissant en silence.

- Je ne pensais pas qu'elle attirerait l'attention des humains, ajouta Marx. Son âge très avancé pour une GEN lui donne un physique de cinquantenaire soignée, mais elle ne possède plus tout à fait la perfection d'une GEN plus jeune. Dans le cas présent, c'était une très bonne chose pour se fondre dans la masse.

- Sans doute. Vous ignorez donc tout des circonstances de sa disparition ?

- Malheureusement, oui. Le week-end dernier, l'agent Sylva n'a pas fait de rapport mais s'est connecté au serveur sécurisé de son ordinateur, mais ce samedi, elle n'en a rien fait. On peut donc supposer que quelque chose s'est passé dans l'intervalle. J'ai demandé à un agent infiltré à Montréal de se déplacer pour vérifier son domicile, ce qui n'est pas très conventionnel, mais elle n'y était pas. Pas de trace de lutte et rien ne semble manquer.

Janet O'Leary pinça les lèvres et glissa les doigts dans ses cheveux pour les démêler d'un geste machinal. Ses yeux émeraude scintillèrent quand elle s'adressa à Marx.

- Vous désirez que je me rende sur place, et que je la retrouve, déduisit-elle. Vous savez qu'elle pourrait avoir volontairement disparu.

- Peut-être, s'agaça le GEN. Mais il peut aussi s'agir d'une manœuvre ennemie. Marwa Sylva aurait-elle attendu soixante ans pour fuir l'Institut ? Je ne crois pas, mais c'est votre travail, à présent.

- Bien, monsieur. Le premier ministre britannique me croit en déplacement pour ma société londonienne, mon absence ne sera donc pas un problème. Je prendrai le premier avion, demain matin.

- Merci, ma chère, sourit plus aimablement le GEN replet qui lissa son costume. D'ici là, nos informaticiens garderont les mouvements de son passeport et de sa carte de crédit sous surveillance.

L'agent infiltré hocha la tête, et s'apprêtait certainement à le saluer avant de se lever lorsqu'on frappa à la porte.

- L'agent Luna Deveille, commandante de l'Armée Noire, directeur Marx, annonça immédiatement N.I.A.

Le programme s'était étendu à tout appareil électronique de la pièce, ainsi qu'aux caméras du couloir, afin d'assurer la protection de Marx. Ce dernier finit son thé d'une goulée rapide et se leva, signifiant ainsi à Janet qu'elle était priée de sortir.

- Fais-la entrer, jeta-t-il à N.I.A.

La porte s'ouvrit sur Luna Deveille qui entra, sa présence emplissant immédiatement la pièce d'une aura de puissance venue d'elle. Même en débardeur et bas de combinaison, sans la moindre arme sur elle, la GEN était magnifique et impressionnante. Ses cheveux sombres tombant sur ses épaules, elle planta ses iris aux reflets liquides dans ceux de Marx après les avoir laissés glisser sur Janet O'Leary.

- Monsieur le directeur, pardonnez mon retard, dit-elle tranquillement. J'espère que je ne vous dérange pas.

- Pas du tout, ma chère. Approchez, approchez, laissez-moi vous présenter l'agent O'Leary qui va nous aider dans une affaire quelque peu fâcheuse.

- Enchantée, commenta Janet avec raideur.

Les deux GEN s'affrontèrent du regard, augmentant encore la tension ambiante. Le directeur réprima un sourire. Il aimait cela. Sentir l'air s'électriser entre deux GEN, voir l'un d'eux prendre l'avantage presque inconsciemment et forcer le second à se détourner, vaincu. C'était tout bonnement délectable, surtout quand Luna faisait partie du jeu : elle gagnait toujours.

Le souffle de Janet se bloqua entre ses lèvres et elle pivota vers Marx, incapable de soutenir le défi de Luna plus longtemps.

- Je vais regagner ma chambre, monsieur le directeur, dit-elle lentement. Je dois réserver mon billet et débuter mes recherches.

- Je vous en prie, ma chère.

La GEN écossaise passa près de Luna sans desserrer les dents, et disparu dans le couloir.


***


Je regardai jusqu'au bout la chevelure flamboyante de Janet O'Leary, avec le même genre d'expression que l'hôtesse d'accueil de l'hôtel qui m'avait regardé passer dans son hall avec une circonspection qui s'expliquait à la fois par mon apparence physique et par ma tenue, pas franchement adaptée à un palace. Peut-être était-ce à cause de la couleur de ses cheveux me rappelant Victoire – Victoire à qui je n'avais plus parlé depuis très longtemps et qui ne se montrait d'ailleurs guère – mais elle ne m'inspirait pas la sympathie.

- L'agent O'Leary est une très bonne enquêtrice, m'indiqua doucement Marx, en réponse à ma question muette. Elle réglera très vite l'affaire pour laquelle je l'ai temporairement relevée de sa mission d'infiltration.

Il s'était levé, les bras croisés dans le dos, et c'était dans cette position, en plus de son costume, qu'il me faisait le plus penser à Hercule Poirot, le détective à la moustache. Il me vint l'idée saugrenue que c'était la réflexion que je m'étais faite aux premières heures passées à l'Institut, et les coins de mes lèvres tressaillirent presque.

- J'espère que le problème n'est pas trop sérieux, commentai-je en refoulant mon envie de rire.

- Oh, rien que je ne doive vous cacher, ma chère. Nous n'avons plus de nouvelles de l'agent Sylva.

Hein ? L'ancien mentor de Samuel, disparu ?

- Vous et moi connaissons les seules raisons plausibles à un tel acte, n'est-ce pas ? renchérit le directeur.

Je fis quelques pas en avant tout en opinant du chef. La nouvelle ne me perturbait pas plus que cela car la vieille amie d'Allan ne comptait pas franchement parmi mes priorités, même si je trouvais cela étrange.

- Bien sûr, dis-je. Une désertion de la part de l'agent Sylva me surprendrait grandement, mais je suppose que nous avons tous nos secrets.

- Et vous, Luna, en avez-vous ?

Question sérieuse ou simple joute verbale ? Je choisis la seconde option et souris de toutes mes dents :

- Maintenant que vous le dites – et j'ai terriblement honte de vous l'avoir caché – il m'arrive fréquemment de me lever la nuit pour manger des sandwichs industriels dans les cuisines de l'Institut.

- Oh... Je vous rassure, vous êtes pardonnée, ma chère, bien que cela explique désormais le déficit budgétaire que je cherche à combler depuis trois ans.

Ulrich Marx ricana et je notai qu'il avait l'air encore plus fou et pervers quand la joie se peignait sur sa face. Les poils de ma nuque se dressèrent mais il ne remarqua rien, se penchant pour poser la paume de sa main sur la théière.

- Le thé est encore chaud, dit-il, me signifiant par la même occasion que le sujet concernant Marwa était clos. En voulez-vous une tasse ?

- Volontiers, monsieur.

- Asseyez-vous. Vous n'avez pas traversé la moitié de Paris en évitant les forces de police pour rester debout comme une malpropre, non ?

J'acquiesçai et pris place sur un petit canapé près de la table-basse.

- Bien, sourit Marx, sa tasse entre les mains. Je vous félicite, agent Deveille, la mission a été un succès.

- Si je puis me permettre, monsieur le directeur, si la mission avait réussi comme elle se devait, le palais du Luxembourg aurait sauté et je n'aurais pas passé ces dernières heures dans une salle d'interrogatoire.

- Effectivement... Ce dysfonctionnement des puces est tout bonnement inadmissible, mais vous avez rattrapé la situation avec brio, et je ne manquerai pas de remercier l'agent Pidet pour son exécution du plan de secours.

- Il est extrêmement compétent, appuyai-je.

- Cela dit, si j'en juge par votre présence ici, seule, je dirais que la totalité de votre équipe a péri dans les catacombes, n'est-ce pas ?

Je touillai le thé, hésitant à y tremper les lèvres. Je n'étais pas très friande des boissons corsées du directeur, et décidai de répondre d'abord :

- Pas exactement, non. Le Soldat Pierre Greggor, qui s'est par ailleurs révélé une aide précieuse – a rejoint Samuel sur mon ordre pour le seconder dans l'attentat de Notre-Dame, et la traîtresse Tina Truffier s'est enfuie. Lorsque les humains nous ont localisées, j'ai jugé que je n'avais pas le temps de me débarrasser d'elle et de son corps, et j'ai préféré la laisser partir. Nous étant déloyale, elle n'aurait pas tenu sa langue et laissé filtrer des informations importantes si elle avait été capturée. Avec du recul, je pense aussi qu'elle nous conduira aux personnes pour qui elle travaille, à présent qu'elle est libre.

Marx prit le temps de la réflexion. Il finit par secouer la tête de bas en haut, validant apparemment ce que j'avais fait.

- Je vais lancer nos informaticiens sur sa piste. Elle est sans doute avec les Revenants... Oui, nous la retrouverons. Et votre lieutenant ? L'agent Désiré Belhomme ?

Entendre le nom complet de Tribal – qu'il avait toujours détesté – me fit un drôle d'effet. Après ma rencontre avec le GEN Noir, il m'avait fallu plusieurs mois, et l'aide d'Amanda dont il tombait peu à peu amoureux pour lui soutirer son nom. Cela fait, je m'étais fichue de lui pendant des semaines.

- Il est mort, répliquai-je d'un ton neutre. L'un des Soldats possédait un chargeur de balles en composé.

- Navré de l'apprendre. Que prévoyez-vous, à présent ?

- La suite des opérations nécessite d'attendre que les hauts-dirigeants de ce pays fassent le lien entre les êtres surhumains décrits par les témoins, l'attentat et la réception meurtrière du maire. Le Président et quelques autres ont connaissance du dossier GENESIS qui constitue une trace des erreurs honteuses de leurs prédécesseurs. En attendant, je suggère que nous mettions ce temps à profit pour régler le problème des puces de contrôle. Un petit groupe de Soldat Noirs pourrait rester sur Paris avec moi, en cas de besoin, tandis que le reste subirait des tests à l'Institut.

Marx sirota une gorgée. Il buvait tellement de thé dans une journée qu'il avait plutôt intérêt à avoir une bonne vessie s'il ne voulait pas passer son temps aux toilettes. Il posa la tasse et croisa les mains sur ses genoux.

- Je suis d'accord avec vous, ma chère, fit le GEN replet. On ne peut certainement pas se permettre d'envoyer au front une Armée à la fiabilité douteuse. J'ai toujours bon espoir que la France pose un genou à terre devant nous, mais ce ne sera pas le cas de toutes les puissances internationales. Nous devrons être prêts à combattre.

Le « nous » me sembla un peu osé, dans la mesure où Marx ne faisait rien d'autre que diriger ses pions sur l'échiquier et ne se mêlait jamais aux affrontements. J'avais la certitude que sans mon intervention lors de la tentative de meurtre perpétrée par mon ami Marc, il serait mort saigné comme le porc qu'il était. Je retins ce genre de remarques déplaisantes et souris.

- En revanche, reprit le directeur, j'aimerais que vous laissiez l'agent Pidet s'occuper du groupe qui demeurera à Paris, et que vous rentriez temporairement à l'Institut.

Il marqua une pause, ménageant son suspens et je haussai les sourcils. De quoi s'agissait-il ?

- Le docteur Malcolm et moi travaillons depuis peu sur un nouveau projet. Un projet d'armement, en fait, et j'aimerai avoir votre avis dessus. Cela ne peut attendre, mais je suis certain que vous n'aurez pas à abandonner vos hommes bien longtemps.

Là, il avait hésité. Une fraction de seconde en trop entre les mots. Il mentait, ou du moins, ne disait pas tout. Une simple arme matérielle n'aurait pas nécessité que je quitte mon commandement : N.I.A aurait projeté une maquette 3D et j'aurais donné mon analyse à Marx ici. Malgré tout, ma curiosité était piquée au vif.

- Comme vous voudrez, monsieur. Désirez-vous que je parte tout de suite ?

- Oui. L'agent Vallet restera ici pour assurer ma protection, il sera aussi en mesure de venir en aide à l'agent Pidet en cas de besoin.

- Très bien. Je vais de ce pas contacter l'agent Pidet pour lui confier le commandement de l'Armée, monsieur.

De toute façon, avais-je le choix ? On ne contestait pas un ordre de Marx. Il était parfois possible de le contourner et de lui faire quelque peu changer ses plans, mais là, c'était impossible. Je me levai donc, l'esprit occupé par ce qui allait m'attendre à l'Institut.

- Où se trouve la chambre d'Allan, monsieur ? Je dois y récupérer quelques affaires et me changer.

- Au bout du couloir, près de l'ascenseur. L'agent Vallet est sorti récupérer des documents pour moi, mais je possède un double de sa clef.

Marx alla chercher la petite carte magnétique et me la remit, puis je pris congé sans avoir touché à mon thé.

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