Chapitre 5


La porte s'ouvrit à la volée sur Victoire alors que je finissais de tresser mes cheveux, assise sur mon lit, ainsi qu'Amanda me l'avait appris. La belle GEN portait encore son pantalon de cuir et le t-shirt noir par-dessus lequel se trouvait la veste de la combinaison pendant les missions. En revanche, sa crinière rousse était mouillée, signe qu'elle avait pris une douche dans la chambre de quelqu'un d'autre.

Sans un regard dans ma direction, elle se mit à déplier des vêtements avant de les jeter en boule à ses pieds. Ayant déniché quelque chose à son goût, elle se déshabilla sans gêne et passa une robe noire, terriblement courte et moulante. Je sentais qu'elle n'allait pas rester muette bien longtemps, et mes soupçons se confirmèrent quand elle pivota sur ses talons et se campa devant moi, bras croisés sur sa poitrine. Refusant de me laisser ainsi dominer, je me levai tranquillement et attendis qu'elle parle.

- Pourquoi as-tu fait ça ? Mentir et prendre sur toi la mort de cette gamine ? En quelle langue faut-t-il que je te dise que je n'ai pas besoin que tu joues les mères poules avec moi ?

- Victoire, on a déjà eu cette conversation des dizaines de fois, opposai-je aussi doucement que possible.

La jeune GEN se détourna et envoya voler une paire de tongs. Ce geste à la fois rageur et puéril me donna envie de lever les yeux au ciel, mais je n'en fis rien. Son humeur s'avérait suffisamment exécrable comme cela.

- En fait, je sais exactement pourquoi tu l'as fait, reprit-elle, acide. Pour attirer l'attention sur toi et te faire bien voir. La fille incroyablement altruiste qui protège ses équipiers, faisant fi des conséquences ! Et qui, de toute manière, ne risque aucune sanction parce qu'elle est dans les petits papiers du directeur, n'est-ce pas ?

- Victoire, arrête.

- Mais je ne veux pas de tes petites attentions ! Il serait temps que tu me laisse assumer mes erreurs au lieu de le faire à ma place ! Je ne vais pas passer ma vie à vivre dans ton ombre, Luna. J'ai l'intention de faire mes preuves et je n'ai pas besoin d'aide ! Surtout pas de la tienne.

- Ça suffit. Tais-toi.

Ma voix claqua telle un fouet, si bien que l'air ambiant parut vibrer. Victoire elle-même s'immobilisa, les traits déformés par l'effort qu'elle faisait afin de résister à mon ordre. Chaque fibre de son corps donnait l'impression de se rebeller et je m'en voulus un instant d'avoir mis tant d'intensité dans mes mots. Ce phénomène était devenu récurent au cours des six derniers mois. Je m'étais aperçue que lorsque je parlais, toute personne était davantage encline à m'écouter qu'elle ne l'aurait fait avec n'importe qui d'autre, ainsi qu'à m'obéir. Je ne contrôlais pas vraiment cela, un peu comme si je dégageais une autorité naturelle à laquelle peu de GEN étaient capables de résister. Allan pensait que cela venait de ma nature spécifique de GEN plus aboutie, mais nous n'avions jamais eu de réelles réponses à ce sujet.

- Qu'est-ce qui te fais croire que ce qui t'arrive m'intéresse ? jetai-je. Tu as la sale manie de tout ramener à toi, de croire que tu es la seule à compter pour les autres, et que tout ce qui se passe te concerne, mais tu te trompes. Nous étions une équipe, Victoire. On était censés assumer ensemble le résultat de la Chasse, quel qu'il soit. Toi, tu as préféré jouer en solo. C'est vrai, quoi, et si le mérite revenait entièrement aux autres ? Et en particulier à cette Luna qui est déjà si souvent sur le devant de la scène ?

Je passai une main sous mon lit et en sortis mon éternelle paire de bottines noires. Les ayant mises, je me redressai de toute ma hauteur devant Victoire. Ma grossière imitation de sa façon de s'exprimer lui fit serrer les dents, mais je ne m'arrêtai pas là.

- Si j'ai menti à Rick, c'est parce qu'à cause de tes conneries, nous allions tous ramasser. Tribal, qui était le chef officiel de notre groupe. Amanda, qui aurait dû mieux te surveiller. Tu es peut-être centrée sur ta petite personne, mais il n'y a pas que toi au monde, ma pauvre fille. Grandis un peu et tu pourras peut-être prétendre être capable de prendre tes responsabilités.

Je me dirigeai lentement vers la sortie, persuadée qu'elle allait répliquer, mais elle se tut. Je claquai vigoureusement la porte, décidée à mettre un terme à cette dispute stérile.

Sur le palier, je tombai nez-à-nez avec Samuel qui s'était également changé. Il plissa les yeux à ma vue :

- Ça ne va pas ? On croirait que tu as rencontré un fantôme.

- Un fantôme, je ne sais pas, soupirai-je, mais une Victoire enragée, c'est certain.

- Oh, fit-il. Animal sauvage ? Agressif ? Avec de grandes dents ?

Nous éclatâmes de rire dans le couloir et je le poussai d'une bourrade. Je lui étais reconnaissante de ne pas poser davantage de questions, et surtout de ne pas me reprocher d'avoir emmené Victoire à la Chasse avec nous. Pourquoi m'accrochais-je bêtement à elle, alors que tout nous séparait depuis notre transformation ? Je savais très bien que je ne m'entêtais que pour une seule raison : Victoire Robilland, que je connaissais depuis toujours, était tout ce qui me restait de ma vie d'humaine. A travers elle, je voyais le lycée, les fou-rires, l'insouciance qui m'avait autrefois caractérisée. Peut-être était-il temps de tourner la page et de dire au revoir à cette amitié. L'épisode de la Chasse mettait en relief cette possibilité que je me refusais inconsciemment à envisager jusque-là. Il était clair que ce genre d'incident ne pouvait plus avoir lieu.

Juste avant l'escalier qui menait à la salle commune, Samuel pila. Ses mèches blondes lui tombaient comme d'habitude devant les yeux, mais je distinguai tout de même son air ennuyé à la perspective de la journée de fête qui nous attendait.

- Tu as réfléchi à une excuse pour échapper à cette petite sauterie ? demandai-je.

- Pas vraiment, non. Tu as une idée ?

Deux GEN nous dépassèrent et descendirent d'un pas guilleret en direction de la musique qui nous parvenait déjà. Je grimaçai :

- Je ne me sens pas bien et tu me raccompagne ?

- Nous ne sommes jamais malades, toi encore moins que les autres.

- Pas faux.

- Tu reçois un appel urgent et tu me demande de venir t'aider ? suggéra mon ami, plein d'espoir.

- La seule personne qui pourrait exiger que je quitte la réception serait Ulrich Marx, et je ne suis pas certaine qu'il soit d'accord pour nous couvrir, Sam.

- Merde.

Nous échangeâmes un regard affligé, mais mes commissures de lèvres se relevèrent malgré moi. Il allait de toute évidence falloir attendre jusqu'à une heure avancée de la soirée pour ne pas sembler impolis en partant.

- On verra ça plus tard, dis-je, résignée. Mais tiens-toi prêt, on ne sait jamais.

- A vos ordres, capitaine.

La salle commune avait été spécialement aménagée pour l'occasion. On avait poussé les canapés contre les murs et installé un buffet sur des tables centrales. Pour le moment, seule une musique légère se faisait entendre, mais en fin de journée, la piste de danse serait dégagée pour la soirée dansante.

Nous repérâmes Tribal et Amanda, sur une banquette près d'une baie vitrée et nous empressâmes de les rejoindre.

- Hou, les amoureux ! nous accueillit le grand Noir avec un rire moqueur.

- De la part d'un couple qui ressemble à des sangsues, je trouve ça assez mal venu, pas vrai, Luna ? riposta Samuel en se saisissant d'une bouteille de bière.

- Attends un peu, coupa Tribal. Nous, au moins, on a une vie sentimentale, mon pote ! Tu ne peux pas en dire autant, il me semble !

Je m'assis à côté d'Amanda, amusée par leur échange, d'autant que Samuel n'allait pas lâcher l'affaire.

- Tu ne peux pas comprendre, assura-t-il, il faut me laisser le temps de me remettre du calvaire que m'a fait subir Nacera. C'était quand même quelque chose, cette fille.

- Mais personne ne t'a forcé à sortir avec, intervins-je. D'ailleurs ça a duré combien de temps ? Six mois ?

- Neuf, rectifia le GEN blond. Mais si tu veux vraiment jouer à ce jeu-là, on peut parler de ton cas.

- Je passe mon tour, ricanai-je.

Au comble de l'hilarité, Tribal tapa dans la paume de Samuel.

- C'était qui le dernier, déjà ? Le petit fils de la famille Caldwell ? s'enquit mon ami Noir.

- Mais j'étais en mission ! protestai-je. Ça ne compte pas !

- Non, le vieil oncle, répondit Samuel, comme si je n'étais pas là. Vous avez dû passer une nuit torride, ma parole.

- Tu parles, il s'est endormi avant qu'il ne se passe quoi que ce soit, pestai-je.

- Avec une boîte de somnifères dans le ventre, n'importe qui aurait du mal à assurer, pouffa Amanda.

Mon expression courroucée acheva de les faire rire et je lançai un coussin dans la figure de Samuel. Ce dernier m'ignora et entra en grande conversation avec son ami. Amanda me tapota le bras et je fus surprise de la voir soudain soucieuse.

- Tout va bien ? m'informai-je.

- Regarde là-bas. Près de la table du buffet.

Ma bonne humeur s'envola immédiatement. Marc se trouvait là, vautré sur l'un des canapés, entouré de sa nouvelle bande d'amis. Il tenait un verre à la main et son bras droit entourait les épaules d'une belle petite rousse aux yeux clairs. Je tordis la bouche en remarquant de petits détails qui ne trompaient pas chez lui. Le tic nerveux dans ses doigts, l'absence de clignement des yeux, la pâleur anormale de ses lèvres.

- Il prend toujours du Rêve, murmurai-je. Tu sais à quelle dose il en est ?

Amanda secoua négativement la tête.

- J'en suis restée à deux par jour, mais il est de plus en plus souvent avec les autres consommateurs. Sans compter tout ce qu'il prend en soirées.

- Il va finir par se griller le cerveau avec cette saleté. Tu devrais lui parler, conseillai-je.

Le Rêve était une drogue hautement addictive, la seule existante pour les GEN. Elle provoquait une sensation de détente et de toute puissance, et des hallucinations particulièrement agréables. A la base, les chercheurs essayaient de créer une substance capable d'accélérer la guérison si un GEN blessé ne se trouvait pas à proximité d'une salle de rayons bleus, mais ils n'avaient jamais réussi à supprimer les effets secondaires.

- Cela ne servirait à rien, mais toi, il t'écoutera.

- Tout le monde m'écoute, dis-je fermement, mais ce que je dirai entrera par une oreille et sortira par l'autre. J'ai déjà essayé.

Amanda tripota ses cheveux pour juguler son angoisse. Sa dernière lubie était de lisser son imposante chevelure frisée, qui tombait donc en une cascade brillante dans son dos.

- D'accord. Je le ferai, mais après-demain. Pour le moment, on a tous d'autres soucis en tête.

Je hochai la tête sans quitter Marc des yeux. Qu'étions-nous devenus, après ces deux années ? Des êtres surnaturels vivant tous plus mal les uns que les autres leur nouvelle condition. Il ne restait désormais plus rien de notre trio de départ.

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