Chapitre 42
Je m'affalai sur le dos, l'air brusquement chassé de mes poumons, mais me forçai à me mettre aussitôt à genoux tout en ordonnant à mon cerveau de passer la vitesse supérieure. Si j'étais censée affronter le titan qu'était Achille Germond, il allait falloir que je me secoue.
Le Déformé sauta par l'encadrement de la fenêtre et marcha droit sur moi, les yeux luisant d'une lueur de folie pure, alimentée d'une violence qui me prévoyait un sale quart d'heure. Il fit rouler ses épaules tordues et sourit :
- Je vais te briser. Te faire regretter d'avoir fait allégeance à Marx. Te réduire en miettes.
Là-dessus, il déracina le sapin le plus proche et le jeta sur moi, ou plutôt à l'emplacement exact où je m'étais trouvée avant de l'esquiver. Un grondement de rage jaillit de la gorge d'Achille qui réitéra son geste avec un gros rocher, sans plus de succès. Je retins un sourire devant sa lenteur.
- Vas-tu cesser de fuir ? hurla-t-il, le teint couleur de brique.
Sa silhouette parut alors trembloter et il fut sur moi, si rapide et invisible même à mes yeux de GEN que je me demandai sérieusement si ne n'hallucinais pas. Je roulai à mon tour, pour lui échapper mais trop tard, et sa grosse main droite m'attrapa le menton. Mais bordel, comment avait-il fait ? Ses cellules mutantes s'était-elles développées au point qu'il puisse me surpasser ? Cette question demeura sans réponse tandis que je me débattais, avec autant d'efficacité qu'une fourmi luttant contre une montagne. Achille ignora superbement l'agitation de mes pieds que je lui envoyais dans le ventre et eut un sourire torve.
- Tu vas crier, Ange Noir.
Il me poussa sauvagement en arrière et abattit ma tête contre le muret de pierres. La douleur fusa, intense, au creux de mon crâne, sans que je ne daigne émettre le moindre gémissement.
- Tu vas crier, répéta le géant.
Il cogna, deux fois, puis trois, et ainsi de suite sans discontinuer. Mes doigts tâtonnèrent sur ses poignets pour tenter de lui faire lâcher prise. Les pieds toujours au sol et le corps arqué pour suivre le mouvement que l'on m'imposait, je fus envahie par une sentiment d'impuissance et de colère sourde qui ne demandait qu'à éclater. Si cet imbécile de Déformé se demandait ce que cela faisait d'affronter l'Ange Noir, il n'allait pas tarder à le savoir et cela risquait d'être douloureux pour lui. Laissant la puissance que représentait la haine s'emparer de moi je fermai les paupières, concentrée sur le liquide poisseux qui inondait ma nuque en même temps que chaque coup se répercutait derrière mes orbites.
Des cris étouffés me parvinrent de la maison, et je crus entendre Allan intimer à Samuel de rester en place et de ne pas intervenir en ma faveur, ce dont je lui fus reconnaissance. Il jouait son rôle et ne se laissait pas aller à une sensiblerie inutile en de telles circonstances. De toute manière, s'il envoyait quelqu'un à mon secours, le reste de l'équipe se ferait tailler en pièce devant le surnombre. Evidemment, je n'avais pas choisi mes amis uniquement à cause de l'affection que je leur portais, mais davantage parce qu'ils étaient parmi les meilleurs agents de l'Institut, cependant, face à autant d'adversaires, nul ne pouvait prévoir quelle serait l'issue.
Le fil de mes pensées se rompit en même temps qu'Achille me laissait tomber comme une poupée de chiffon sur le sol humide et se détournait, un air de dégout peint sur le visage. Je me massai lentement la tête, les oreilles bourdonnantes et la vue troublée. Une forte nausée signe du traumatisme subi se saisit de moi, bien que je fus convaincue que cela ne durerait pas. Je repris mon souffle, sans quitter le Déformé du regard.
- Solide, commenta juste l'autre qui faisait les cent pas. Mais tu ne te défends pas. Qui es-tu, Ange Noir ? N'as-tu pas conscience que je pourrais te tuer ?
- Oh, si, fis-je en supprimant au mieux toute trace d'incrédulité de ma voix.
Achille me dévisagea. Son attitude changeait à mesure que les secondes s'égrenaient, et sa fureur bestiale ne fut très vite plus qu'un mauvais souvenir. Génial. En plus d'avoir en face de moi un GEN beaucoup plus fort que tous ceux que j'avais rencontré depuis ma mutation, il fallait qu'il ait des tendances schizophrènes !
- « Oh, si » ? siffla le colosse. Tu devrais me craindre, Ange Noir ! A moins, bien sûr, que tu n'aies pas remarqué l'absence de la brochette de singes que tu as envoyé à mes trousses !
- Ah, c'est vrai, notai-je en ouvrant de grands yeux, feignant ainsi de juste m'en apercevoir. Qu'est-ce que tu as fait d'eux ?
Je me déplaçai un peu sur le côté, et comme Achille ne réagissait pas, me mis à déambuler dans la courette d'un pas lent. Ma tête ne saignait déjà plus, malgré une douleur encore présente.
- L'un d'eux est mort, et j'ai salement amoché la fille. D'ailleurs, je ne serais pas surpris qu'elle n'ait pas survécu, il lui manquait quelques morceaux lorsque le chauve me l'a arrachée. Ils ont fui, Ange Noir. Tes hommes sont des lâches.
Je suivis un bref instant le mouvement qui régnait dans la planque et contractai les mâchoires. D'après ce que je pouvais déduire, Allan avait fait se retrancher l'équipe dans l'escalier, ce qui était loin d'être bon signe. Les tirs ne cessaient de pleuvoir, nourris avec insistance par l'ennemi.
Je clignai des yeux et posai une main sur ma cuisse. Mon arme n'y était plus, abandonné dans le salon de la planque.
- Et maintenant ? dis-je.
- J'ai reçu des ordres.
- Laisse-moi deviner, d'un certain Albert Niels ?
- Nous avons passé un marché.
Je serrai les dents, agacée mais peu surprise par la tournure prise par la conversation. Le point de départ de tout cela, depuis l'insubordination soudaine des recrues sous contrôle, c'était Niels.
- Tu dois me tuer.
- Niels considère que s'il ne peut pas t'avoir avec lui, il vaut mieux que tu meures, fit le Déformé avec un haussement d'épaules indifférent.
- Il aurait pu me laisser crever quand il en a eu l'occasion, il me semble. Qu'est-ce qui justifie un tel revirement ?
- A ce moment-là, il devait encore croire que tu pouvais retourner ta veste, Ange Noir. Mais par la suite, tu as décidé de revenir à l'Institut et de sauver la peau de cette pourriture de Marx, et je suppose que Niels a revu ses espoirs à la baisse.
- Niels est un imbécile qui pense qu'il suffit de choisir un camp ou l'autre, mais il se trompe, assénai-je. Et que t'a-t-il promis en échange de tes loyaux services ? La guérison ? Un futur idyllique au bras de la belle Irina ?
- Irina est corrompue.
- Nous le sommes tous, en un sens, soupirai-je.
Je fis pivoter ma nuque pour la détendre. J'étais encore blessée, mais cela ne constituait pas un frein au combat.
- Tu dois cependant savoir qu'elle essaye de te soigner depuis quelques temps, repris-je.
- Avec ton sang, oui, je le sais. Mais elle a échoué jusque-là et rien n'indique qu'elle y parviendra un jour. Plus j'attends, plus la folie me gangrène et je ne veux pas terminer ma vie dans une cellule de l'Institut Bollart, enchaîné comme un chien devant Marx.
- Je vois. C'est toi ou moi, à ce qu'on dirait.
Nous nous jaugeâmes, en silence. J'analysai sa posture pour y trouver une faille, tenant à distance l'inquiétude que j'avais pour mes amis calfeutrés dans le bâtiment. Plus vite cette histoire serait réglée, et plus vite je pourrais les aider et éviter un bain de sang plus important qu'il ne l'était déjà. Les coups de feu s'espaçaient, les cris diminuaient d'intensité, mais quant à savoir quel camp s'essoufflait...
Je fléchis les jambes et attaquai la première.
***
Richard Simon courait droit devant lui, sans réfléchir. Si ses pas le guidaient inconsciemment là où il devait aller – à savoir à la poursuite d'Achille Germond – son esprit, lui, ne pensait qu'à une chose, une seule, revivant inlassablement la même scène.
Anne-Lucie. Du sang. Des cris. Le colosse déchaîné. Des jours de poursuite interminable. La mort d'Eli, l'autre agent qui l'accompagnait. Puis celle de...
Richard s'arrêta brutalement, les yeux si brûlants qu'il ne voyait plus devant lui. Il les frotta, refusant de laisser l'épuisement le faire renoncer. Sous ses doigts, il sentit des gouttelettes humides et contempla sa peau, interdit. Se pouvait-il que... ? Non, impossible. Pleurer, lui ? Il n'en était plus capable depuis longtemps, et surtout, ce n'était pas un comportement digne d'un chef de la sécurité, si déchu fut-il. Aspirait-il à retrouver de meilleures fonctions auprès de Luna Deveille en couinant comme une mauviette ?
Et pourtant, il pleurait. Personne ne le voyait, à quoi bon se retenir ? D'ailleurs, pourquoi courait-il ainsi ? Anne-Lucie Hubbel était morte, et le monde lui paraissait des plus ternes.
Richard renifla un grand coup et redressa les épaules, le corps tremblant. Il n'avait pas pu la sauver. Tout était de sa faute. Parce qu'il n'avait pas emmené suffisamment d'agents pour contrer Achille s'il devenait violent, parce qu'il savait qu'il serait dangereux, et parce qu'il avait jugé bon d'emmener la femme qu'il aimait avec lui. Mais cela, Ulrich Marx n'en avait rien à faire, et l'ancien chef de la sécurité ne pourrait pas se servir de cette excuse pour maquiller son échec. Il était un GEN, il devait avancer. Obéir aux ordres, remonter dans l'estime du directeur. Oublier Anne-Lucie. Il n'aimait pas Luna Deveille, ça, elle le savait elle-même très bien, mais si elle lui permettait de redevenir un agent haut-placé et d'assouvir sa soif de puissance, il la suivrait. C'était sa nature de GEN, il n'y pouvait rien.
Le GEN effleura de la main son crâne rasé couvert de tatouages et s'élança de nouveau. Sa foulée devint plus rapide, et, très vite, il avala la pente montagneuse qui descendait vers un minuscule village.
A son approche, Richard compris que quelque chose ne tournait pas rond et fit un état de la situation. Achille n'était nulle part dans son champ de vision, mais un combat acharné était livré dans la maison la plus en retrait du cœur du hameau. Il se souvint alors de ce que lui avait révélé Marc, le traître, qui avait clairement évoqué un lieu perdu dans les Pyrénées. Si tout concordait bien, Luna Deveille et l'Armée Noire se trouvaient en ce moment à l'intérieur, visiblement rejointe par des Revenants.
Richard sorti son arme, revigoré par la perspective de faire sauter la cervelle à quelques ennemis, et surtout, par celle d'abattre Germond s'il tombait sur lui. Il fouilla également ses poches pour en tirer de petites – mais non moins puissantes – grenades. Lui qui n'avait d'abord pas cru aux paroles prononcées par Marc devait bien admettre qu'il avait livré de vraies informations. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il aurait retardé un peu plus la mort de ce chien pour lui en faire cracher davantage, et, surtout, il lui aurait réservé une fin beaucoup moins douce que cela. Après tout, ce n'était pas à lui de décider, et il avait obtempéré lorsque Luna Deveille lui avait demandé de le tuer.
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