Chapitre 41


Je descendis la première le plan incliné du jet, les recrues en formation derrière moi, et inspectai les environs.

L'appareil s'était posé derrière un épais mur de sapins se dressant dans la pente rocailleuse qui surplombait le hameau. Un mince sentier courrait jusqu'à ce dernier, quelques centaines de mètres plus loin. Les maisons de pierres étaient toutes assez similaires, pourvues d'un étage et d'une petite arrière-cour marquée par un muret en arc de cercle. Elles semblaient comme logées dans un écrin montagneux, entourées d'arbres, dans un décor où je m'attendis presque à voir des chalets tant il me fit penser à des vacances au ski, en dépit de l'absence de neige. Un enclos de bois, vide, jouxtait la maison la plus à droite des autres, certainement destiné aux chèvres de la veuve lorsqu'elles ne se trouvaient pas en pâture. Enfin, un unique accès praticable en voiture – et encore, si on n'était pas trop regardant sur les dégâts causés aux pneus – reliait les habitations entre-elles, et se perdait plus loin, dans une descente qui ne me permettait pas d'en voir plus. D'après ce que je savais, il fallait ensuite franchir un col très dangereux en hiver pour sortir de cet endroit hors du temps et rejoindre un axe un peu plus fréquenté.

- La nuit est tombée, dis-je. On y va.

Notre petite troupe s'ébranla, silencieuse comme une ombre compacte sur les cailloux pourtant instables, et nous nous retrouvâmes rapidement dans la courette de la bâtisse quelque peu à l'écart du reste du hameau, et qui devait abriter les complices de Marc. Rien, hormis un silence paisible, ne vint nous accueillir. J'agitai la main en direction d'Allan, et il se détacha du groupe, suivi de près par Samuel et Tribal. Sans un regard en arrière, j'entraînai à ma suite les Soldats Noirs et contournait la maison aux pierres mangées par le lierre.

De la lumière provenait encore de deux des fenêtres du domicile de l'éleveuse de chèvres, et je m'arrêtai, le dos contre un mur, pour tendre l'oreille. Peu à peu, j'exclus tous les autres bruits pour me concentrer au maximum sur un seul, à peine perceptible même pour quelqu'un de mon espèce : celui d'un unique battement de cœur. La veuve était donc bien seule, et j'avais bon espoir que le bruit du jet d'eau la désintéresse de celui que nous allions produire en entrant dans cette maison. Je réitérai la même vérification sur la présumée planque des Revenants, ne détectant rien. Partis ? Prévenus de notre arrivée ?

- C'est vide, affirmai-je aux recrues qui me collaient aux basques. On fouille tout le plus discrètement possible.

Julia Romanov, la GEN aux cheveux rasés, et Pierre Greggor, un solide gaillard blond, se postèrent machinalement de chaque côté de la porte, et, réprimant le malaise qui me tenaillait en leur présence, j'enfonçai le battant d'un coup de pieds. Je me ruai ensuite en avant, lampe torche et revolver braqués devant moi par simple précaution, et balayai du faisceau lumineux tout l'espace.

Le rez-de-chaussée ne comportait qu'une pièce principale et un petit réduit du côté de la cuisine. C'était une sorte de salon-salle à manger rectangulaire, avec un coin cuisine ouverte et délimitée par un bar. Dans le coin droit, une large bibliothèque habillait le mur longeant une table en bois massive accompagnée de chaises assorties, et un épais tapis recouvrait une grande partie du sol en dalles sombres au centre de la pièce. La petite porte donnant sur le réduit, probablement un garde-manger, se situait sur ma gauche, et enfin, un canapé en forme de L complétait le décor, dans l'angle le plus proche de la porte d'entrée. Les couleurs du mobilier s'avéraient ternes et sombres mais je songeai que l'endroit aurait certainement eu un grand charme avec des rideaux chaleureux et surtout, un bon coup de ménage.

Car quelqu'un était déjà passé par là avant nous.

- R.A.S, ici ! me lança Allan depuis l'étage. Mais tout a été retourné.

- Vérifiez tout, répondis-je, le regard errant autour de moi. Je veux qu'on sache où ils sont allés et ce qui s'est passé ici.

Outre l'épaisse couche de crasse et de poussière sur le bar et sur le sol, la totalité de la pièce respirait le désordre d'un lieu que l'on a mis sans dessus-dessous. Soit une bagarre avait éclaté ici, soit une personne y avait cherché quelque chose avec insistance – voire les deux à la fois. Les coussins jonchaient le sol en même temps que des emballages de nourriture, des cartouches de cigarettes et des sachets de poudre de Rêve, mais surtout, les livres de l'étagère avaient été déversés et déchirés. Laissant les recrues passer la pièce au peigne fin, j'avançai lentement, perturbée par quelque chose sans savoir pourquoi.

- Que s'est-il passé ici ? murmurai-je pour moi-même.

Plus j'approchais du bar de la cuisine, et plus la sensation d'anormalité grandissait en moi, malgré l'absence de bruits suspects et d'intrus dans la maison. J'ouvris la bouche pour inhaler une goulée d'air et analyser les fragrances qu'il m'apportait, et je la sentis. Une odeur – à moins que ce ne fut un goût – légère et écœurante. Un filet de sueur froide coula le long de ma colonne.

- On a tué quelqu'un ici, soufflai-je d'une voix rauque. Peut-être même plusieurs personnes.

- Qu'est-ce que tu dis ? interrogea Tribal, penché sur la rambarde de l'escalier.

- Je le sens, repris-je plus fermement. Quelqu'un est mort, il y a une heure ou deux. Et son corps n'est plus là, ce qui ne peut signifier qu'une chose.

- Mais..., commença le grand Noir. Il n'y a pas de...

- Ils ont été prévenus de notre arrivée, coupa vivement Samuel.

- Mais qui ? Les Revenants ?

- Taisez-vous, intimai-je.

Je levai brièvement la tête pour croiser le regard de mon mentor, puis celui du GEN blond, et pivotai vers l'immense fenêtre qui jouxtait la porte d'entrée. J'écartai le rideau de dentelle jaunie et fixai le lointain, dans la direction de la route menant au col. Me concentrer ainsi me permis d'évacuer le mal-être qui m'avait saisie en comprenant ce que je sentais. Non contente de tuer sans vergogne, j'étais aussi capable de sentir la mort, comme si sa présence me faisait réagir, et cela me faisait froid dans le dos.

- Je les entends, chuchota Allan au moment même où, moi aussi, je percevais quelque chose.

Le ronronnement d'un moteur, puis de deux autres, effleura mes oreilles et je laissai retomber le rideau.

- Ils arrivent. Eteignez les lampes et inversez les rôles. Les recrues en haut, Sam, Trib et Allan en bas.

- On est tombés dans un piège, ajouta mon mentor à l'intention de Tribal qui ouvrait des yeux étonnés.

- Mais qui les as avertis ? voulut savoir Samuel en dévalant l'escalier.

- On règlera ça plus tard, je crois qu'on a d'autres urgences pour le moment.

Trois énormes jeeps noires avançaient à présent sur la route défoncée du hameau, roulant au pas pour faire le moins de bruit possible. Combien d'hommes à l'intérieur ? Combien étaient venus nous acculer dans ce village au milieu de nulle part ? La seule explication possible à tout cela était que, pour une raison inconnue, les Revenants avaient su que nous allions venir, et s'étaient chargés avant nous de supprimer les GEN cachés ici. Pour qu'ils ne parlent pas, sans doute, mais se risquer à se battre contre nous par la suite, ça, c'était de la folie furieuse. Au fond de moi, une voix sournoise me fit remarquer que, finalement, ces prétendus rebelles, s'ils étaient bien responsables de la soudaine disparition des complices de mon ami Marc, n'avaient aucun scrupule à user de méthodes aussi barbares que celles de l'Institut.

- On ne devrait pas fuir et rappeler le jet ? fit Samuel qui se tenait près de moi.

- Le temps que le pilote revienne, ils seront sur nous. Mettez-vous en position, on couvre tout l'espace et on ne fait pas de quartiers. S'ils ne sont pas dépourvus de toute intelligence, ils seront venus en nombre. Vous, là-haut, ne descendez-vous battre en bas que si la situation ne vous permet plus de nous couvrir depuis l'escalier, ajoutai-je aux Soldats Noirs.

Rapidement, nous nous répartîmes dans le grand salon de la planque, et j'armai mon revolver. Le dos appuyé contre le bar, je surveillai la porte en même temps que la fenêtre qui se trouvait du même côté, les sens en éveil. Dehors, même si je ne voyais plus ce qui s'y passait, des pas plus ou moins légers retentissaient tandis que nos assaillants se positionnaient autour du bâtiment. Je pris une inspiration profonde et fermai les yeux, abaissant mon rythme cardio-respiratoire jusqu'à le rendre imperceptible et attendis.

Bang ! La porte de bois vola en éclats, et, comme s'il s'était agi d'un signal, une marée d'ennemis se précipita à l'intérieur.

Je plongeai au sol, roulai et me redressai sur un genou avant de tirer, abattant le premier humain, et faisant subir le même sort à celui qui le suivait de près. La vitre à ma droite, à son tour brisée, laissa entrer un colosse demi-GEN sur lequel je me jetai, le plaquant au sol avant de lui briser le cou. Je me relevai, les muscles bandés et avisai les Revenant qui se s'efforçaient de submerger Allan. Je me jetai dans la mêlée.

Très vite, tous ceux qui n'étaient pas des GEN jonchèrent le sol de leurs corps sans vie, et ne restèrent plus que des Revenants de ma race, aussi enragés que nous. Aux prises avec une femme aussi large que haute, je vérifiai que les recrues tenaient leur rôle, criblant de balles l'ennemi avec une précision toute relative. Je notai alors qu'il fallait sérieusement que je prenne en main leur entraînement si je voulais qu'ils soient un jour capables d'atteindre une cible. Et dire qu'on me les avait présentés comme les meilleurs du lot...

La femme GEN me balança sa main dans la figure et je la repoussai violemment contre le bar, où je lui collai deux balles dans le torse avant de pivoter sur mes talons pour me débarrasser d'un autre Revenant. Je comptai au passage le nombre d'ennemis qu'il nous restait à tuer, à savoir une bonne trentaine, sans compter que quelques-uns étaient restés près des jeeps. Grouillants et bondissant contre les murs, ils ne nous laissaient aucun répit.

- Luna, chargeur ! s'écria Samuel à l'autre bout de la pièce du côté du canapé.

Mes doigts crochetèrent ma ceinture et je me baissai pour éviter un coup tout en jetant l'objet requis vers mon ami. D'une détente puissante, je percutai la mâchoire de mon adversaire du pied et le mis à terre.

- Tribal ! hurlai-je par-dessus le bruit. En haut !

Le grand GEN Noir quitta immédiatement son poste à l'entrée de la maison abandonnée et grimpa directement à l'étage sans passer par les marches de l'escalier. Il se plaça aussitôt accroupi pour tenter d'éliminer un maximum de personnes depuis son perchoir. S'il ne nous portait pas cette assistance, nous allions nous faire mettre en pièces.

Alors que les Revenants semblaient perdre leur avantage face à notre entraînement, je bondis en avant pour tenter de les repousser à l'extérieur tout en cherchant une idée. Rester fermés ici, c'était rester piégés, et je n'aimais pas cela. Il allait falloir changer de stratégie. Je n'achevai cependant pas mon mouvement, interloquée par une ombre qui obstruait étrangement l'interstice de la porte. J'ouvris la bouche, puis, sans crier gare, fut heurtée avec une telle force que je fus projetée en arrière. Sonnée, j'atterris contre le canapé et papillonnai des yeux.

- Tirez, cria une voix lointaine, tirez ! Abattez-le ! Le monstre !

- Luna !

Au moment où je pris tant bien que mal appui sur mon coude, un visage hideux s'encadra dans mon champ de vision et mes entrailles se serrèrent.

- Achille, fis-je platement.

- La commandante, ricana le Déformé. On va voir ce que tu as dans le ventre.

Je voulus lui échapper mais sa grosse main se noua autour de mon cou et il me souleva avec une force qui dépassait l'entendement. Il serra l'autre poing, ignorant les balles qui pleuvaient sur lui, et lorsque celui-ci me percuta, je m'envolai littéralement, passant à travers la fenêtre donnant sur la courette dans une pluie de verre.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top