Chapitre 40


Ismaël Sallah quitta à toute allure le rassemblement qui avait lieu dans la cour et se dirigea aussi discrètement qu'il le pouvait vers le laboratoire. Il avait reçu l'alerte près d'un quart d'heure auparavant et craignait le pire quand à ce qu'il découvrirait en arrivant. Le cœur battant, il accéléra sans un regard en arrière pour l'Armée Noire que tout le monde admirait et acclamait. Comme souvent depuis qu'on lui avait attribué un poste dans les salles informatiques de l'Institut, il songea qu'il ne regrettait en rien de ne plus aller sur le terrain suite à la fin de sa formation, et ne de plus être contraint à massacrer des innocents. D'un autre côté, c'était lui qui dénichait les informations sur les cibles et qui guidait les équipes, mais au moins n'avait-il pas le doigt directement posé sur la détente...

Le GEN tira sur le col de son pull, luttant contre la panique et l'impression d'étouffement qui s'insinuaient sournoisement en lui, puis écrasa le bouton d'appel de l'ascenseur. Il devait faire vite, s'il n'était pas déjà trop tard.

Lorsque la cabine s'ouvrit sur le couloir d'un sous-sol qu'il connaissait par cœur, Ismaël bondit en avant et le parcourut sur toute sa longueur, atteignant avec fracas une porte donnant sur une pièce entièrement blanche. La chambre de Geb. Ce dernier travaillait désormais à l'atelier avec d'autres GEN, mais le directeur tenait à ce que ses quartiers restent à l'écart, pour une raison que nul ne parvenait à percer.

- Geb ? bégaya Ismaël. Geb, tout va bien ?

Au sol, une longue trainée de sang.

Il sentit son cœur tomber comme une pierre dans sa poitrine et se rua vers son ami qui gisait par terre, roulé en boule, les mains sur le visage. Le GEN amnésique gémissait doucement, en proie à ses démons, la poitrine barrée d'une balafre rouge vif qui saignait cependant peu, mais dont Ismaël ignorait la provenance.

- Geby, parle-moi, chuchota Ismaël. Je suis là.

L'informaticien posa une main affectueuse sur l'épaule de l'autre, écartant également ses boucles sombres se son front, mais Geb s'écarta aussitôt.

- Ne me touchez pas ! postillonna-t-il. J'ai dit que je ne voulais pas ! Reculez !

Il balança son bras dans le visage d'Ismaël qui bascula violemment, et, le regard fou, se traîna sur le sol, de la salive coulant sur son menton.

- Je ne veux pas, gronda-t-il, je ne veux pas. Mon père avait promis ! Il avait promis !

Son ami demeura à quatre pattes sur le sol, ignorant la douleur dans son nez et épongeant de son mieux le flot de sang avec un mouchoir. Désemparé, il regarda le jeune GEN se démener avec des ennemis invisibles, rongé par un mal contre lequel il ne pouvait rien, en dépit de tout l'amour qu'il lui portait.

- Qu'avait-il promis ? demanda-t-il dans un souffle, renonçant de ce fait à sortir Geb de sa crise d'hallucinations.

- Mon père avait promis, éructa le GEN, il avait promis. Pas de piqûre pour toi, Steeve, pas de piqûre ! Je ne prendrai pas ce risque, c'est promis. Promis !

Geb se remit sur ses jambes d'un bond et empoigna la table la plus proche qu'il jeta au-dessus de sa tête dans un bruit de verre brisé. Le lustre, arraché par son mouvement, n'avait pas résisté. Puis, comme une poupée de chiffon privée de vie, il se laissa tomber sur une chaise et ne bougea plus. Ismaël, qui n'osait intervenir de peur de déclencher une autre colère, observa son visage qui se détendait. Peut-être l'orage était-il passé...

- Oui, docteur, murmura alors son ami. Je vous apporte le dossier, docteur.

Geb se leva, traversa la pièce et se saisit d'un tas de feuille sur lesquelles il s'exerçait encore parfois à écrire, puis il revint vers le jeune informaticien et lui tendit.

- Le dossier, docteur Malcolm.

- Je..., merci, s'étrangla Ismaël. Merci pour ton aide.

- Je vais voir mon père, docteur. Bonne journée.

Le GEN amnésique pivota sur ses talons et s'en fut à l'autre bout de sa chambre. Il avisa le lit, s'assit et ferma les yeux, immobile. Alors, Ismaël sut que la crise était terminée. Cela finissait toujours ainsi.

La première crise, puisque ni Ismaël ni son ami n'avaient su la nommer autrement, avait eu lieu trois ou quatre mois auparavant. Ils étaient seuls – le ciel soit loué – à ce moment-là, et le jeune informaticien s'était alors retrouvé en compagnie d'un Geb persuadé qu'il devait absolument aller prendre le thé avec une femme du nom de Sandra, une infirmière, qui, Ismaël l'avait vérifié, était morte dix ans plus tôt. L' « absence » du jeune homme avait été de très courte durée, mais il était revenu à lui totalement perdu, comme émergeant d'un sommeil de plomb. Ils avaient tous deux convenu de ne rien dire à personne, et avaient espéré que cela ne se reproduirait plus. A tort, malheureusement. Les crises se répétaient à présent de plus en plus souvent, jusqu'à cette dernière, la troisième en une semaine.

Ismaël remit sa chemise dans son pantalon, respirant à grands coups pour chasser sa peur avant d'aller rejoindre Geb, qui ne bougeait plus. Il prit également le temps d'effacer toute trace de sang sur son visage, et cacha le mouchoir.

- Geb, tu m'entends ? Geby ?

- Oui...

- Comment tu te sens ?

- Je ne sais pas. C'était... J'ai été pire que la dernière fois ?

Le GEN aux cheveux bouclés ouvrit enfin les yeux et les planta dans ceux de son ami d'un air malheureux. Ils se dévisagèrent, revivant le souvenir de la précédente crise de Geb, durant laquelle il avait brisé le poignet d'Ismaël et déraciné un arbre de la Cascade. Un frisson secoua son échine avant que l'informaticien ne réponde :

- Non, tu n'as fait aucun dégât cette fois-ci. Enfin, à part la lampe, mais je te jure que ce n'est pas grave, d'accord ?

- Je ne t'ai pas frappé ?

- Non.

Geb esquissa un maigre sourire et se laissa aller contre lui, la tête sur son épaule tel un enfant en quête de protection. Ismaël caressa doucement ses cheveux puis lui releva le menton. Des larmes brillaient dans les yeux de son ami.

- Tout va bien, dit-il. Je suis venu dès que j'ai pu, et tout s'est bien passé.

- Mais la prochaine fois ? Si tu n'es pas là où ? Ou pire, si je te fais du mal ?

- Ça n'arrivera pas, affirma vivement le jeune informaticien. Tu parviens toujours à m'envoyer un message, non ?

Il éluda la seconde partie de la question volontairement et attendit la suite. Geb, les yeux cernés, opina du chef mais il ne semblait pas convaincu.

- On devrait peut-être prévenir Irina Malcolm ? suggéra-t-il à voix basse.

- Peut-être.

Mais Ismaël savait que le GEN n'irait rien dire seul à la doctoresse, et c'était très bien ainsi. Que ferait-elle si elle était au courant ? Essayerait-elle de l'aider ou l'enfermerait-elle directement avec les Déformés ? Après tout, la folie des créatures que Marx gardaient prisonnières avait commencé par de légers troubles, qui n'inquiétaient personne, mais ensuite... L'informaticien ne s'était jamais opposé à ce qu'on attendait de lui, il s'était toujours dit ce qu'il avait de mieux à faire, c'était filer droit et servir Marx, car cette communauté de mutants qui était tout ce qui composait son existence. Mais de là à livrer Geb à Irina ? Non. Pour l'instant, il avait plutôt réussi à cacher le mal de son ami, car même Luna et Amanda ne savaient rien. Ismaël avait songé à leur révéler l'état de Geb, mais il n'était plus sûr de pouvoir compter sur la nouvelle commandante de l'Armée, à présent qu'elle œuvrait si près du directeur, et même si Amanda aurait certainement tout donnée pour aider leur ami. Il pensait que les crises de Geb étaient liées au fait que ses souvenirs passés, ceux que la mutation lui avait pris, resurgissaient soudain, mais il ignorait comment endiguer la violence de leur retour. Il fallait attendre, trouver par lui-même une solution.

- Ça va aller, Geby, je te le promets, dit-il. Je ne t'abandonnerai pas, tout rentrera dans l'ordre.

Il attira le visage de Geb contre le sien et l'embrassa avec tendresse, ses doigts mêlés à ses cheveux. Le GEN amnésique, une main dans son dos, lui rendit son étreinte et enfouit son visage dans son cou.

Ils restèrent l'un contre l'autre, en silence, mais secrètement agités par une peur identique.


***


Dans le speed-jet au vol rapide et stable, je détachai ma ceinture et quittai le poste de pilotage, où l'agent qu'on nous avait assigné pour nous conduire à bon port me jeta un regard effrayé que je décidai d'ignorer. Bon sang, je n'allais pas le mordre, si ? Si seulement Amanda avait pu nous accompagner...

- Réunion briefing, lançai-je dans la cabine.

Samuel et Tribal se tenaient déjà près de la table de travail tactile qui occupait une bonne partie de l'espace au centre de l'appareil, tandis qu'Allan vérifiait son arme, assis sur une banquette. En face de lui, les quatre Soldats Noirs que j'étais contrainte d'emmener avec moi se regardaient en chien de faïence, toujours libres de l'influence de la puce.

- Alors ? interrogea impatiemment Tribal. Où est-ce qu'on va ?

- Ici, lui répondis-je en branchant la clef sur la table.

Immédiatement, une projection en relief d'une maison de pierres miteuse apparut entre nous et les yeux du grand Noir s'écarquillèrent.

- La maison de Blanche Neige ? ricana-t-il.

- Merci, Trib, vraiment très spirituel, grinçai-je.

- A ton service, très chère.

- Plus sérieusement, repris-je, cette maison est la cinquième et dernière d'un petit hameau, dans les Pyrénées, et c'est là que Marc a dit que se trouvait sa planque. Ismaël a localisé l'endroit et a trouvé un maximum d'informations à ce sujet.

- Les autres maisons sont-elles habitées ? s'enquit Allan tout en faisant pivoter la structure virtuelle du bout des doigts.

Je tendis la main et la manipulai à mon tour afin d'élargir le plan, montrant ainsi une vue d'ensemble du minuscule village. Une unique rue principale reliait toutes les habitations, en pierres et assez semblables les unes aux autres. Les quatre autres maisons formaient un arc de cercle, relativement regroupées, tandis que celle qui nous intéressait se trouvait un peu à l'écart.

- Deux couples de personnes âgées, annonçai-je, et dans celle-là, une veuve d'une cinquantaine d'années qui s'occupe d'un petit troupeau de chèvres. La dernière est inoccupée depuis cinq ou six ans. Apparemment, le vieux qui vivait là est mort en léguant tout à sa fille, mais elle n'est pas parvenue à vendre la maison et n'a pas pour projet de venir s'enterrer dans ce trou perdu. Elle a accepté de la mettre à disposition de l'infirmière et du médecin qui viennent parfois, au cas où ils resteraient bloqués par les intempéries en hiver.

- Et la grange, juste-là ? fit Samuel. Elle est à l'éleveuse de chèvres ?

- Non, personne ne s'en sert, hormis des jeunes de la ville la plus proches qui s'y organisent des soirées de temps à autres. A part des cadavres de bouteilles, je ne pense pas qu'on y trouve grand-chose, et on est en plein milieu de la semaine, donc pas de fête à l'horizon.

Mon mentor acheva de faire défiler la liste des allers et venues proches de la maison qui servait de repaire à Marc et ses compagnons, puis haussa les sourcils.

- On ne peut pas dire qu'ils soient très discrets. Ils se montrent sans précautions, entrent et sortent à plusieurs reprises dans la journée.

- S'ils sont tous défoncés au Rêve, ce n'est pas très étonnant, dis-je. Alors, voilà le plan, les gars. Je prends les recrues et on entre par la porte principale. Vous trois, vous passez par derrière, il y a un balcon qui vous permettra de vous introduire directement à l'étage. On capture ceux qui sont là, on descend ceux qui se défendent un peu trop, on cache les corps et on dégage.

- Simple et efficace, observa Tribal. Et si quelque chose d'imprévu survient ?

- On tue tout le monde. Pas de traces, pas de bruits. Marx a bien insisté là-dessus, il ne veut pas que l'on soit vus. Et, une dernière chose, Allan. S'il m'arrive quelque chose, vous prenez le commandement.

Le GEN aux yeux glacés opina, sans rien dire comme à son habitude et croisa les bras sur son torse.

- Et s'il arrive quelque chose à Allan ? objecta Tribal.

Je le foudroyai du regard et passai devant lui pour gagner les coffres où tout le matériel avait été rangé, tout près des toilettes du speed-jet. Allan me rejoignit, feignant de bien fixer le silencieux de son revolver. J'enfilai moi-même des gants pour éviter de laisser des empreintes dans la maison.

- Tu as l'air tendue, dit-il dans un souffle. Tu as des nouvelles de l'équipe qui cherche Achille ?

- Non, mais ce n'est pas ce qui m'angoisse. Si ça ne tenait qu'à moi, j'enfermerais les recrues ici et nous n'irions que tous les quatre. Me promener sur le terrain avec ces zombies...

- Tu vas les remettre sous le contrôle de la puce ?

- Oui, bien sûr. En croisant fort les doigts pour que rien ne parte en vrille.

- Ça va bien se passer, commandante, me taquina Allan. D'ailleurs, il faudra bientôt que tu cesses de me vouvoyer, ça devient ridicule, tu es plus gradée que moi.

- Oh, arrêtez avec ça, grommelai-je.

Nous tournâmes la tête vers le reste de l'habitacle et je me perdis quelques secondes dans la contemplation des quatre soldats dont on m'avait affublée. L'une des filles, Julia Romanov si mes souvenirs étaient bons – ce qui était forcément le cas, sans vouloir me vanter – regardait dans ma direction avec une expression de haine pure que je décidai d'ignorer. Elle avait les cheveux auburn, si courts que je pensais qu'elle avait dû les raser pour suivre une stupide mode d'adolescents humains. Ses yeux clairs se rivèrent aux miens puis elle fit mine de s'adresser au GEN assis à sa gauche et je soupirai. Samuel, debout aux côtés du pilote au poste de commande, m'adressa un petit sourire que je ne pus m'empêcher de lui rendre.

- Félicitations, vous deux, murmura Allan comme s'il lisait dans mes pensées.

Je me contentai de lui faire un clin d'œil, car, comme souvent, ma communication avec mon mentor se passait de mots. J'ajustai mon gant droit, l'esprit un peu plus serein.

- On arrive, commandante, lança le pilote.

A ce instant précis, je me rendis compte que je ne savais pas son nom, et cela me donna une incongrue envie de rire même si je me retins. Je fixai soigneusement mon arme principale à ma ceinture et m'avançai vers le plan inclinable qui servait d'ouverture au jet, prête à sortir à l'air libre.

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