Chapitre 39
Une maison abandonnée au beau milieu d'un hameau des Pyrénées, voilà quelle était la cible vers laquelle je devais guider mes hommes, avec pour mots d'ordre la discrétion, l'efficacité et la capture de prisonniers pour creuser davantage vers les Revenants, et c'était à cela que je pensais en achevant de zipper ma combinaison dans le vestiaire des Elites.
Je relevai les yeux et défiai mon reflet dans le miroir, m'assurant que mon masque de marbre était bien en place et affrontai le regard de celle qui me sembla être une étrangère. Mes cheveux tirés en arrière et noués en une tresse en surépaisseur, mes yeux à la profondeur liquide maquillés de noir et deux traits de la même couleur tracés sur chaque joue, j'étais à deux doigts de m'impressionner moi-même, mais la commandante de l'Armée Noire ne pouvait se permettre de ressembler à n'importe quel autre GEN. Sanglée dans une tenue de combat noire moulante, et dont les coutures rouges rappelaient mon statut, je fixai mon brassard de commandement autour de mon bras droit et admirai le résultat. Un revolver sur la hanche, un autre le long de mon flanc, et plusieurs couteaux dissimulés le long de mes cuisses ou de mes avants bras, je dégageai quelque chose de fort et de saisissant. Cette fois, plus besoin de dissimuler mon charisme et de m'obliger à ne pas contrôler les autres d'un simple mot : plus je serais écrasante de supériorité, et plus je remplirais facilement mon rôle. Je redressai au maximum mes épaules et sortis d'un pas impérial dans la cour baignée de lumière blanche et brumeuse.
Nombre de GEN s'étaient rassemblés à l'occasion du retour de l'Armée dans les murs de l'Institut, et ils se massaient en arc de cercle près du manoir, laissant autant de place que possible pour les Soldats Noirs. Les regards se tournèrent dans ma direction tandis que j'avançai et tous se turent. Je passai devant eux, imperturbable et presque insensible à l'attention que l'on me portait, notant juste l'absence de Geb et de Victoire qui n'étaient nulle part en vue, ainsi que l'agitation inhabituelle d'Ismaël qui avait l'air de souhaiter se trouver n'importe où, sauf là. Dans le silence le plus opaque qui fut, je me dirigeai vers Ulrich Marx, debout au centre de la cour pavée et me plaçai à sa droite, les bras croisés dans le dos. Quelques pas derrière nous, Allan, Samuel et Tribal se tenaient en ligne, comme statufiés tant ils étaient immobiles.
- Vous êtes magnifique, commandante Deveille, sourit doucement Marx dans son costume caramel.
J'acceptai le compliment d'un sec hochement de tête, avec toute la morgue dont j'étais capable et relevai le menton vers le portail de l'Institut. Accompagné d'une longue sirène signalant son ouverture, celui-ci pivota sur ses gonds et un frisson parcourut ma colonne. Voilà, j'y étais, et j'allais devoir m'adresser à ces soldats de mort devant tout le monde. Tout en me forçant au calme, je les observai se mettre en rangs serrés et parfaitement formés, le pas si léger qu'ils ne rompaient qu'à peine l'absence de bruit ambiant.
- GEN ! hurla une voix de femme, celle de l'une des instructrices en charge du groupe.
- Pour le règne ! répondirent les recrues d'une seule voix.
- Soldats !
- Notre race triomphera !
- Accueillez le directeur !
- Gloire au directeur ! Nous lui devons obéissance et honneur !
Les recrues marquèrent une pause, les yeux rivés devant eux sans expression. La puce faisait apparemment effet, et les maintenaient sous contrôle. L'instructrice, de son côté, reprit une grande inspiration avant de continuer :
- Accueillez la commandante !
- Gloire à la commandante ! s'égosillèrent les GEN. Avec force et courage, nous la suivrons dans la tourmente !
Ils se frappèrent d'un même mouvement sur le torse et levèrent un bras au ciel. La vision de cette Armée galvanisée par la perspective d'un combat sans pitié me donna envie de fuir en courant mais j'y résistai et fis un pas en avant avec assurance.
- Instructrice-chef Winner ? appelai-je vivement.
- Oui, commandante ?
Une femme plus petite que moi, les cheveux d'un brun sombre tressés dans le dos et la peau couleur de lait s'avança avec précautions. Il était très difficile de donner un âge à un GEN dans la mesure où le sérum retardait considérablement toute trace de vieillissement, toutefois, l'aspect de la personne après sa mutation dépendait de plusieurs facteurs, tels que son âge à ce moment-là et le type de sérum qu'elle avait reçu. De ce fait, je pouvais donner une quarantaine d'années à l'instructrice, car elle était beaucoup moins grande et musclée que les GEN les plus récemment transformés.
- Comment se passe le contrôle par puce électronique ? voulus-je savoir, à la surprise manifeste du directeur qui se rattrapa aussi vite que possible et masqua ses émotions.
- A merveille, commandante. Les recrues sont sous influence jour et nuit.
- Très bien. Désactivez les puces, je vous prie.
L'autre ouvrit la bouche mais se retint de protester et je braquai de nouveau mon regard droit devant moi, faisant fi des tentatives de Marx pour attirer mon attention. Il finit par renoncer et s'appliqua à avoir l'air d'être tout à fait au courant de ce que je prévoyais.
- C'est fait, commandante Deveille, souffla Winner qui tenait entre ses doigts délicats l'émetteur.
Même si elle ne l'avait pas précisé, je m'en serais aperçue, car une agitation soudaine secoua l'Armée, mélange de coups d'œil perdus et de murmures effrayés. Après des semaines d'entraînement sans le moindre contrôle sur leurs vies, les recrues redevenaient maîtresses d'elles-mêmes. Ils se reprirent et se figèrent de leur mieux, clignant des paupières comme s'ils sortaient d'un mauvais rêve.
Écartant le souvenir de ma propre arrivée à l'Institut, je croisai les bras dans mon dos et me mis à déambuler d'un bout à l'autre du rang.
- Soldats, clamai-je d'une voix claire. Si nous sommes réunis ici aujourd'hui, tous autant que nous sommes, c'est pour crier haut et fort notre appartenance à une seule et même race. Agents de terrain, médecins, techniciens, pilotes, recrues, GEN en un mot, nous faisons corps dans une communauté unie et solide, une communauté qui a fait face à l'adversité depuis des décennies et qui continuera à le faire tant que son cœur battra. Depuis trop longtemps, nous attendons dans l'ombre, forcés à l'exil et à la discrétion. Depuis trop longtemps, nous laissons le monde qui nous revient de droit aux mains de l'espèce humaine, si faible et fragile. Depuis trop longtemps, nous, les GEN, destinés à la liberté et à la domination, nous laissons contrôler par d'autres qui ne méritent pas cette place. Mes amis, le moment est venu de changer les choses, et de mener notre race au triomphe !
Je marquai une pause soigneusement étudiée, rejetai ma tresse derrière moi et intensifiait mon expression.
- Pourtant, repris-je, un obstacle se dresse encore en travers de notre route, un obstacle qui protège les humains et retarde les plans prévus depuis des années par les chefs qui nous ont conduit jusqu'ici à la sueur de leur front. Les Revenants. Un ramassis de GEN, de demi-GEN et d'humains. Des traîtres et des lâches, qui ne savent que faire de belles promesses de paix entre nous et les Hommes. Des paroles vides et fausses, car cette paix est impossible. Soldats ! Nous allons abattre le mur représenté par les Revenants, le réduire en miettes et le piétiner. Alors, les voie sera libre. Alors, les GEN entreront en guerre.
Un tonnerre d'applaudissement envahit mes oreilles, en provenance des GEN regroupés derrière moi, et des sifflements de joie s'y joignirent. Marx, de son côté, eut un sourire plein de retenue, mais je pouvais lire en lui comme dans un livre ouvert à cet instant. Il voyait en moi ce qu'il avait toujours voulu voir : une extension du monstre qu'il était, avec un côté guerrier en plus, et cela le rendait profondément exalté. Je réprimai une nausée acide et levai un bras impérieux pour obtenir le silence.
- Venez avec moi, instructrice-chef Winner, intimai-je à cette dernière.
D'un pas lent et mesure, je passai entre les rangs, étudiant les visages, les attitudes des Soldats Noirs qui me faisaient plus penser à des chatons désemparés qu'à des tigres prêts au combat. Je stoppai net devant deux filles, qui dansaient d'un pied sur l'autre et leur adressai un sourire doucereux.
- Si je ne m'abuse, mesdemoiselles, vous songez en ce moment-même à un moyen de prendre la fuite, lâchai-je sans prévenir.
L'instructrice, consternée, fronça les sourcils. L'une des jeunes filles se détourna sans rien dire, mais sa comparse laissa échapper un glapissement aigu et se recroquevilla sur elle-même.
- Je vous en prie, exprimez le fond de votre pensée, ajoutai-je avec amabilité.
Celle qui avait couiné se mit à trembler de tous ses membres et ne prononça pas un mot, mais l'autre s'obligea à parler, une veine battant sur sa tempe.
- Vous êtes des monstres, cracha-t-elle.
- Votre nom, recrue ? m'enquis-je.
- Truffier. Tina Truffier. Et je connais votre nom, Luna Deveille. Tout le monde a entendu parler de vous et de ce que vous avez fait quand vous avez été capturée. Mais vous êtes devenue comme eux. Un monstre.
- Recrue, commença froidement Winner, outrée par son insolence, je...
- Laissez, cela ira, la coupai-je. En effet, recrue Truffier, nous sommes des monstres. Certains diraient pourtant que les humains sont pires que nous, mais c'est un autre débat et je n'ai pas le temps pour cela. En revanche, ce que je peux vous dire, c'est que vous allez devenir exactement comme nous, si vous ne voulez pas finir votre vie de façon tout à fait prématurée et d'une manière qui servira d'exemple aux autres.
- Je n'ai pas peur de mourir.
Le front grand, le nez petit et retroussé, la fille n'avait pas dû être d'une beauté fracassante du temps de son existence humaine, mais il émanait à présent d'elle un défi semblable à celui que je ressentais moi-même à l'égard de Marx et de tous ses clowns qui prétendaient se servir de moi. Je saluai muettement son audace et ses efforts pour lutter contre l'effet que je lui faisais.
- Rien de plus simple que de ne pas craindre la mort, la mouchai-je âprement. On s'imagine qu'il s'agit d'une délivrance, un passage rapide vers un monde idéal, sans peines et sans contraintes. Un endroit paisible où l'on retrouvera tous ceux qu'on a perdu trop tôt, et où on sera bientôt rejoints par ceux qu'on a laissé en arrière. Sauf qu'il y a bien pire que la mort, recrue Truffier. Une chose qui brise les plus solides, qui rend fous les plus sages, et qui détruit jusqu'au plus profond de soi. La douleur, recrue. Et je sais de quoi je parle.
La recrue respirait fort, ses épaules soulevées à intervalles irréguliers, et un mince filet de sueur recouvrit soudain sa lèvre supérieure. Elle ne dit rien, comme choquée par sa conversation avec moi, et je passai mon chemin, consciente que tous les Soldats Noirs environnants m'avaient entendu et que j'avais fait ma petite impression.
J'achevai mon inspection aux côtés de l'agent Winner, puis nous retournâmes auprès de Marx.
- Je vais avoir besoin de vos quatre meilleurs éléments, instructrice-chef, annonçai-je alors. Ils m'accompagneront dans une mission de la plus haute importance.
La GEN prit le temps de réfléchir et agita la main :
- Greggor, Hellont, Pilat et Romanov.
Quatre recrues, deux filles et deux garçons s'écartèrent promptement du groupe. Volontairement ou pas, leur instructrice avait choisi les volontaires parmi ceux qui avaient le moins de mal à ne pas se montrer désorientés en dépit de l'absence de contrôle sur leur cerveau. Je ne reconnus aucun de ceux que j'avais capturé lors de la Chasse, ce qui n'était pas plus mal, et je donnai mon approbation.
- Vous semblez avoir fait de l'excellent travail, notai-je tranquillement, toutefois, je note une lacune assez embarrassante dans la formation des Soldats Noirs, agent Winner.
- Commandante ? releva celle-ci.
- Le dispositif de contrôle par puce, si ingénieux soit-il, a laissé de côté un problème majeur de l'éducation des GEN, voyez-vous. Demandez-leur ce qu'ils pensent de nous, sans influence de leur puce, et ils vous feront la même réponse que l'agréable recrue Truffier. Vous avez négligé de les convertir à notre cause, de générer chez eux l'esprit communautaire qui garantit la loyauté de tous. En clair, ils sont certes surentraînés, mais tournez le dos une minute alors que la puce – qui n'est malheureusement qu'un appareil tout à fait faillible – dysfonctionne, et ils vous poignarderont dans le dos.
- Je vois, murmura l'autre.
- Analyse très pertinente, m'appuya Marx qui se balançait sur ses talons.
Derrière nous, les GEN s'étaient dispersés et seuls quelques curieux traînaient dans les parages. Ismaël était parti, aussi vite qu'il m'avait remis la clef USB contenant les informations requises pour la mission, et sans demander son reste, ce qui m'étonna. Samuel, Tribal et Allan, mes lieutenants, en somme, ne bougeaient pas d'un pouce, et j'eus brièvement envie de rire à voir le grand Noir se tenir aussi raide qu'en cas d'épisode de constipation sévère. Je me mordis l'intérieur des jours pour m'en empêcher.
- A mon retour, dis-je, je prendrai une part plus importante à la formation de l'Armée, monsieur le directeur. En attendant, instructrice-chef, vous allez modifier leur format d'entraînement. Formez de plus petits groupes, augmentez le nombre de GEN les accompagnant pour assurer la sécurité en cas de débordement et laissez-les libre de leurs pensées en permanence. Je vous autorise à user de la puce pour qu'ils ne quittent pas leurs quartiers la nuit. Je tiens également à ce qu'ils suivent davantage de cours propres à la formation initiale des GEN, semblable à celle que nous avons tous reçue. Montrez-leur la vision du monde que doivent avoir des GEN. La formation de leur esprit est au moins aussi essentielle que celle de leurs corps.
- Ce sera fait, commandante.
La GEN aux cheveux bruns tordait la bouche avec agacement, mais elle n'était pas en position de me contredire, surtout pas devant le directeur. Elle prit congé, crispée, et s'en fut avec les autres instructeurs pour installer l'Armée dans une nouvelle aile aménagée du manoir. Seuls les quatre GEN qu'elle m'avait confiés restèrent, se demandant sans doute à quelle sauce ils allaient être mangés.
- Vous avez été parfaite, ma chère, me complimenta le directeur dont les cheveux rares voletaient autour de son crâne. Quand décollez-vous ?
- Dans quelques minutes, monsieur.
- Je suppose que vous ne changerez pas d'avis sur le contact radio ?
- Non, monsieur. Je tiens à ce que nous ne donnions à l'ennemi aucun moyen de nous détecter.
- Très bien. Nous nous verrons à votre retour, agent Deveille.
Je m'inclinai devant lui et pivotai sur mes talons, entraînant derrière moi mes lieutenants en direction du garage où un speed-jet nous attendait, et faisant signe aux recrues de se joindre à nous. Mon estomac, qui jusque-là s'était tenu tranquille m'avait épargné ses spasmes inopportuns, se retourna en faisant remonter une bile écœurante dans ma bouche. Je la ravalai sans ralentir le pas, l'image des recrues manipulées, sans la moindre lumière au fond des pupilles, comme gravée dans mon esprit.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top