Chapitre 35
En réponse aux indécrottables romantiques qui se seraient déjà imaginés un petit déjeuner au lit, une grasse-mâtinée sous la couette, et pourquoi pas, une douche en amoureux avec, si possible, de détails bien croustillants, il n'y eut rien de tout cela. Avant l'arrivée impromptue de Samuel dans ma chambre, j'avais eu le temps de régler mon téléphone portable pour qu'il me réveille tôt, et même si je ne fus pas ravie de l'entendre sonner, je décidai de m'en tenir à mon programme. Je me levai donc, m'habillai en vitesse, renonçant à tirer Samuel du lit après qu'il eut poussé un grognement digne d'un homme des cavernes et replongé sous l'oreiller, puis je quittai la pièce.
- N'oublie pas l'heure du rendez-vous, lançai-je avant de refermer la porte sans attendre de réponse.
Je réprimai un sourire et filai dans le couloir. A mesure que j'avançai, toute sensation de sérénité et de douceur après la nuit passée dans les bras de Samuel s'effaçait, laissant la place à une concentration et à une détermination sans faille – du moins je l'espérais. Je redressai les épaules, renfilant le masque de l'Ange Noir que je me devais de présenter.
Je sortis du manoir sans prendre de petit déjeuner. Il faisait jour plus tôt, à cause du récent changement d'heure, mais la cour était baignée d'une lumière blanche désagréable et envahie d'un brouillard épais, propageant une impression d'humidité. Je resserrai les pans de mon sweat autour de moi, bien que je fus incapable de ressentir le froid, et me rendis au gymnase dont je poussai la porte avec énergie.
Dès mon entrée, les GEN présents dans le hall baissèrent le ton de leurs conversations et les regards se tournèrent vers moi. Je ne leur accordai aucune attention et passai devant eux, le menton relevé dans une attitude de fière supériorité. Certains plissèrent les yeux, sans rien dire, mais je savais pertinemment ce qu'ils pensaient et sentis clairement qu'ils se tendaient, sur la défensive.
Comment avais-je fait pour survivre ? Étais-je vraiment comme eux ? Ne fallait-il pas se méfier d'une personne que rien ne semblait pouvoir tuer ? Et si je décidai de me retourner contre l'Institut ? Si j'étais une traîtresse, qui pourrait m'arrêter ? J'allais devoir faire mes preuves, manifester une loyauté sans limites à Marx pour faire taire la rumeur, et surtout, surveiller mes arrières.
Je pris l'escalier et non l'ascenseur, montant à l'étage supérieur du gymnase, jusqu'à une aile récemment aménagée pour l'entraînement au tir, puis cherchai un stand libre, de préférence au fond du couloir. Les postes de tir de l'Institut n'avaient rien en commun avec ceux que l'on pouvait voir à la télé dans les séries policières, avec les cache-oreilles pour le bruit, et la pancarte représentant l'ennemi qui coulissait ensuite jusqu'au tireur pour qu'il fasse état de sa précision. Il s'agissait ici de cellules carrées dans lesquelles N.I.A projetait des ennemis virtuels sous forme de silhouettes orange qui tiraient des traits de lumières et qu'il fallait éviter. Le but était de localiser et d'éliminer le plus rapidement possible tous les ennemis matérialisés par N.I.A, sans être touchés par leurs traits de lumière, et en usant d'un minimum de balles. Les « tirs » des silhouettes oranges étaient parfaitement inoffensifs mais faisaient baisser le score final. J'avais même entendu dire que Marx voulait développer des capteurs à placer sur le GEN venu s'entraîner pour lui causer une douleur semblable à celle d'un véritable impact et ainsi le mettre en situation réelle, mais ce n'était fort heureusement qu'un projet.
Je posai mon sac et mon sweat à l'entrée d'un poste d'entraînement libre – il n'y avait pas encore grand-monde à cette heure-là – et entrai tout en chargeant mon arme avec de fausses balles. Une fois au milieu, je fis rouler mes épaules et m'adressai directement à l'intelligence artificielle.
- N.I.A, lancement de la simulation de tir. Paramètres aléatoires. Fais-toi plaisir.
- Je ne sais pas répondre à votre dernière demande, Elite Deveille, grésilla le programme. Je ne sais pas « me faire plaisir ».
- Laisse-tomber, répliquai-je en espérant qu'elle ne me fasse pas remarquer qu'elle n'était pas non plus en capacité de faire cela.
- Bien, Elite Deveille.
Un rayon de lumière bleue balaya la pièce, et la projection de la simulation commença.
La première silhouette apparut devant moi et je l'abattis avant même qu'elle n'ait pu lever son arme fictive. Je pivotai sans attendre sur moi-même, basculant les hanches pour éviter un tir en direction de mon épaule, puis jetai au sol un second ennemi d'une balle dans le thorax qui disloqua son corps de lumière orange. Dans le même temps, je me laissai glisser à terre, laissant sans mal un trait de lumière filer au-dessus de ma tête et supprimant d'une pression sur la détente le tireur virtuel qui m'attaquait dans le dos. Alors que deux nouveaux adversaires venaient d'être envoyés par N.I.A à l'autre extrémité de la salle de tir, ils disparurent aussi sec et je fronçai les sourcils.
- Simulation terminée, annonça platement le programme. Durée de la simulation : 3 secondes.
- Je ne t'ai rien demandé..., protestai-je avant de m'arrêter net.
Des applaudissements accompagnés d'un rire ironique dans le couloir où j'avais déposé mes affaires résonnèrent et je levai les yeux au ciel. Richard Simon, ex-responsable de la sécurité à l'Institut Bollard, se tenait là, adossé au mur avec une expression telle qu'il aurait filé des frissons à n'importe qui. Comprenant que c'était lui qui venait de m'interrompre, je me relevai tranquillement et vérifiai mon chargeur avant de sortir.
- Très impressionnant, Deveille, jeta Rick en croisant les bras sur son torse. Même pas une goutte de sueur !
Il avait raison, et mon cœur n'avait même pas eu le temps d'accélérer son rythme, mais je n'allais certainement pas lui donner le contentement de pester contre son intervention. Je détachai mes cheveux d'un geste nonchalant et m'appuyai à mon tour contre le mur.
- Tu es en avance, notai-je. Je ne t'attendais pas si tôt.
- Je n'ai pas que ça à faire, de répondre aux convocations exigeantes d'une morveuse comme toi, Deveille. Surtout pas après ce que tu m'as fait. Alors, qu'est-ce qu'on fout là, hein ? Tu es venue admirer ton œuvre ? Le fruit de deux années passées à me faire chier autant que possible ?
En donnant rendez-vous à Rick, la veille, par le biais de N.I.A, je n'étais pas persuadée qu'il viendrait, et je m'en estimai déjà heureuse. Restait, maintenant, à utiliser sa colère vis-à-vis de la perte de son poste, pour faire de lui ce que je désirais. Je m'autorisai un sourire discret avant de répondre :
- Je n'ai pas de temps à perdre à tenter de te convaincre que je n'ai rien à voir avec ça. De toute manière, tu ne croiras rien de ce que je pourrais te dire.
- Tu me connais bien, ricana l'autre.
- Pourquoi es-tu venu ?
Ma question le prit au dépourvu et il passa nerveusement une main sur son crâne orné d'un dragon tatoué. Déstabiliser l'adversaire pour reprendre le dessus sur la conversation. Bien, j'allais pouvoir continuer...
- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Rick avec un plissement des yeux me donnant à penser qu'il cherchait une façon crédible de se justifier.
- Je veux dire : pourquoi es-tu venu ? Tu ne peux pas me voir en peinture, ça, tout le monde le sait, tu penses que je t'ai fait perdre ta place et remplacer par ce babouin de Svenson, mais tu t'empresse de venir quand je te le demande. Ça laisse songeur, non ?
- Arrête ton numéro, Deveille. Je suis venu parce que, depuis une certaine décision du directeur, j'ai un emploi du temps beaucoup plus allégé, vois-tu ?
Pitoyable. Et il pensait que j'allais gober le poisson, l'hameçon, et la canne avec ?
- Bon, s'impatienta le GEN, qu'est-ce que je fiche ici ? Si tu ne te décide pas, je m'en vais.
- Très bien, opinai-je d'un ton léger. Qu'est-ce que tu sais sur les Revenants ?
- En quoi ça te regarde ?
- Réponds.
Rick fit passer son poids d'un pied à l'autre, me jaugeant du regard. Il était loin, le temps où il me tenait à sa merci, dans la sombre cellule où j'avais souffert le martyr entre ses mains. A présent, je commandais et il le savait parfaitement. C'était pour cela, et uniquement pour cela qu'il était venu. Car, qui, hormis moi, pouvait lui donner la chance de redorer son blason, de regagner sa place privilégiée auprès de Marx ? S'il avait un tant soit peu de cervelle, il avait conscience que Marx, qui attendait depuis si longtemps de me hisser à ses côtés, me donnerait les pleins pouvoirs.
L'ancien chef de la sécurité pinça les ailes de son nez dans une grimace presque comique à cause des cicatrices blanches dont il était entouré, puis il se décida à parler.
- Ce sont les ennemis ancestraux de l'Institut, lâcha-t-il. Dès que le programme GENESIS a été divulgué au gouvernement, et même avant si j'en crois ce que je sais, ils se sont opposés à notre existence. Il s'agit d'un groupe armé, un peu comme notre communauté, à part qu'il y a une bonne partie de saletés d'humains dans leurs rangs.
- C'est tout ?
- Personne ne sait où est leur base, soit parce qu'on ne l'a jamais trouvée, soit parce qu'ils se déplacent. Et on ne sait pas non plus qui les commande. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'ils sabotent régulièrement des opérations, infiltrent nos rangs et que Marx les déteste.
Je pris le temps de réfléchir, en dépit du peu d'intérêt des informations de Rick. Son absence de connaissances sur le sujet n'était pas surprenante outre-mesure, car toutes les recherches que N.I.A avait lancé pour moi dans les serveurs de l'Institut n'avaient pas abouti à quoi que ce fut d'utile. En clair, les Revenants étaient l'ennemi invisible et particulièrement dérangeant dont on ne savait rien. Ce qui, au final, valait peut-être mieux pour moi, car je restais persuadée que si Marx avait su davantage de choses sur eux, il aurait facilement pu faire le lien entre ma disparition et ma visite chez ses opposants. Il possédait en effet des moyens de traçage très perfectionnés, mais s'il ignorait ce qu'il devait chercher, il ne s'était pas rendu compte de l'endroit où je me trouvais.
Rick soupira bruyamment, brisant le fil de mes pensées et agita les bras :
- Oui, je sais, grommela-t-il, en tant que chef de la sécurité, j'aurais dû être plus au courant, parce que je me suis retrouvée face à eux pleins de fois, et tout le tralala... Mais Marx lui-même ne...
- Et Achille Germond ? fis-je, coupant court à ses jérémiades alors que je ne lui avais rien reproché du tout. Tu le connaissais ? Je sais qu'il avait une relation avec Irina Malcolm, alors inutile de mentir.
L'ancien chef de la sécurité reprit un air méfiant, ses yeux luisants rivés aux miens. J'avais forcément une raison de lui poser une telle question, mais, lui, ne la saisissait pas, et s'en trouvait très agacé. Je me laissai aller à un air moqueur qui le piqua immédiatement au vif.
- Ça fait dix ans qu'il est enfermé là-dessous, peut-être même un peu plus, avoua-t-il. C'était un type bien, avant, l'un des meilleurs d'entre nous. Je crois que le sérum spécial qu'on lui avait injecté a foiré, et il est devenu complètement fou. Fin de l'histoire. Les choses se sont terminées de cette façon pour tous ceux qui avaient été transformés en même temps que lui : morts ou totalement fêlés. Mais tu te plantes, Deveille, si tu penses qu'il avait un rapport avec les Revenants.
- J'en suis justement persuadée, dis-je. Pour moi, ça ne peut pas être un simple hasard, et puisque Marx m'a demandé de retrouver Achille et d'éliminer les Revenants...
Je n'achevai pas, passant mon sac en bandoulière et fis mine de m'en aller. Rick fut incapable de résister et éclata d'un rire sans joie, empli de méchanceté :
- Ah, oui, c'est vrai que notre ami le directeur t'a nommée à des fonctions plus importantes. Bravo à toi, commandante. Une tâche rapide et agréable en perspective. Sauf si tu meures avant de l'avoir remplie.
- Pour ça, il faudrait déjà qu'on trouve un moyen de me tuer, tu ne crois pas ? le rembarrai-je sur le ton de l'évidence.
Richard Simon haussa les épaules, et un éclair de jalousie illumina son visage.
- C'est vrai. Mais tu vas devoir regarder derrière toi à chaque angle de mur, Deveille, ça, je peux te l'assurer. Monter dans la hiérarchie, c'est ce à quoi tout GEN aspire, mais plus on se trouve dans le haut du panier, plus on a de risques de se faire bouffer, tu vois ce que je veux dire ? Tu ne peux plus te fier à personne, désormais. Ceux qui étaient autrefois tes amis voudront ta place, et ceux qui te haïssaient déjà avant auront des envies de meurtres.
- Très réjouissant. Tu devrais écrire des scénarios de films catastrophe, tu aurais un succès fou.
S'il comptait me faire trembler de peur avec ses prédictions, c'était raté. Oui, il avait certainement raison. Dans le monde des humains, on avait déjà du mal à tolérer la réussite des autres là où l'on échouait soi-même, mais avec les GEN, c'était encore pire. Et faire disparaître accidentellement un élément dérangeant ne causait de scrupules à personne. Cela dit, je pensais être passée assez près de la case « cimetière » pour savoir faire attention à moi.
- J'ai déjà décidé qui seraient mes lieutenants pour m'assister dans le commandement de l'armée, repris-je. Il ne me manque qu'une seule personne et j'ai une petite idée.
- Pour quoi faire ?
- Pour se lancer à la poursuite d'Achille Germond.
- Tu ne trouveras personne, railla l'autre. Un volontaire pour pourchasser un Déformé assoiffé de sang ? Même pas en rêve. Mais fais-moi toujours rire, qui comptes-tu nommer, commandante ?
- Toi, Rick.
Il y eut un gros silence. A l'autre bout du couloir, une GEN brune à la peau mate entra, mais resta loin de nous en choisissant une salle de tir près de la porte. Elle ne nous jeta qu'un bref coup d'œil avant de se reconcentrer sur sa tâche. Je tapai du pied, attendant une réaction de la part de Rick.
- Moi... Je ne suis pas suicidaire, Deveille. Je passe mon tour.
- Je ne crois pas. Tu laisserais vraiment passer l'occasion de punir celui qui a causé ton éviction de la place de chef de la sécurité ? Parce que tu sais très bien que ce n'est pas moi, au fond. Sans compter que si tu travailles avec moi – avec l'Ange Noir – tu reviens dans le haut du panier, comme tu aimes à le dire.
Rick se détourna un bref instant. Le simple fait qu'il soit venu m'indiquait qu'il allait dire oui, je n'en doutais pas une seule seconde. Il hocha alors la tête sans desserrer les dents et je souris. Malléable comme une boule de chewing-gum, voilà ce qu'étaient en réalité les personnes avides de pouvoir. A condition de leur promettre une récompense, on en faisait ce qu'on en voulait.
J'inspirai un grand coup, prête à lui exposer ce que j'attendais de lui, refoulant au plus profond de moi la moitié de ma conscience qui se rebellait contre l'horreur de ce que j'allais demander.
Je voulais qu'il mène l'interrogatoire de Marc.
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