Chapitre 33

La porte de l'ascenseur s'ouvrit dans un « ding ! » sonore et je fis un pas en avant, la nuque immédiatement recouverte de chair de poule et les poils dressés sur mes avant-bras, arrachée comme à un rêve à mes cogitations. Sombre, à peine éclairé par de petites lumières bleues au plafond, le couloir renvoyait une atmosphère lugubre qui vous donnait une sensation de malaise à la seconde où vous y mettiez les pieds. Long et large, il était bordé de cellules composées de trois murs et d'une grille aux barreaux épais, et dans lesquelles on ne distinguait rien du fait du noir ambiant. Sur le sol, une ligne rouge vif avait été tracée, symbolisant la zone à ne pas franchir si l'on ne voulait pas se retrouver à portée de main de ceux qui se vivaient là. Les Déformés. D'un autre côté, tous ceux qui s'aventuraient ici le faisaient pour une bonne raison, et pas par simple visite de courtoisie à l'un des détenus. Pour ma part, moins je venais et mieux je me portais...

Je me mis en branle d'un pas rapide mais sans produire le moindre bruit, la semelle de mes chaussures se posant en douceur à chaque foulée. J'entendais des respirations ajoutées à la mienne, de part et d'autre du couloir, et certaines, plus rapides, m'indiquaient que les prisonniers ne dormaient pas tous. Certains me regardaient passer, dans l'obscurité de leur cellule et j'imaginai leurs yeux luisants comme ceux des chats, fixés sur moi.

Alors que j'arrivais à mi-chemin entre l'ascenseur et l'autre bout du couloir qui s'achevait par un cul de sac, je fus attirée par un bruissement sur ma gauche et tournai la tête dans cette direction. Un visage émacié s'encadra entre deux barreaux, que deux mains à la peau froissée comme celle d'une vieille femme saisirent. Je ne pus rien distinguer de son corps, avalé par l'ombre derrière elle, mais je n'en avais pas besoin pour visualiser mentalement son apparence entière : celle d'un dos tordu et brisé par des excroissances osseuses, elles-mêmes produites par les multiples mauvais traitements dont la GEN avait été l'objet.

- Hou, hou, gémit la Déformée de la voix rauque de ceux qui n'ont personne à qui parler. Hou, hou !

Un filet de sueur froide coula le long de mon dos mais je forçai mes jambes à ne pas trembler. Je n'avais pas peur d'elle, mais la simple idée de ce qu'elle endurait, et avait enduré depuis son arrivée ici me tordait le ventre. Pour l'avoir déjà vue deux fois, lors de mes descentes ici avec Allan, je savais ce que je devais répondre, et mes lèvres s'entrouvrirent machinalement :

- Pas de chien, Yasmine, pas de chien.

Ses yeux, autrefois d'un vert foncé certainement magnifique, clignèrent et ses traits se détendirent. Elle hocha vivement sa tête aux cheveux filasse et lâcha les barreaux.

- Hou, hou, répéta-t-elle plus calmement.

Elle continua à me regarder avec une expression étrange, que je n'aurais su qualifier, et je repris ma route, tenant à distance une pitié et une compassion que je n'étais plus destinée à éprouver.

Voilà ce qui attendait ceux et celles qui rejoignaient le cercle des Déformés à un funeste moment de leur vie : une place dans ce musée des horreurs, coupés de tous et sans le moindre espoir d'en sortir un jour. Oui, la faiblesse, la maladie, l'anormalité n'étaient pas tolérées par notre race, mais pour moi, le respect et l'importance qu'Ulrich Marx accordait à notre espèce auraient dû l'inciter à abréger les souffrances de ces Déformés. Sachant que depuis des décennies, aucune solution à leur état n'avait été trouvée, qu'espérait-il en les gardant ici, la cervelle rongée par la solitude et le sérum jusqu'à la folie ?

La prison d'Achille Germond était la quatrième après celle de la pauvre Yasmine, mais de l'autre côté de l'allée. N.I.A m'avait indiqué son numéro, mais elle était surtout reconnaissable à sa grille pendant sur ses gonds, en piteux état. J'avançai à pas lents pour bien examiner tout ce qui m'entourait. Pour tout mobilier, les détenus Déformés ne bénéficiaient que du strict nécessaire – et encore, il ne fallait pas être trop délicat. Un lit, une cuvette de toilettes et une douche, répartis dans la pièce carrée sans le moindre rideau qui aurait pu préserver une intimité déjà exposée par la grille donnant sur le couloir. La douche elle-même, dans le coin gauche, ne se rapportait qu'à un pommeau fixé au plafond, et à un trou d'évacuation sur un sol légèrement en pente. Une trappe aménagée dans le plafond permettait aux médecins en charge de la zone de faire descendre des produits de toilette, de la nourriture et des vêtements, sans jamais se trouver en contact direct avec les prisonniers.

Avec une grimace de dégout face à ce confort plus que spartiate, je pénétrai dans la petite cellule, les mains dans les poches. Irina Malcolm se trouvait déjà là, me tournant le dos, et elle ne bougea pas à mon arrivée. Je plissai les yeux, ressentant la tension qui se dégageait d'elle, à l'opposé de la morgue de la froideur dont elle faisait ordinairement preuve.

- Bonsoir, docteur Malcolm, la saluai-je d'une voix forte.

Ce faisant, je portai mon regard à l'autre bout de la pièce, pour ne pas lui montrer que j'avais remarqué son état. Pivotant sur ses talons aiguilles, la GEN me jaugea brièvement et se reprit :

- Bonsoir, agent Deveille, et bon retour parmi nous. N.I.A m'a avertie de votre arrivée. J'étais en train de terminer l'inspection de la cellule.

- Quels sont vos premiers constats ? demandai-je sans relever son allusion à ma brusque ressuscitation.

Je me mis à déambuler tranquillement, mettant mon cerveau en marche pour noter le moindre détail et oblitérer totalement mes inquiétudes vis-à-vis de cette histoire d'Armée Noire. Je reprenais le dessus sur mes émotions et cela me rassurait.

Pour toute réponse, la doctoresse eut un haussement d'épaules.

- Il n'y a pas grand-chose à dire. Le Déformé aura profité de la désactivation des systèmes de sécurité pour arracher la grille et fuir. Cela aurait pu être n'importe quel autre prisonnier.

- Mais comment s'y est-il pris ? insistai-je.

- Quelle importance ? éluda sèchement la GEN. Je pense qu'il est beaucoup plus urgent d'envoyer une équipe fouiller le périmètre et de choisir quels agents se lanceront à sa poursuite. Je vais...

- C'est moi qui donne les ordres.

Irina Malcolm se figea et redressa les épaules, dans un comportement de défi. Ma voix avait fendu l'air comme un fouet, ne laissant aucune place aux protestations, mais elle tordit furieusement la bouche.

- J'ai en effet appris votre surprenante montée en grade, cingla la doctoresse.

- Et je juge au contraire que savoir pourquoi et comment Achille Germond s'est échappé est très important, dans la mesure où tout ce qui a eu lieu ce soir a été de toute évidence prémédité avec soin, dis-je, enfonçant le clou comme si je ne l'avais pas entendue.

La fidèle collaboratrice de Marx parut choquée, non pas par le ton sur lequel je m'exprimais, mais plutôt par ce que j'étais en train d'avancer. De mon côté, je n'avais absolument pas l'intention de me montrer prétentieuse et d'user de mon statut pour soumettre tout le monde à mon autorité, mais c'était ce que le directeur voulait voir de moi. Que je prenne la place qu'il m'avait attribuée, autrement dit celle d'un GEN surpassant tous les autres, et l'affichant clairement. Plus question de faux-semblants et de dons à moitié dissimulés, cette fois, je devais me révéler telle que j'étais au fond – ou au moins telle que me voyait Marx.

- Que voulez-vous dire ? souffla le docteur Malcolm. Il n'y a absolument aucune preuve de ce que vous dites...

- Voyons, Irina, soupirai-je d'un air désabusé, pensez-vous vraiment me persuader qu'une personne aussi brillante que vous, tant dans votre domaine de spécialisation que dans tous les autres, ait pu ne pas être capable de reconstituer ce qui a eu lieu ici ? Ce que je crois plutôt, c'est que vous entreteniez des liens bien plus étroits que vous ne voulez bien l'admettre avec le Déformé Achille Germond, et que vous voulez le protéger.

- Comment osez-vous ? s'étouffa la GEN, la voix réduite à un murmure bas et rauque.

Je m'autorisai un sourire satisfait à la voir ainsi perdre pieds. Cruel ? Mesquin ? Puéril ? Sans doute. Mais Irina me baladait depuis ma mutation en évoquant tout un tas de raisons à ses examens sur moi, alors qu'en réalité elle se servait de mon sang pour essayer de guérir son mari. J'avais commencé à nourrir des doutes après l'épisode à la résidence du sénateur Reilly et plus particulièrement ces six derniers mois, pour finalement obtenir la réponse sur un plateau de la part de Geb, qui n'avais alors pas compris pourquoi il aurait dû m'en informer alors que je ne lui avais rien demandé – bref, Geb dans toute sa splendeur.

Apprendre que je connaissais son secret n'améliora pas l'humeur du docteur Malcolm, mais je choisis de l'ignorer et entrepris de me promener dans la cellule.

- Si vous tenez tant à ce que je fasse votre boulot et que je vous expose ce qui est pour moi comme pour vous complètement évident, je vais le faire, assurai-je. Premièrement, l'absence de tentative de fuite par les autres détenus indique clairement que Germond savait que la coupure du système aurait lieu et a attendu le bon moment pour agir. Le directeur ne s'étant lui-même rendu compte de rien, il est peu probable que les Déformés aient eu conscience du battement dont ils disposaient sans surveillance, il fallait donc que notre évadé soit prévenu. Deuxièmement, ces grilles ont été pensées pour résister à tout, y compris aux crises de violence des Déformés, et elle n'aurait pas cédé sous une simple pression, même de l'un d'eux en colère. Germond a donc bénéficié d'une aide, à la fois pour l'avertir de l'opportunité qu'il aurait, et pour lui remettre une substance capable de décupler sa force et de le faire sortir sans mal, hors il n'a pas pu se la procurer seul. Troisièmement, en admettant qu'une simple crise de rage lui ait donné la force requise pour tordre les barreaux, une incohérence réside dans le fait que Germond n'a provoqué aucun dégât : il n'a pas tenté de libérer les autres, de défoncer la porte de l'ascenseur, il n'y a absolument aucune trace de lui dans l'Institut et personne n'a vu ou entendu la moindre chose. Il avait donc bien toute sa lucidité et savait exactement ce qu'il avait à faire, dans la plus grande discrétion.

J'achevai ma tirade sans qu'Irina ne bronche. J'attendis un moment pour voir sa réaction, les yeux rivés aux siens. Elle réagit enfin en retournant d'un geste sec le mince matelas du lit du prisonnier et en retira une balle de tennis à la couleur terne.

- Achille s'en servait pour la lancer contre les murs, m'expliqua-t-elle, cela l'occupait un peu. Mais s'il avait un complice à l'intérieur de l'Institut...

Ses doigts se refermèrent violemment sur la balle qui se rompit comme un fruit trop mur, révélant une petite sphère métallique à l'intérieur.

- Il s'en sera servi pour y dissimuler la substance dont vous avez parlé. Je vais faire analyser ceci au laboratoire, agent Deveille. Il doit également y avoir un dispositif d'injection ou quelque chose comme cela. Quant à la drogue, je pencherais pour du Rêve, ou l'un de ses dérivés.

La fière doctoresse était de retour, et le ton professionnel avec, le moment de faiblesse envolé. Pour préserver sa carrière et la confiance qu'Ulrich Marx plaçait en elle, Irina aurait sûrement donné n'importe quoi...

- Je vous tiendrais au courant, acheva-t-elle avant de traverser la cellule et d'en sortir, ses talons cliquetants sur le carrelage.

- Merci, docteur, dis-je sobrement.

Elle s'éloigna en silence et je restai seule.

Oui, définitivement, Marc, Germond, l'agression du directeur et tout ce qui s'était déroulé avant étaient liés. Mais je n'allais certainement pas laisser n'importe qui travailler sur le sujet, il en allait de ma crédibilité auprès du directeur. Il me fallait un plan, de quoi démêler tout cela, mais pour l'heure, je ne voyais devant moi rien d'autre que la perspective de quelques heures de sommeil.

Je remontai le couloir en sens inverse, soulagée qu'aucun visage morbide ne se présente à la grille de la malheureuse Yasmine, et regagnai le rez-de-chaussée du laboratoire. Un sentiment d'épuisement s'emparait de moi, si bien que je me serais volontiers laissée glisser le long d'un mur pour m'endormir dans un coin. Je n'avais pas fait de vrai repas depuis une éternité, et surtout, il ne fallait pas oublier que j'avais failli passer l'arme à gauche peu de temps auparavant.

Après la cour du manoir à la nuit opaque, je grimpai l'escalier menant à ma chambre avec l'impatience folle de me jeter dans mon lit. N.I.A m'avais prévenue que je possédais désormais de nouveaux quartiers, du fait de mes récents statuts d'agent accrédité et d'Elite, mais je désirais récupérer mes effets personnels avant de m'y rendre. Je poussai donc comme d'habitude la porte de la chambre que je partageai avec Victoire et Amanda, et qui s'avéra vide. Victoire se trouvait dans un autre lit, auprès de l'un de ses innombrables jules, et Amanda avec Tribal, ce qui n'était pas plus mal étant donné que je n'aurais pas supporté de répondre à ses questions. J'empoignai un sac de sport, y fourrai des vêtements, mes affaires de toilette et ma panière à chaussettes au contenu top secret, puis quittai l'endroit sans plus attendre. Mes pas me conduisirent comme un automate à mon nouvel étage, et après un rapide détour par la cuisine où je fis le plein de sandwich sous-vide, je parcourus à vive allure le couloir menant à ma toute nouvelle chambre.

Devant la porte, je stoppai net en me massant le front.

- N.I.A ?

- Oui, agent Deveille ?

- J'ai besoin que tu transmettre certains messages pour moi. A l'agent Vallet et à d'autres. Ensuite j'aimerais n'être dérangée sous aucun prétexte, à moins d'une urgence extrême, c'est compris ?

- Entendu, agent Deveille.

Je dictai ce que j'avais à dire, un peu surprise de n'avoir aucune nouvelle de mon mentor, puis rappelai à l'intelligence artificielle de me laisser tranquille.

Enfin, je pénétrai dans la chambre et verrouillai derrière moi.

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