Chapitre 32
Un petit silence suivit la sortie de Rick et de son prisonnier, puis Marx se décida à bouger en allant ramasser les morceaux d'un vase bleu et blanc que Marc avant renversé en me résistant. Il les contempla avec une nostalgie qui me parut tout à fait déplacée pour un objet aussi laid, mais après tout, quand on aimait les fontaines hideuses avec des cupidons...
J'attendis qu'il dise quelque chose et le suivis des yeux lorsqu'il regagna son meuble de bureau et s'échoua sur sa chaise avec un grognement.
- Quelle soirée, n'est-ce pas agent Deveille ?
- Redémarrage système, s'interposa la voix numérique de N.I.A. Recalibration sécurité : 32%... Merci de patienter.
- Ce n'est pas trop tôt, fulmina le directeur. Y a-t-il d'autres failles dont je devrais être averti, N.I.A ?
- Recalibration sécurité : 35 %. Merci de patienter.
Ulrich Marx se pencha et récupéra une bouteille à demi-pleine d'un liquide ambré dans le placard de son bureau, ainsi que deux verres. Il secouait la tête d'un air agacé et je fis un pas en avant :
- Monsieur le directeur, l'agent Vallet s'est occupé de prévenir l'agent Simon. Je ne crois pas que vous ayez à craindre d'autre problème pour le moment.
- L'agent Vallet ? répéta-t-il. Il va falloir me donner un certain nombre d'explications, ma chère, notamment concernant le rôle de votre ex-mentor et de l'agent Samuel Pidet qui m'a tout de même annoncé avec un aplomb sans précédent que vous aviez été éliminée.
- Ne doutez pas un seul instant que tout ce qu'ils ont fait, l'un comme l'autre, avait pour but de coincer le responsable de cette mascarade, monsieur le directeur.
Les bras croisés sur la poitrine, je lui imposai l'image qu'il attendait de moi, c'est-à-dire celle de son agent inébranlable et profondément attaché aux intérêts de l'Institut Bollart.
- Je suppose donc que nous tenons dans la personne de mon agresseur, l'instigateur de la rébellion des recrues, ainsi que de la tentative de meurtre sur vous, dit Marx en se servant un verre. Vous voulez boire quelque chose, agent Deveille ?
- Non, merci, monsieur.
Je ne refusais pas par peur des effets de l'alcool sur mon cerveau, étant donné qu'il en aurait fallu un tonneau pour que je ne ressente ne fut-ce qu'un frémissement dans les oreilles, mais plutôt parce que partager un verre avec le directeur me semblait aller un peu trop loin. Lui avoir sauvé la vie, alors que je l'aurais volontiers laissé crever comme le sale chien qu'il était pesait déjà assez comme cela sur ma conscience. Etrange, n'est-ce pas, comme on peut parfois regretter d'avoir porté secours à quelqu'un et considérer que le contraire aurait davantage constitué une bonne action...
- Dans ce cas, asseyez-vous, dit-il. Et racontez-moi tout.
Et je racontai. Ou plutôt, je lui présentai un savant mélange entre la vérité et un récit de mon invention que je souhaitais le plus réaliste possible.
Dans cette nouvelle version, après les trois morts suspectes aux laboratoires Bollart, je m'étais retranchée dans un motel et avait remonté la piste du hacker responsable du piratage des puces. Jusque-là, je restai dans le rapport strict des faits, et comme Marx avait obligatoirement entendu parler de cet épisode puisque Rufus et Svenson avaient causé la mort de l'humain, je semblais d'autant plus crédible. Mais dans la suite de mon histoire, j'avais été contactée par une personne que je soupçonnais être un Revenant, puis m'étais rendue à la soirée où Marc m'avait piégée avec l'aide d'un humain, et j'expliquai au directeur que j'étais persuadée que l'invitation venait bien de lui – ce qui n'était pas le cas du tout. Blessée, j'avais été sauvée par Samuel et Allan qui m'avaient emmenée dans une plaque en attendant que je guérisse, chose que j'avais faite par le plus grand des hasards et sans la moindre intervention extérieure alors que je pensais mourir. Samuel était alors revenu annoncer ma mort pour tenter de piéger d'éventuels complices de Marc entre les murs de l'Institut, et cela avait été à ce moment que mon ancien camarade de lycée et deux autres GEN inconnus nous avaient attaqués, Allan et moi, dans la plaque où nous nous cachions. Les complices de Marc étaient morts, et ce dernier s'était enfui, non sans avoir laissé entendre qu'il avait assassiné Tari, Caleb et Ravier pour m'attirer hors de l'Institut et me tuer. Conscients de sa folie et de sa haine pour Marx, nous étions alors rentrés le plus vite possible, juste à temps pour l'arrêter.
Je repris mon souffle, assise sur le bout des fesses en face d'Ulrich Marx qui se gratta le menton pensivement. Il acheva son verre et s'en versa un autre avant de commenter :
- Il y a une chose que j'ai du mal à saisir, agent Deveille. Pourquoi ne pas avoir contacté directement la sécurité si vous étiez si certaine que ce Marc allait m'agresser ? Rick aurait pu prendre les mesures nécessaires, en dépit de son incompétence...
- Allan et moi y avons pensé, monsieur, répondis-je, pas déstabilisée pour deux sous. Cela dit, nous nous sommes dits que s'il possédait des complices ici-même, avertir l'ennemi de l'état de nos connaissances n'était pas une bonne idée.
- Je vois.
Marx se tut, relevant les yeux vers moi et planta son regard dans le mien. Je ne cillai pas, croisant les doigts de pieds dans mes chaussures pour que mon récit ait pris. Je m'étais concentrée sur l'essentiel, car le meilleur moyen de se perdre et de devenir incohérente était bien de donner trop de détails et de ne pas s'en rappeler après. Finalement, le directeur Marx poussa un long sifflement et posa son verre :
- Vous avez survécu au poison.
- Oui, monsieur, fis-je, surprise qu'il ne retienne que cela.
- Votre corps l'a éliminé de lui-même.
J'opinai encore, lisant clairement de l'admiration dans l'expression de Marx, mais n'en ressentant aucune fierté. Il me voyait juste comme sa création la plus parfaite et s'imaginait sans doute déjà reproduire mes caractéristiques sur toute une armée – ce qui, entre nous, serait une véritable catastrophe s'il y parvenait.
- C'est fantastique, chuchota-t-il. Inespéré...
- Monsieur le directeur, annonça aimablement N.I.A, le redémarrage de mes systèmes est terminé. La sécurité est assurée à 100%.
Ulrich Marx esquissa une petite moue en se calant dans son siège. Il fixait le point bleu au-dessus de l'interrupteur, comme s'il s'adressait directement à l'intelligence artificielle.
- Rapport sur la faille de sécurité, reprit la voix de synthèse. Désactivation du système à 23h09. Intrusion dans la zone « bureau du directeur » à 23h11. Ouverture de la zone des Déformés à 23h12.
- Attends, réagis-je aussitôt, la zone des Déformés ? Qu'est-ce qui s'est passé là-bas ?
- La cellule du Déformé Achille Germont a été ouverte, agent Deveille. Mes caméras de surveillance m'informent qu'il n'est plus dans le périmètre de l'Institut Bollart.
Une drôle d'impression m'envahit à ces mots. Et si la vraie raison de la tentative de meurtre sur Marx se trouvait là ?
- Agent Deveille..., commença Marx après un soupir impressionnant.
- Je m'en occupe, monsieur le directeur.
- Vous êtes plus que qualifiée en la matière, vous l'avez encore prouvé ces derniers jours, et nous avons tous deux un certain nombre de raison de vouloir mettre un terme à cette mascarade ridicule.
Ben voyons, on avait des points communs, maintenant ? Je me contentai d'un hochement de tête, sans rien laisser paraître de ce que je ressentais vraiment face à ce monstre – autrement dit le désir fou de lui enfoncer mon poing dans le nez.
- Je veux que vous résolviez cette histoire, agent Deveille, reprit-il. Toute cette histoire. Il y a un lien entre les différents évènements, ce lien est forcément en rapport avec les Revenants, et il n'est pas question qu'ils continuent à me contrarier.
Le directeur se leva de façon étrangement leste pour un GEN de sa corpulence et totalement dépourvu de grâce, et se mit à faire les cent pas, les bras dans le dos. J'attendis patiemment la suite, ne pouvant – même si l'envie me démangeait – prendre congé sans autorisation, mais surtout, je sentais qu'il n'avait pas fini.
Il pivota d'un coup dans ma direction, un sourire qui n'éclairait pas ses yeux aux lèvres :
- Vous avez carte blanche, ma chère. Mobilisez toute les ressources et toutes les personnes que vous voulez, trouvez ces Revenants et éliminez-les tous.
Il émit une espèce de rire exalté qui ne lui ressemblait pas du tout avant de donner le coup de grâce :
- Félicitations, vous venez de monter en grande, Elite Deveille. Je vous confie le commandement de l'Armée Noire.
***
- Félicitations pour votre promotion, Elite Deveille, minauda N.I.A alors que je parcourrais le couloir à vive allure quelques minutes plus tard.
- Ouais, c'est ça, grondai-je avec une amabilité toute relative.
Je savais que l'intelligence artificielle ne m'en tiendrait pas rigueur, car si elle était capable de comprendre le sens de tous les mots, elle ne savait pas déchiffrer les émotions contenues dans la façon de s'exprimer des GEN.
Putain de merde ! Commandante de l'Armée Noire ? Il avait complètement craqué son slip le directeur ou quoi ? Oui, d'accord, là, c'était plutôt moi qui était sur le point de virer la carte, mais rendez-vous compte ! Moi, l'Ange Noir, commandante de l'Armée Noire ?
J'aurais dû m'estimer heureuse que les accusations de meurtre dont j'avais été l'objet, puis ma disparition suivie de l'annonce de ma mort aient finalement donné lieu à un superbe retournement de situation en ma faveur, puisque le directeur était encore plus persuadé qu'avant de ma fidélité, mais je retenais surtout que cela me mettait dans une position plus que délicate. Il allait falloir que je l'assume vis-à-vis des autres GEN qui ne manqueraient pas de me jalouser – et je ne parle même pas de Victoire – mais surtout que je supporte ce que ma fonction impliquait. Je savais tuer, ça, pas de doutes, mais mener une armée au combat, éliminer une foule de personnes sur ordre de Marx, c'était différent. Car je ne me faisais pas d'illusions une seule seconde quant à la teneur de cette promotion. Oui, je devenais responsable de la chasse aux Revenants, qui représentaient malgré tout un espoir de me sortir du joug de Marx un jour, mais je savais pertinemment à quoi l'Armée était destinée à long terme.
La domination GEN sur le monde. La terreur pour les humains, la destruction de leurs villes, de leurs sociétés, de leur espèce... Et ce serait moi qui mènerais la danse.
J'avalai la salive au gout de bile qui coulait dans ma bouche et arrivai au bout d'un couloir donnant sur un ascenseur. Je devais me reprendre, écarter ces pensées et faire ce que je devais. Comme toujours.
J'appuyai sur le bouton d'appel, prête à descendre dans la zone des Déformés.
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