Chapitre 30


L'agitation autour de nous ne retomba pas, même une fois Marc disparu et sa complice maîtrisée par les jumelles. Elle fut trainée hors du réfectoire, se démenant comme une possédée et labourant le visage de ceux qui tentaient de venir en aide aux deux GEN blondes. Dans le reste de la pièce, on apportait des brancards et je notai que deux humains avaient perdu la vie, tandis que quatre autres étaient blessés à divers degrés de gravité. Plusieurs soldats GEN avaient également été touchés mais ils guériraient seuls, et s'affairaient à aider les autres.

S'essuyant le front de la main, Allan alla s'accroupir près du GEN Noir que contre lequel je m'étais battue et je le rejoignis. Je m'agenouillai dans les débris de verre et les restes de nourriture épars, le regardant soulever le poignet du jeune homme et tâter son cou.

- Il est mort, constatai-je d'un ton neutre.

- En effet. La balle n'est pas ressortie. Je ne suis pas médecin, mais je crois qu'il a fait une hémorragie cérébrale.

Mon mentor me désigna le point d'entrée du projectile et je haussai les épaules, étonnée :

- Je ne pensais pas le tuer. Rick avait survécu au même genre de blessure, non ?

Allan releva les yeux et sourit jusqu'aux oreilles, ce qui arrivait très rarement, et je l'imitai. Notre bien-aimé chef de la sécurité gardait aujourd'hui encore une très sympathique cicatrice en forme de soleil autour du nez, et tous ceux qui ne l'aimaient pas – moi y compris – ne rataient jamais une occasion de lui en rappeler l'existence.

- Je peux peut-être l'expliquer, ajoutai-je en retrouvait un semblant de sérieux. Irina Malcolm m'a parlé d'une étude réalisée sur le Rêve. A la base, les chercheurs ont tenté de s'en servir comme d'un calmant sur les Déformés, mais ils se sont vite rendu compte qu'il valait mieux éviter. Les premières injections plaçaient bel et bien les sujets dans un état de torpeur, accompagné d'hallucinations agréables, mais l'effet ne durait pas, et il en fallait toujours plus. Passé un seuil donné de dépendance, la réaction au produit s'inverse : crise de paranoïa, colères, rage décuplée. Les Déformés sont assez instable comme cela, alors on a cessé de leur en donner. Mais en plus de ces symptômes, il est apparu qu'une trop forte dose de Rêve provoquait également des dégénérescences cellulaires. Excroissances osseuses, hypertrophies musculaires, incapacités de guérison...

Allan écarta les lèvres du GEN et fit une grimace :

- Ses gencives sont totalement blanches et la racine des dents commençait à noircir. Il devait prendre de sacrées doses, celui-là.

Je voulus formuler une remarque, mais mon regard fut attiré par Albert Niels qui pénétrait d'un pas pressé dans ce qui restait du self, l'air contrarié par les dégâts. Il marcha droit sur nous et se planta là, les bras croisés en signe de mécontentement.

- Vous l'avez laissé s'enfuir, cingla-t-il d'emblée.

- Et vous l'avez laissé entrer, rétorqua paisiblement Allan, me coupant de ce fait l'herbe sous le pied. Alors à qui la faute, hein ?

- Nos systèmes ont dysfonctionné, c'est tout. Mais si vous l'aviez retenu, il aurait pu nous en apprendre plus. A moins bien sûr que vous n'ayez pas voulu prendre le risque de le tuer, puisqu'il était semble-t-il votre ami...

- Cessez votre petit jeu, dis-je, peu amène. Je pense que vous avez bien plus à vous reprocher que nous à propos de Marc. Alors ? A quel moment les choses ont-elles dégénéré avec lui ?

Albert Niels crispa les mâchoires, peinant apparemment à avouer ses erreurs. Une veine battait sur sa tempe lisse et il tourna son visage mi-humain mi-GEN vers le réfectoire, balayant des yeux les débris et les blessés hissés sur des civières.

- D'accord, fit-il. Puisque vous y tenez tant, je vais vous le dire. Votre ami est entré à mon service il y a sept ou huit mois environ. Mes agents l'avaient approché alors qu'il exécutait une mission de surveillance auprès du Premier Ministre britannique, et il a accepté de se joindre aux Revenants, et de nous transmettre un maximum d'informations sur ce qui se passait à l'Institut.

- Marc a commencé à se droguer il y a cinq mois tout au plus, vous vous en êtes forcément aperçu.

- En effet. Nous avons essayé de le convaincre de participer à un protocole de désintoxication expérimental, mais...

- La belle affaire, ricana Allan dont les yeux ne reflétèrent pas le moindre amusement. On ne peut pas se sevrer du Rêve, la dépendance est permanente.

- Je peux continuer ? gronda l'autre. Marc a refusé, et j'ai décidé de le mettre à pieds pour les missions de terrain. Il lui arrivait d'en réaliser quelques-unes pour nous, et je pensais qu'il représentait un danger.

- Une petite minute, l'interrompis-je. Sa drogue, comment se l'est-il fournie ? Le directeur a mis un frein important au trafic à l'Institut, il a donc fallu que les accros en trouvent ailleurs. Vous lui en avez donné ?

Niels retint son souffle, à tel point qu'on aurait pu entendre une mouche voler et son expression me donna immédiatement la réponse. Je reniflai d'un air méprisant et agitai la main, jugeant ce sujet clos. Le Revenant se racla la gorge avant de poursuivre :

- Votre ami a continué à nous donner des renseignements sur les plans de Marx, mais au bout de quelques temps, il s'est mis à voir le mal partout, à se persuader que les Revenants ne luttaient pas vraiment contre l'Institut et même à accuser certains de mes soldats d'être des traîtres. Il devenait intenable quand il était ici, mais nous ne pouvions pas nous permettre de lui interdire de travailler pour les Revenants, sans quoi il aurait peut-être tout révélé à votre directeur.

- Et le rapport avec Luna ? s'informa mon mentor. Comment en est-il arrivé à tirer sur l'une de ses amies ?

- Je... J'ai manifesté le désir de vous rencontrer, agent Deveille, il y a quelques semaines, et Marc me semblait tout indiqué pour organiser un rendez-vous avec vous. J'avais peur qu'une approche classique ne tourne mal, et que je me retrouve avec des cadavres sur les bras si vous faisiez preuve d'un peu trop de méfiance.

- Dites tout de suite que j'ai la gâchette facile, ce sera fait, grondai-je, en dépit de la véracité de ses propos.

- Il m'a promis qu'il arrangerait ça, mais tout est allé de travers, et j'ai par la suite appris qu'il avait tué deux GEN pour vous attirer hors des murs de l'Institut.

- Trois, rectifiai-je. Il y a eu trois meurtres.

- Vous êtes sûre ? tiqua-t-il. Il m'avait pourtant assuré que...

Niels ne termina pas sa phrase, mais je ne cherchai pas non plus à le relancer. Il n'avait aucun intérêt à mentir – au point où il en était, je ne voyais pas l'utilité de nier une mort de plus – mais je doutais sérieusement de la parole de mon ancien ami de lycée. Dans son état, perturbé par le Rêve, il ne s'était peut-être pas rendu compte de ce qu'il faisait.

- Bref, reprit le chef des Revenants. Je vous ai ensuite envoyé le message pour vous donner rendez-vous à la Cour des Loges, et je m'y suis rendu, comme prévu afin de vous parler. Marc n'avait nullement été affecté à ma protection, et je ne savais pas qu'il était là, je vous assure. Et j'ignore aussi qui était l'homme qui vous a attirée sur le balcon. Je suis désolé.

Niels se dandina d'un pied sur l'autre, probablement gêné par la fixité de mon regard et de celui d'Allan. Je soupirai profondément, assimilant ce qu'il venait de dire. Je n'avais jamais imaginé que Marc pouvait être une taupe – j'étais persuadée que c'était Victoire – mais je me sentais aussi un peu vexée qu'il ne m'ait pas directement parlé de ses contacts avec les rebelles. Notre ancienne alliance, qui nous avait conduit à fuir tous les deux, n'était plus qu'un lointain souvenir. Mais pour l'heure, j'avais d'autres soucis, et décidai de m'apitoyer sur mon sort une autre fois. Je pivotai sur mes talons, prête à partir.

- Où allez-vous ? s'inquiéta le Revenant.

- Je rentre à l'Institut. Si, comme vous le dites, Marc est devenu totalement parano et qu'il pense que personne ne chercher vraiment à se débarrasser d'Ulrich Marx, il ira le faire par lui-même.

- Mais ne me dites pas que vous tenez à la vie de ce malade !

Le ton outré du demi-GEN aurait presque porté à rire, mais je restai de marbre.

- Parce que vous croyez peut-être que tous les habitants de l'Institut sont des monstres ? Je ne veux pas que mes amis fassent partie des victimes collatérales.

- Et mon offre ? Nous avons toujours besoin de vous, Luna !

La voix de Niels partit en couinement plaintif, et je lui jetai un dernier coup d'œil :

- Prenez le temps d'étudier ma candidature, me moquai-je. Creusez dans les détails bien croustillants et on verra si vous tenez tant que cela à avoir quelqu'un comme moi dans vos rangs.

Je m'éloignai à grandes foulées, pas suffisamment, toutefois, pour que mes oreilles se trouvent hors de portée de la remarque d'Allan qui s'apprêtait à me suivre, prononcée sur le ton de l'extrême sagesse :

- Vous savez, son mauvais caractère surprend toujours au premier abord, mais on finit par s'y faire.

Je sentis malgré moi les coins de mes lèvres se relever, puis mon mentor me rejoignit, plantant-là un Albert Niels à l'expression défaite.

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