Chapitre 28


Les tremblements du corps d'Allan cessèrent à la seconde où il me toucha, et dès qu'il releva les yeux sur moi, il m'embrassa sur le front, les mains serrées autour de mon visage. J'esquissai un sourire qu'il me rendit, puis il s'écarta. Immédiatement, ses épaules se détendirent et il reprit contenance, son seul regard chargé de douceur et de soulagement.

- Tu vas bien, déclara-t-il d'une voix rauque. Tu reviens de loin.

Oui, ça, on pouvait le dire. Mais mon état ne m'intéressait pas tellement et je tendis la main vers Allan. Les mots de Firell, avertissant des risques de la transfusion, me hantaient toujours, et je ne voulais surtout pas apprendre que me guérir avait nuit à Allan.

- C'est fini, dis-je, tout va bien. Et vous ? Qu'est-ce qui s'est passé durant l'opération ? Combien de temps suis-je restée dans les vapes ?

- On dirait qu'au moins, tu n'as pas perdu l'habitude de poser quinze questions à la seconde, ricana Allan en s'asseyant sur le rebord de la table.

Je pris une chaise et me laissai tomber près de lui. Sa barbe lui mangeait encore plus les joues que d'ordinaire, mais ses yeux brillaient toujours du même éclat et il avait l'air d'aller bien.

- Puisque tu l'apprendras obligatoirement par cet abruti qui t'a servi de médecin, inutile de te cacher que ça a failli mal tourner, fit mon mentor. Ton cœur a manqué de s'arrêter avant qu'il ne te transfère mon sang, et crois moi, je me suis chargé de lui dire mon avis sur ses compétences.

- Je vous imagine déjà, souris-je avec complicité.

- Quand une quantité relativement importante a été transfusée, nous avons attendu mais il ne se passait rien. Le poison avait été purgé mais tu ne cicatrisais pas. Evidemment, Firell a prétendu que c'était ta faute, que tu avais joué avec ta vie, blablabla... Au bout de deux bonnes heures, la régénération cellulaire s'est remise en place et tout s'est arrangé, heureusement.

- J'ai du mal à croire ce qui s'est passé, dis-je avec un froncement de sourcils. Je me sens... normale. Comme si je n'avais jamais été empoisonnée.

- Tu n'es pas la chouchoute de Marx pour rien, s'amusa Allan. Pour cela, il faut quand même avoir quelques particularités !

Je regardai autour de moi à la recherche d'une fenêtre, peinant à comprendre comment les occupants de la Fourmilière pouvaient ainsi vivre dans la seule lumière des néons et frémis. On pratiquait peut-être un tas d'horreurs à l'Institut mais le cadre y était plus chaleureux.

- Vous allez bien ? repris-je.

- Ne t'en fais pas pour moi. C'est le rôle du professeur, de s'inquiéter pour son élève.

- Ne disiez-vous pas il y a quelques jours que j'étais votre égale, désormais ?

- En effet. Mais il va falloir que tu abandonnes ce « vous » protocolaire, dans ce cas. Je n'ai pas l'âge d'être ton grand-père quand même.

- On verra ça, marmonnai-je.

A trente-six ans, Allan avait passé plus de la moitié de sa vie sous l'emprise de Marx avant de faire ma connaissance. Les cheveux sombres, et la barbe d'habitude soignée, il me rappelait exactement celui qu'il était en venant me chercher dans ma cellule, celle où j'avais cru devenir folle sous le coup des souffrances infligées par Rick. Pour tout ce qu'il avait fait pour moi, je l'aimais et le respectais, et surtout, le considérais comme l'une des personnes auxquelles je tenais le plus. Alors que je songeais à l'une de nos missions, à Paris, durant laquelle je l'avais sauvé des griffes d'une veuve adepte des soirées échangistes, et où nous avions partagé notre plus mémorable fou-rire, il surprit mon regard sur lui et me fit un clin d'œil.

- Tu es restée au bloc environ quatre heures, ajouta-t-il. Tu n'as pas raté grand-chose, la vie dans ce souterrain a l'air des plus monotones.

- Quel est votre avis sur ces gens ? Ces Revenants ? Vous croyez qu'ils sont dignes de confiance ?

Maintenant que je les avais enfin rencontrés, je ne savais plus sur quel pied danser. Pourrais-je croire les révélations que Niels comptait faire – s'il finissait par revenir ?

- On ne m'a pas laissé déambuler ici à ma guise, tu sais, mais cet endroit regorge en tout cas de personnes qui n'ont rien de combattants. Il y a des soldats, bien sûrs, mais je crois tout le monde déterminé à obtenir une paix et une liberté dont ils ne peuvent espérer bénéficier tant que l'Institut et la folie de Marx existeront.

- On peut espérer que la présence de GEN dans leurs rangs empêche les Revenants d'en venir à des massacres de notre espèce. Cela ne ferait qu'empirer les choses, notai-je.

Allan ouvrit la bouche pour répondre, mais le grincement de la porte nous interrompit et je pivotai sur mon siège. Albert Niels entra le premier, suivi de deux femmes à la ressemblance frappante. Dès leur apparition, l'air parut se solidifier, s'alourdir. Je contractai les mâchoires et me mis aussitôt debout dans une attitude de défi. Allan sauta à son tour de la table, les muscles bandés.

Imaginez un instant des lions adultes mis en présence l'un de l'autre. Quelle serait alors leur réaction ? Connaissant le tempérament particulièrement dominateur des fauves, ils se jetteraient les uns sur les autres, se battant avec force jusqu'à ce que les plus faibles se soumettent au plus fort. Eh bien, il s'agissait exactement du même problème pour les GEN les plus puissants – à ceci près qu'ils évitaient généralement de se sauter à la gorge. Je ressentais ce besoin d'affirmer ma supériorité, comme une pulsion vitale et un rien animale.

Les deux femmes étaient grandes, minces, et je voyais nettement leurs muscles se dessiner sous les vêtements. Toutes deux partageaient une chevelure bonde très claire, presque blanche, et un visage en forme de cœur. Si celle de droite, les cheveux rassemblés en chignon serré à la manière d'une ballerine, portait une tenue classique composée d'une chemise et d'un jean slim, l'autre coiffée d'un carré court, semblait revenir de la salle de sport dans son jogging moulant. Je les identifiais tout de suite, comprenant que j'avais en face de moi les jumelles, celles-là même qui avaient échappé à l'Institut des décennies plus tôt. Et s'il fallait encore une preuve de l'inhumanité des GEN, leur visage lisse et pâle, après une durée suffisante pour faire ressembler un humain à une pomme ridée, en faisait largement office.

La GEN de gauche prit à peine le temps de regarder Allan, et braqua ses yeux verts sur moi. Sa sœur, quant à elle, fit un pas en avant, les lèvres pratiquement retroussées sur ses dents parfaites. Nous nous affrontâmes dans un silence tendu que Niels s'osa pas rompre. Si d'ordinaire, je devais retenir mon charisme pour ne pas écraser tout le monde, je le déployai au maximum, le dos droit. Un grondement s'échappa de ma gorge, sans que je ne cède et la tension qui nous entourait monta d'un cran. L'influence des deux GEN se combinait, mais Allan était avec moi, et pour être devenu un Elite, il dégageait une puissance à peine inférieure à la mienne. Je croisai les bras sur ma poitrine, avec nonchalance, certaine qu'elles finiraient par se détourner. Ces deux femmes étaient peut-être plus proches de moi que les autres GEN, mais je restais plus forte.

La GEN blonde en tenue de sport craqua la première et recula d'un pas, vaincue. Sa sœur l'imita, un air furieux sur le visage, et l'air reprit sa fluidité normale. L'affrontement n'avait pas duré plus de quelques secondes, pourtant un filet de sueur maculait le front de l'une des jumelles.

- C'est terminé ? s'agaça Niels. Nous pourrions passer aux présentations, non ?

Pour quelqu'un qui vivait en compagnie de GEN en permanence, il se comportait comme s'il ne connaissait pas nos usages. Je lui lançai un regard moqueur et le rouge lui monta aux joues. Il prit brusquement une chaise et je fis de même, sans me départir de mon sourire.

- Agents Deveille et Vallet, voici Madeleine et Annabelle Maturet, deux de mes meilleurs éléments.

- Les jumelles, laissa tomber Allan.

- En personnes ! railla la dénommée Madeleine en coinçant une mèche de son carré derrière ses oreilles.

- Mesdames, ajouta Niels, faisant la sourde oreille, je vous présente Allan Vallet et Luna De...

- Nous savons qui elle est, cracha Madeleine. Comment ne pas connaître le célèbre Ange Noir ?

- Ça suffit, Maddie ! Nous en avions déjà parlé avant de venir ! Tu devais te tenir tranquille.

Annabelle jeta un tel regard à sa sœur que si ses yeux avaient été des mitraillettes, Madeleine serait tombée raide. L'autre eut un haussement d'épaules accompagne d'un reniflement de mépris.

- Arrête de te voiler la face, Annie, elle n'est pas comme nous. Biologiquement, d'accord, mais aucune de nous n'a jamais massacré des innocents. Nous ne sommes pas des monstres !

Annabelle chercha une réponse mais ne trouva rien, et Niels se dandina, mal à l'aise. Je croisai les jambes, feignant de ne pas être atteinte par ses propos. Au fond de moi, une amertume teintée de honte me tordit les entrailles en dépit de mon air détaché. Elle avait raison, bien sûr... Cela dit, je ne m'attendais pas à une telle réaction de la part de l'une des personnes dont la nature se rapprochait le plus de la mienne.

- C'est vrai, dis-je calmement. Mais si nous sommes venus débattre de mon degré de violence et de cruauté, je crains qu'il ne s'agisse d'une trop vaste question. Dites-moi tout, où je m'en vais d'ici, Albert.

- Si toutefois vos agents sont en capacité de cesser de mordre au moindre mot, remarqua vivement Allan, ses yeux glacés lançant des éclairs.

Sa main se posa sur ma cuisse, sous la table, manifestant son soutien et surtout le fait qu'il ne digérait pas vraiment les reproches faits par la GEN. Annabelle attrapa vivement le bras de sa jumelle et se pencha par-dessus la table. Ses yeux d'un vert étincelant, pailletés de doré me rappelèrent ceux de Victoire quand elle me dévisagea.

- Ecoutez... Agent Deveille, et vous aussi, agent Vallet, maintenant que vous êtes là, le général Niels aimerait vous voir rejoindre nos rangs. Notre cause a besoin de sang neuf et... Enfin, vous êtes l'Ange Noir, non ?

Elle leva les yeux au plafond, cherchant ses mots et Niels se racla la gorge, une petite moue sur le visage. Il ne la laissa pas poursuivre et s'adressa directement à moi :

- Votre réputation vous précède, agent Deveille. Inutile de se mentir, nous savons tous de quoi vous êtes capable, et votre présence dans un camp ou un autre pourrait tout faire basculer.

- Je vois, dis-je posément. Mais qu'est-ce qui vous fait penser que j'aurais la moindre envie de travailler avec vous ?

Ma question arracha un rictus à Madeleine qui jeta à sa sœur un regard signifiant « je te l'avais bien dit », et Niels plissa les yeux, sans comprendre. Allan sourit légèrement. Il me connaissait assez bien pour avoir déjà une bonne idée de ce que je pensais, et savais aussi que je ne faisais que bluffer pour les cuisiner.

- C'est vrai, repris-je. Vous ne le dites pas ouvertement, mais vous m'imaginez tous comme une créature sanguinaire, dépourvue de morale et de scrupules. En quoi une telle personne aurait-elle intérêt à passer du côté des gentils ?

- Parce que si tu étais aussi inhumaine que cela, nous serions déjà tous morts, grommela Madeleine à contrecœur.

- Mais en admettant que cela m'intéresse, appuyai-je, qu'est-ce que vous entendez par « rejoindre votre camp » ? Quitter définitivement l'Institut ?

Albert Niels parut reprendre espoir et se redressa d'un coup.

- Pas vraiment, non. En fait, nous aurions grand besoin de contacts au sein de la communauté de Marx, de préférence des personnes haut-placées. Nous possédons d'insuffisantes informations sur l'Armée Noire, et un tel agent-double nous serait utile pour en apprendre davantage sur les manœuvres prévues, les cibles à protéger. Vous pourriez jouer ce rôle, agent Deveille.

- Je crois qu'il nous reste un point à éclaircir, avant de penser à notre éventuelle coopération, s'interposa Allan.

Sa voix me tira de mes pensées, et je me tournai vers lui.

- La présence de l'agent Deveille devant vous se justifie par l'attaque qu'elle a subi à la Cour des Loges, alors qu'elle se rendait à votre rendez-vous, monsieur Niels. C'était bien vous, ce « A », non ? Que s'est-il vraiment passé ?

Là, il avait tout à fait raison. Je méritais quand même de savoir pourquoi j'avais failli mourir. Impatiente d'entendre la suite, je fixai sans ciller le chef des Revenants.

- Ce qu'il faut bien que vous compreniez, c'est qu'aucun des nôtres n'avait reçu d'ordres, et que tout ceci n'était qu'un accident, d'accord ?

Le ton du Revenant vira dans les aigus et son front lisse prit une couleur de cendre. Il cachait quelque chose, ou je ne m'appelais pas Luna.

Un bip sonore me vrilla alors les tympans, et, comme un seul homme, nous pivotâmes vers l'écran géant. L'un des carrés était cerclé de rouge.

- Problème de sécurité ! s'étrangla Annabelle. Un badge désactivé vient d'être utilisé.

Je repérai tout de suite la vidéo-surveillance en cause et me levai pour regarder de plus près.

Trois personnes avançaient dans ce qui semblait être l'entrée du bunker, trio composé de deux hommes et d'une femme. Je m'intéressai surtout à cette dernière, persuadée de savoir qui elle était. Mes réflexions m'avaient amenée à penser que Victoire travaillait peut-être pour Niels, et que ces actes – les meurtres – avaient eu pour but de me mener aux Revenants et non de me nuire. Mais la personne que je reconnus sur l'image ne fut pas Victoire.

Ce fut Marc.

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