Chapitre 27
Des mains m'agrippèrent pour me maintenir sur le fauteuil et le sol se mit à défiler à toute allure sous mes yeux. Je m'efforçais de rester calme et de faire passer un peu d'air dans ma trachée malgré l'engourdissement dont j'étais victime, alors qu'au fond de moi, une voix hurlait son angoisse. Ne pas avoir peur de la mort ni de la souffrance ne m'épargnait apparemment pas de celle de finir ma vie amoindrie et clouée au lit, rongée par une substance toxique.
Le médecin qui me poussait haletait comme un bœuf au travail et fit s'arrêter la chaise roulante dans un crissement, ouvrant une porte d'un coup de pied. La pièce dont je ne voyais que le sol, courbée en deux, était carrelée et la vision d'un bloc opératoire s'imposa à moi. Bon sang, mais qu'allait-on me faire ?
- Brittany ! s'écria le médecin aux tâches de rousseur. Aidez-moi à la mettre sur la table et préparez la perfusion.
- Docteur Firell ? bafouilla une femme.
- Faites ce que je dis et ne posez pas de question.
Une forte poitrine se plaça à hauteur de mes yeux et deux paires de mains me soulevèrent. Je me retrouvai allongée sur quelque chose de froid, le regard fixé sur le néon du plafond et dans l'incapacité de détourner les yeux. L'air entrait curieusement mieux dans cette position, mais mon calme ne tenait qu'à un fil. Et s'il était déjà trop tard ?
Des bruits de pas accompagnés de cris me tirèrent de mes réflexions macabres et je me concentrai sur ceux-ci puisque je ne pouvais pas faire autre chose.
- Agent Vallet ! Vous avez fait vite. Elle n'a que trop attendu, il faut procéder à la saignée. Quel est son groupe sanguin ?
La saignée ? Une sonnette d'alarme retentit dans mon esprit et je produisis un grommèlement étouffé, la gorge aussi sèche qu'un parchemin. C'était ça, leur solution miracle ? Me vider de mon sang ? Pourquoi fallait-il que je sois toujours entourée de fous à lier ?
- ALPHA 2.02, répondit immédiatement Allan, quelque part sur la gauche.
- Le même groupe que Madeleine, constata Firell. Brittany, allez me la chercher ! Et cette perfusion, où est-elle ? Oh, laissez-moi faire, vous n'êtes qu'une empotée !
La colère augmentait dans le ton du médecin qui cogna brutalement des objets métalliques les uns contre les autres.
- Agent Vallet, occupez-vous de la perfusion. Vous savez faire, non ? Et vous, Brittany, bougez de là !
- Docteur, couina la femme, l'agent Maturet est en mission et ne doit rentrer que ce soir.
- C'est une plaisanterie ? On prévoit une saignée sur une Améliorée sans la seule personne bénéficiant du même groupe sanguin ?
- Cette femme, intervint Allan, n'a-t-elle pas une jumelle ?
- Annabelle ? Si, mais son groupe est BÊTA 2.02, cela ne correspondrait pas. Ce sont de fausses jumelles. Et de toute façon, elle est également absente.
Je fis de vains efforts pour m'agiter et attirer l'attention sur moi, mais parvins à émettre un son gargouillant à peine audible :
- A...Allan. A...
Mes hoquets interrompirent les jurons de Firell et mon mentor comprit aussitôt :
- Prenez mon sang. Je suis du groupe ALPHA 2.0.
- La formule chimique de votre sang ne colle pas ! Elle pourrait le rejeter totalement.
- Mais si on ne fait rien, elle passera le restant de ses jours dans ce fauteuil, c'est ce que vous voulez ? Il vous paie à quoi votre patron ?
Allan laissait libre cours à ses intonations menaçantes et j'imaginai fort bien ses yeux passer de glacés à totalement givrés. Le souffle du médecin se fit rauque.
- Il faut essayer, appuya encore Allan. Lorsque son corps se sera suffisamment débarrassé du poison, il sera en mesure d'assimiler mon sang et sa capacité de régénération fera le reste.
- D'accord, siffla l'autre. Brittany, installez l'agent Vallet.
Je sentis l'aiguille tenue par Allan me piquer légèrement et il se pencha sur moi en me pressant la main. Il ne dit rien, et pour les humains présents avec nous, son visage était indéchiffrable, mais je pouvais lire dans ses yeux tout ce qu'il voulait que je sache. Mon estomac se contracta douloureusement.
- Comment l'opération va-t-elle se dérouler ? voulut savoir le GEN brun, sa voix accompagnée par le bruit des roulettes de la seconde table apportée par la jeune femme à forte poitrine.
- Je suis en train d'installer la pompe qui va aspirer un maximum de sang de son corps. Nous attendrons le plus possible, et lorsque son organisme faiblira, nous enverrons votre sang pour le remplacer.
- En faudra-t-il beaucoup ?
- Son métabolisme est encore différent du vôtre. Il peut tout aussi bien n'avoir besoin que d'une faible quantité pour réactiver ses fonctions que vous vider de votre force vitale jusqu'à la dernière goutte. Ce n'est pas sans risques...
- Allez-y, répliqua fermement Allan.
J'aurais voulu protester, hurler, dire qu'il n'était pas question de le mettre en danger si cela pouvait le tuer, mais je ne pus rien faire. Quelle gourde avais-je fait, de demander qu'on me transfuse le sang de mon mentor ! Une larme solitaire coula sur ma joue, seule manifestation de la terreur qui m'habitait sans que je puisse bouger.
Sur la droite, Firell, dont je ne distinguais qu'une main de temps à autre, piqua de grosses aiguilles dans mon bras et ma jugulaire. Elles devaient être suivies de tuyaux suffisamment gros pour que le sang s'écoule à une vitesse importante, et reliées à la fameuse pompe.
- C'est prêt, annonça dans un murmure la dénommée Brittany.
- On y va.
La pompe se mit en route dans un bourdonnement sourd qui fit trembler murs et tables et j'eus seulement la force de serrer les paupières, priant tous les dieux du monde, en lesquels je ne croyais pourtant pas, d'épargner Allan. Puis, je rouvris les yeux et me fixai sur le néon, le cœur battant au rythme de la pompe qui drainait mon corps, jusqu'à ce que mes forces m'abandonnent.
***
Je ne revins pas vraiment à moi dans la mesure où je ne m'étais ni endormie ni évanouie. Ce fut un peu comme une décharge d'énergie brutalement envoyée dans mon corps, et le plafond que je contemplais toujours d'un air absent reprit ses couleurs.
Je me redressai promptement et inspirai une goulée d'air qui fut comme une brise fraîche après la fournaise d'un désert. J'allais bien. J'étais guérie. Cette certitude ne souffrait aucun doute, je la ressentais dans chaque fibre de mon être. Quoi qu'il se fût passé pendant la transfusion, j'étais de nouveau moi – le moi monstrueux, me direz-vous – et j'avais vaincu le poison.
Je baissai le regard sur les vêtements que je portais et qui s'avérèrent être les mêmes que la veille – je remerciai alors le ciel de ne pas autant transpirer que les humains, sans quoi j'aurais dégagé une forte odeur – mais on m'avait retiré mes chaussures. Impatiente de me lever, et l'esprit immédiatement préoccupé par Allan, je basculai les jambes par-dessus la table et posai les pieds sur le carrelage froid.
Dès mon réveil, j'avais su que je n'étais pas seule du fait de la seconde respiration qui emplissait l'air en plus de la mienne, mais la pauvre femme vêtue de blanc, assise à son bureau, sursauta violemment en me voyant ainsi réveillée. Les cheveux teints en blond, elle était pourvue d'une poitrine beaucoup trop imposante pour être naturelle, compte-tenu de sa taille et de sa minceur. Ses lèvres couvertes d'une épaisse couche de rouge s'entrouvrirent avec hésitation :
- Mademoiselle... Le docteur a dit que vous deviez rester couchée le plus possible.
Je me penchai pour enfiler mes chaussures, laissant mes cheveux défaits glisser devant mon visage.
- Je vais bien, répondis-je. Où est Niels ?
- Le docteur Firell a dit...
- J'ai peut-être été malade, mais certainement pas sourde, coupai-je avec fermeté. J'ai besoin de voir votre chef. Maintenant.
Celle qui semblait être une infirmière resta coite, la main sur le dossier de sa chaise, et me regarda me lever avec le même genre d'expression que si j'avais eu deux têtes. Je me mordis la lèvre, un peu agacée, tout en sachant pertinemment que son comportement était entièrement ma faute. Certains humains régissaient plus violemment que d'autres à la présence d'un GEN et cette femme y était visiblement très sensible. L'autorité dont je faisais preuve la privait tout bonnement de ses moyens. Je lui adressai un sourire que j'espérais gentil et traversai la pièce sans attendre son aval. A en juger par sa posture figée, je n'étais pas près de l'obtenir...
La salle où l'on m'avait amenée ne ressemblait pas vraiment à une chambre de patient, mais plutôt à un petit laboratoire ou à une pièce réservée aux analyses. Trois des quatre murs étaient en béton, recouverts d'innombrables clichés de radios et autres résultats de prises de sang. Contre celui de gauche, tout près de la table d'opération sur laquelle je m'étais réveillée, un long meuble haut accueillait des microscopes et des fioles en tous genres et un gros appareil que je ne reconnus pas était soigneusement rangé au fond. Quant au dernier mur, il était intégralement vitré et donnait droit sur le corridor par lequel j'avais accédé au bureau d'Albert Niels un peu plus tôt.
Dans une dernière tentative courageuse de me stopper, la femme blonde ouvrit la bouche et émit un gargouillis inintelligible mais fut fort heureusement sauvée par Niels en personne qui passait devant la porte. Il haussa les sourcils et entra avec un regard condescendant pour l'infirmière.
- Agent Deveille ! Vous voilà sur pieds, à ce que je vois. Et de façon remarquablement rapide. Laissez, Brittany. Je tiendrais le dicteur Firell au courant.
- Me...merci, monsieur
- Venez, agent Deveille. Nous avons une conversation à terminer. Sachez, au passage, qu'Allan Vallet se porte à merveille. J'étais sûr que vous poseriez la question.
Il m'invita d'un geste et je le suivis dans le couloir. Il fit quelques pas, les bras dans le dos puis écarta les bras pour me montrer tout ce qui nous entourait.
- Bienvenue à la Fourmilière, agent Deveille.
J'observai lentement les alentours, et nota un maximum de détails sur l'endroit, du réfectoire en face duquel nous nous trouvions, aux petites portes dont émergeaient de temps à autre un adulte ou un enfant, et que j'identifiai comme des quartiers d'habitation. Le corridor effectuait en fait un carré autour de la salle de restauration, et tout un tas d'autres salles rejoignaient cet accès principal. Avec tout le monde qui y circulait, je comprenais parfaitement le nom donné à la base des Revenants.
- Quelles sont vos activités ici ? demandai-je. Est-ce une base militaire ou un camp de réfugiés ?
- Un peu des deux, affirma Niels, même si pour le moment, les personnes à venir ici pour se cacher et mettre les leurs à l'abri sont peu nombreuses. Cependant, avec le projet d'Armée Noire de votre communauté, nous serons très vite appelés à porter secours à des familles entières. Nous nous trouvons dans un ancien bunker et nous sommes en train de rénover le plus de surface possible pour l'accueil de ces personnes.
Je hochai la tête, perdue dans mes pensées lorsque nous passâmes devant une jeune femme humaine et un GEN, marchant côte-à-côte en discutant avec animation. Je n'avais rien de spécial contre les humains, mais les voir cohabiter ainsi avec mes semblables...
- C'est une société idéale que vous avez conçue, constatai-je avec un brin d'ironie tout en poursuivant ma route avec Niels. Des GEN et des humains en harmonie.
- Par la force des choses, cette cohabitation s'est installée entre nos murs, mais cela n'a pas toujours été simple. Mais je crois que le résultat actuel en vaut la peine, non ?
Niels fit une halte quelques mètres plus loin, sous un néon qui lui donna le teint jaune. Je me retins de lui dire ce que je pensais vraiment, autrement dit que, pour moi, cette entente ne pourrait jamais avoir lieu dans le monde réel, et me décidai à passer aux choses sérieuses.
- Trêve de bavardages, dis-je. Ce n'est pas en me faisant miroiter votre petit paradis que vous parviendrez à me garder ici. Dites-moi ce que vous voulez en échange.
- En échange de quoi ?
Je levai les yeux au ciel.
- Ne jouez pas à ça avec moi, Albert. Vous et moi ne sommes pas des habitués de la charité, n'est-ce pas ? Vous ne m'avez certainement pas soignée juste pour le plaisir de faire une bonne action, et vous espérez forcément quelque chose de ma part. Allez-y, crachez le morceau.
Un groupe d'hommes, casques sous le bras, nous dépassa, probablement des pilotes de retour d'entraînement ou de mission, et l'un d'eux me dévisagea étrangement. Il tapota ensuite le coude de l'un de ses camarades en chuchotant à toute vitesse. Décidant de ne pas y faire attention, je plongeai mon regard dans celui du Revenant qui ne savait pas quoi dire.
- Je n'ai pas le choix, non ? Après tout, vous êtes l'Ange Noir, sourit-il d'un air crispé. Très bien, suivez-moi. J'ai quelques personnes à vous présenter. Nous vous dirons tout.
Niels poussa une porte révélant une cage d'escalier dans laquelle je m'engageai à sa suite. Je n'éprouvai pas de satisfaction particulière dans la mesure où j'avais pour seul souhait qu'il ne me balade pas encore en tournant autour du pot. Nous descendîmes deux paliers, traversâmes un couloir blanc et froid dont je mémorisai chaque virage, puis le Revenant me fit entrer dans une nouvelle salle.
- J'ignore si les personnes qui doivent nous rejoindre ont eu mon message. Je vous laisse quelques instants et je reviens.
J'acquiesçai et le laissai s'éloigner. A l'intérieur de la salle de réunion ronde où il venait de m'introduire, je ne trouvais qu'une table et une ribambelle de chaises, toutes placées face à un immense écran de télévision scindés en petits carrés montrant chacun une vidéo différente. Mais mon attention ne fut retenue que par le GEN qui m'y attendait déjà.
- Allan, commençai-je, ravie de voir qu'il allait bien.
Mon mentor fut sur moi en une fraction de seconde et me serra contre lui de toutes ses forces.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top