Chapitre 26
Une pression sur mon épaule me tira de la torpeur dans laquelle j'avais glissé, et je tournai un regard perdu vers Allan qui se penchait sur moi.
- On est arrivés, chuchota-t-il. Comment tu te sens ?
- Ça va, répondis-je machinalement.
Il s'avéra en fait que je n'allais pas si bien que cela, lorsque je me rendis compte que mes jambes refusaient obstinément de bouger, raides comme des bâtons de ski. Une bouffée de chaleur m'envahit tandis que je cherchais à m'extirper du siège.
- Qu'est-ce qui se passe ? interrogea la pilote Zerra, descendue de son poste et après avoir ouvert la porte du petit jet.
- Je..., commençai-je fébrilement.
- Laissez passer ! Vite ! Il faut l'amener en salle de soin ! Poussez-vous, bon sang !
La voix masculine qui nous coupa résonnait d'accent angoissé et apparut appartenir à un homme d'une trentaine d'année en combinaison blanche. Il se précipita pour monter dans le jet, un fauteuil roulant plié dans les bras, collant son visage constellé de taches de rousseur au mien, comme pour m'examiner. J'eus un mouvement de recul, peu désireuse de me laisser ainsi manipuler.
- Décoloration des lèvres, constata l'homme, probablement un infirmier ou un médecin. Le poison a atteint le système nerveux. Nous allons vous emmener au plus vite et...
- Vous n'allez rien faire du tout, si ce n'est me conduire à votre chef, cinglai-je sans même essayer de me montrer aimable avec cet inconnu qui se souciait de mon sort.
- Mais, protesta-t-il, je...
- C'est bon, laissez-la, intervint Allan. Vous vous occuperez d'elle plus tard.
La tension me nouait les épaules. Je me sentais étrangement molle, comme si je ne parvenais pas tout à fait à me réveiller, et tout mon corps se plaignit au moment où je pris appui sur mes mains pour m'asseoir sur le fauteuil. L'infirmier se recula, boudeur, pendant que mon mentor m'aidait à franchir la marche de l'appareil.
- Venez par ici, ordonna Zerra, son casque sous le bras. Vous semblez déterminée à jouer avec votre vie en attendant le plus possible avant les soins, alors faisons vite. Le général vous attend.
Le jet était posé dans une sorte de grand garage regorgeant d'autres appareils volants ou non, et surtout dépourvu de fenêtre. La seule source de lumière venait des néons jaunes suspendus au plafond, ce qui m'amena à penser que nous nous trouvions sous terre. Je crispai mes doigts sur les accoudoirs puis me décidai à faire rouler le fauteuil à la suite de la pilote, notant au passage que Stone s'était volatilisé. Allan, le visage fermé, marchait près de moi sans rien dire.
Nous sortîmes du garage pour emprunter un long couloir désert et tout blanc qui ne m'inspira rien de bon, évoquant simplement l'image d'un hôpital lugubre, puis Zerra ouvrit une porte sur la droite.
- Agent Vallet, vous attendrez ici, dit-elle paisiblement. Je vais conduire l'agent Deveille au général.
- Pourquoi ? voulus-je savoir. Pourquoi ne peut-il pas venir aussi ?
- Comme il vous plaira, répliqua poliment le GEN brun, comme si je n'avais pas ouvert la bouche. A plus tard, Luna. Je vais profiter de cet endroit au confort si chaleureux.
Pince-sans-rire, il eut un vague geste pour désigner la pièce nue et seulement meublée d'une chaise. Une salle d'attente, ça ? Une cellule, oui ! Cela dit, Allan ne voulait certainement pas s'opposer aux seules personnes en mesure de m'empêcher de finir ma vie dans ce même fauteuil, la cervelle en compote. Il me fit un clin d'œil pour m'inciter à suivre la pilote et se laissa tomber sur la chaise. Jugeant la discussion close, l'humaine referma la porte et m'entraîna à sa suite.
- Pour vous répondre, agent Deveille, vous et vous seule êtes habilitée à entrer dans notre quartier général, sur ordre de notre chef. Les intentions de votre ami pour vous accompagner étaient sans aucun doute louables, mais nous ne pouvons prendre le risque d'introduire chez nous des personnes indignes de confiance.
Je ravalai la remarque désagréable qui menaçait de franchir mes lèvres. Dans mon état normal, j'aurais été considérée comme bien plus dangereuse que mon mentor, mais dans ce fauteuil et aussi affaiblie... Brusquement, il me vint l'idée que cette situation convenait peut-être parfaitement aux Revenants, puisque cela leur donnait l'occasion de me rencontrer sans que je ne représente de danger. Je poussai un soupir, pressée de découvrir le fin mot de l'histoire.
Au bout du couloir, la pilote poussa une nouvelle porte et nous débouchâmes sur un vaste corridor, entièrement vitré, ce qui donnait donc une vision directe sur tout ce qui se passait dans les salles auxquelles on pouvait accéder en passant par-là. Il s'agissait principalement de bureaux, grouillants de monde, et je haussai les sourcils d'étonnement devant l'ampleur du personnel. Les Revenant, dans mon esprit, n'étaient qu'un petit groupe marginal, mais je m'étais apparemment complètement trompée.
Zerra me tira de ma rêverie et me fit signe de me dépêcher. Elle attendait devant une porte vitrée, les bras croisés dans le dos, et frappa lorsque je fus près d'elle. Mon cœur se mit à battre plus fort à la pensée que j'allais enfin rencontrer le chef des Revenants, chef qui luttait contre le directeur hérétique et sa cause folle qui me retenaient prisonnière depuis deux ans.
- Entrez, dit une voix d'homme.
- Je vous laisse, fit la pilote Zerra. Nous nous verrons peut-être plus tard.
Elle fila sans demander son reste, m'abandonnant devant la porte, et je fis rouler le fauteuil à l'intérieur, un peu tremblante.
Le bureau était petit, surchargé par la bibliothèque et deux gros ordinateurs à l'opposé du matériel dont je disposais à l'Institut. Une simple table faisait office de poste de travail et des chaises branlantes l'agrémentaient.
- Soyez la bienvenue, agent Deveille. Approchez, approchez.
L'homme assis derrière la table lui servant de bureau m'adressa un large sourire pendant que j'avançai vers lui sans me presser. Si j'en jugeais par la hauteur de son torse au-dessus de son poste de travail, il était relativement grand et carré d'épaules. Le cheveu noir et ras, les yeux sombres, les pommettes saillantes et le teint mat, tel était le visage du leader des Revenants dans sa combinaison noire.
Je me garai – vous me passerez l'expression – de l'autre côté de la table et le silence s'installa, silence que je ne voulais pas rompre la première.
- Le trajet s'est-il bien déroulé ? s'enquit tranquillement l'autre. La pilote Zerra est l'un de nos meilleurs éléments.
Je ne répondis rien, affichant un ennui profond pour ce qu'il me disait. S'il m'avait convoquée pour discuter chiffons, je n'allais pas aimer du tout. Il s'interrompit et soupira :
- Je vois que vous n'êtes pas décidée à commenter nos commodités de déplacement. Je devrais peut-être me présenter, alors...
- Faites donc, jetai-je.
- Très bien. Je suis Albert Niels, le chef de cette organisation rebelle. Les Revenants... Que dire ? Ils existent depuis aussi longtemps que l'Institut Bollart. Dès les premiers projets d'amélioration du génome humain, il y a eu des protestations au gouvernement – n'oublions pas que l'idée est d'abord venue de nos chers politiques – et ces protestations ont pris davantage d'ampleur lorsque l'Institut a totalement échappé au contrôle de l'Etat. Evidemment, il ne s'agissait alors pas d'un groupe actif, mais les choses ont pris un nouveau tournant lorsque le programme GENESIS a été mis en œuvre, et que les premiers Améliorés ont vu le jour. Des êtres encore imparfaits, instables, parfois même à peine viables. Mais ils existaient. C'était possible. C'est lorsque les intentions de domination du monde par cette nouvelle race ont été clairement exprimées que les Revenants sont devenus ce qu'ils sont aujourd'hui. Un savant mélange d'humains et d'Améliorés, prêts à défendre leur pays et à en venir aux armes si nécessaires.
- Et vous ? Quelles raisons avez-vous de vous impliquer là-dedans ? J'imagine que tout le monde ici est concerné de près ou de loin par mon espèce, non ? Soit parce qu'un membre de la famille en est un, soit parce qu'un GEN a tué une personne chère. Mais vous ? voulus-je savoir.
Albert Niels se laissa aller en arrière sur son siège et son regard brilla brièvement d'une drôle de lueur. Il attendait ce moment, il désirait en venir à cette conversation, c'était flagrant.
- Je suis à la tête des Revenants depuis une vingtaine d'années, à présent, expliqua-t-il. Nos chefs sont choisis par l'ensemble des rebelles, mais il faut pour prétendre à ce rôle avoir occupé des fonctions importantes dans l'un de nos services. Quant à mes motivations, vous les connaissez déjà.
Il se pencha en avant, le sourire aux lèvres, dans une expression de défi qui ne m'impressionna absolument pas. Que cherchait-il ? S'il comptait me provoquer ainsi, il n'était pas près d'y arriver.
- Allez-y, agent Deveille. Montrez-moi ce que vous savez faire. Montrez-moi que je n'ai aucun secret pour vous.
- Outre votre index et votre majeur droit jaunis, sans compter l'odeur que vous dégagez qui m'indiquent que vous êtes un gros fumeur – minimum un paquet par jour – et le tic nerveux qui agite votre mâchoire lorsque vous essayez de dissimuler vos émotions, je dirais que la chose qui me saute le plus aux yeux chez vous, c'est l'absence de marque de vieillissement. Pas un pic de graisse au niveau du ventre comme les hommes de votre âge, pas un cheveu gris, la seule manifestation de vos cinquante ans, à quelques années près, se trouve dans les légères pattes d'oie aux coins de vos yeux. Je ne m'appuie pas uniquement là-dessus pour déterminer votre âge, mais ce serait trop long de vous en faire l'exposé. Mais si j'ajoute à cela votre maintien et votre ton qui ne peuvent appartenir qu'à une personne se sentant très supérieure aux autres, je peux affirmer sans le moindre doute que vous êtes un demi-GEN.
Niels pinça les lèvres. Son air satisfait avait disparu. Je ne comprenais pas pourquoi il m'avait ainsi mise à l'épreuve pour découvrir sa nature si cela le contrariait. A moins qu'il n'ait jusqu'ici eu à faire qu'à des GEN médiocres qui ne s'étaient douté de rien... Je réprimai mon sourire et joignis les doigts.
- Ce n'est pas vrai, répliqua effrontément le chef des rebelles, la mâchoire contractée.
- Vous mentez, dis-je d'un ton léger. Et avec un aplomb remarquable, je dois dire, qui m'en apprend un peu plus sur votre personnalité. Vous vous redressez, vous pensez ainsi écraser votre interlocuteur de votre supériorité physique et employez le ton de celui qui a l'habitude d'être obéi sans discussion. C'est une attitude révélatrice ce ceux qui ont coutume de prononcer des mensonges, Albert.
Le rouge monta aux joues du Revenant et il détourna les yeux. Il était temps d'en venir aux faits et de cesser ce petit jeu. Mais il me restait une dernière question à poser.
- Qui était-ce ? demandai-je. Votre père ou votre mère ?
- Mon père, gronda l'autre. Tout le monde sait que les femmes Améliorées ne peuvent pas se reproduire.
- Ce n'est pas parce que ce n'est jamais arrivé qu'il en sera toujours ainsi, fis-je avec un haussement d'épaules. Très bien. Maintenant que nous en avons fini avec les questions personnelles, vous allez me dire ce que je fais ici – et ne me servez pas de discours altruiste sur votre volonté de me guérir.
Niels agita la main avec un profond soupir.
- Il se trouve que nous avons des intérêts communs, mademoiselle Deveille. Un ennemi identique, en vérité, et une volonté de préserver nos proches.
- Je m'en sors très bien seule, merci.
- Votre famille n'est en sécurité que parce que vous acceptez de vous plier aux ordres d'un malade, et non parce que vous veillez sur eux, me détrompa sèchement Albert Niels. Si vous nous rejoignez, vous pourrons garantit leur sûreté de façon plus durable, à condition que vous serviez notre cause.
Je fronçai les sourcils, peu dupe, voyant venir la suite à des kilomètres. Ce type allait bientôt me faire le coup du chantage pour me rallier à son camp et obtenir de moi ce qu'il désirait. J'ouvris la bouche, furieuse, mais aucun son n'en sortit. Une brusque sensation d'étouffement m'empêcha de dire quoi que ce fut, et je me pliai en deux sur mon fauteuil.
- Agent Deveille ? Vous allez bien ?
Une vague de sueur froide inonda mon dos, et je ne pus répondre, peinant à faire entrer un peu d'air dans mes poumons. Je n'avais pas mal, mais je pouvais tout juste respirer, comprimée par un poids invisible. J'entendis Niels déverser son bureau à la recherche de quelque chose, puis hurler de toute ses forces :
- Un médecin, vite ! Faites venir un médecin !
Je fermai les yeux, toujours penchée en avant et incapable du moindre autre geste. On avait beau m'avoir soutenu que je n'étais pas censée mourir, j'avais plutôt du mal à le croire en cet instant précis. Respirer me semblait assez essentiel, et je n'y arrivais presque plus.
La porte s'ouvrit à la volée et le visage du médecin venu m'accueillir dans le jet s'encadra dans mon champ de vision.
- On l'emmène en salle d'opération, il faut procéder au traitement. Le cerveau est touché, si on ne fait pas très vite, outre la paralysie, ses capacités seront irrémédiablement affectées et elle ne récupérera jamais.
- Allez-y, répondit Niels. Vous avez mon feu vert.
Le cœur cognant contre mes côtés, je sentis le fauteuil tiré en arrière.
- Il va nous falloir une grande quantité de sang pour la transfusion, ajouta le médecin.
- Faites venir Allan Vallet. Il n'y a pas une minute à perdre.
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