Chapitre 25


Un petit jet s'était posé devant la bicoque qui nous servait de planque, une espèce de masure de pierres envahies par le lierre, qui, de l'extérieur, laissait imaginer des pièces humides et inconfortables. Je pensais que c'était sûrement le but recherché afin qu'elle ne soit pas repérable facilement.

Je quittai donc la maisonnette et rejoignis Allan devant l'appareil. Les bras croisés, il me jeta un regard interrogateur qui me signifia qu'il avait vu Samuel partir en trombes, mais j'éludai la question d'un geste de la main. Je préférais ne pas parler de peur que le simple fait d'ouvrir les lèvres ne me fasse vomir.

- Ça n'a pas l'air d'aller, commenta juste le GEN brun sans exiger de réponse.

Et en effet, cela n'allait pas du tout. J'avais froid, des vertiges me saisissaient et une nouvelle bile acide avait pris place dans mon estomac. Cependant, je n'aurais pas su dire si mon état avait quelque chose à voir avec mon accrochage avec Samuel, ou si le poison progressait dans mes veines.

Harvey Matthews, qui jusque-là se tenait à l'écart de nous deux, se porta à la rencontre du pilote en train de descendre, échangea quelques mots avec ce dernier et revint vers nous.

- Voici le pilote Zerra, dit-il sobrement. Elle nous conduira à la base.

Le pilote s'avéra effectivement être une femme et je pus étudier ses traits dès qu'elle eut retiré son casque. Petite et replète, elle donnait l'impression d'être encore plus minuscule à côté du colosse. Je ne savais pas la taille exacte de celui-ci, mais pour ordre d'idée, il ne passait pas sous les portes et j'estimai qu'il les dépassait d'un moins trente centimètres.

- Enchantée, fis-je au prix d'un gros effort et avec un léger salut de la tête.

L'humaine me rendit mon signe sans ciller, mais je perçu le rougissement de ses joues sous l'effet de l'intimidation – et encore, elle ne me voyait pas au meilleur de ma forme.

- Nous devrions partir. D'après ce que j'ai compris, plus vite nous serons à la base, mieux cela vaudra pour vous, lâcha la pilote.

- Nous sommes prêts, répliqua Allan.

Le regard indéchiffrable, il ne laissait rien deviner de ce qu'il pensait mais je le connaissais suffisamment pour savoir qu'il se méfiait et restait sur ses gardes. Il se plaça derrière moi pendant que Zerra nous faisait monter dans le jet. Fort heureusement, une seule petite marche devait être montée pour se retrouver sur la banquette, derrière les sièges du pilote et du copilote, et je n'éprouvai pas trop de mal à le faire.

- Bouclez vos ceintures, dit la petite humaine en se plaçant à son poste.

Stone rentra sa grande carcasse à côté d'elle, et se plia en deux pour tenir dans l'espace restreint. Il enfila son casque et se mit à régler tout un tas de boutons. Amanda aurait adoré être là, j'en étais sûre, parce que nos appareils ne ressemblaient en rien à celui-là, avec tous ses boutons au plafond et ses voyants lumineux. Il avait l'air bien moins moderne et équipé d'une technologie plus ancienne qu'à l'Institut. Puis, le colosse sélectionna une commande devant lui et se tourna vers nous en même temps qu'un panneau noir commençait à coulisser entre les sièges de devant et nous :

- C'est la procédure d'isolement, expliqua-t-il. Les fenêtres vont aussi devenir opaques afin que vous ne puissiez repérer le trajet jusqu'à la base. J'ignore si l'on peut vous considérer comme des alliés, alors il vaut mieux prendre des précautions.

- Merci pour la confiance, grommelai-je mollement.

- Si vous avez un problème, tapez contre le panneau. Et il y a un défibrillateur sous la banquette.

Harvey Matthews termina sa phrase sur un regard de connivence avec Allan et nous nous retrouvâmes dans une désagréable semi-obscurité, seulement rompue par de petites lampes bleues au sol. Je sentis l'appareil décoller et me rencognai dans mon siège, secouée de frissons. Allan me tendit une couverture dans laquelle je m'enveloppai.

- Ça va aller, dis-je.

- Tu sais que tu risques gros, Luna. Il n'était pas question que je te laisse seule, mais je ne fais pas confiance à ces gens. Leur intervention pourrait griller la couverture que nous exposons à Marx, et je me demande aussi s'ils ne pourraient pas davantage te nuire s'ils tentent de te soigner.

- Moi non plus je ne leur fais pas confiance, je vous rassure. Mais vous m'aviez parlé d'eux, non ? Quand vous êtes venus me chercher dans ma cellule, vous m'avez dit que si je devenais votre élève, ce ne serait que dans l'attente de mieux.

- Je me souviens, soupira le GEN brun. Et je maintiens que j'ai toujours espoir que tu te sortes de tout ça, mais... Disons simplement que jusque-là, ce que j'ai pu voir et entendre des Revenants ne m'incite pas à les admirer. Ce que je ne veux pas, c'est que nous nous retrouvions auprès de personnes aussi peu recommandables que Marx, et peu importe si elles luttent vraiment contre lui. Cela ne servirait à rien de changer de camp si cela signifie juste changer de prison.

Je hochai la tête, comprenant parfaitement ses inquiétudes puisque j'avais les mêmes, mais j'étais dévorée par la curiosité de savoir ce qui se cachait derrière les Revenants. Il fallait tirer tout ceci au clair. Bon, évidemment, s'ils pouvaient me soigner, je n'étais pas contre non plus, mais je ne voulais pas accepter quoi que ce fut avant de savoir à quoi m'en tenir. Hors de question de me faire piéger bêtement en leur étant redevable par la suite.

Bercée par les mouvements du jet, je laissai ma tête glisser contre l'épaule d'Allan et m'endormis.


***


Samuel jeta un dernier coup d'œil dans son rétroviseur pour s'assurer que le masque de circonstance qu'il s'était composé tenait toujours.

- Tu parles d'un rôle de merde..., bougonna-t-il pour lui-même.

Annoncer la mort de sa meilleure amie, et de surcroît la femme qu'il aimait – même si elle l'avait proprement éconduit... Il avait plutôt intérêt à bien doser son expression et ses émotions, car là où un humain se serait contenté de pleurer comme une madeleine, un GEN ne pouvait se le permettre. Ceux de son espèce ressentaient les choses mais ne laissaient jamais trop transparaître leurs troubles, et il fallait donc que Samuel joue intelligemment et de la manière la plus réaliste possible. Après avoir pris une grosse goulée d'air, il mit un pied en dehors de son véhicule.

Immédiatement, il fut saisi par l'aspect des laboratoires Bollart. Il avait passé un rapide coup de fil à Geb pour savoir si le directeur était à l'Institut ou ailleurs et s'était donc tout de suite rendu au nouveau camp de formation des recrues. Le jeune homme n'y était passé qu'une fois et en coup de vent, cela dit il se souvenait parfaitement de la disposition des lieux, et tout avait changé. On avait écroulé les deux petits entrepôts et déjà retiré les gravats. Une dalle bétonnée recouvrait une partie de la cour et cette dernière était à présent entourée d'un véritable mur même si tous les systèmes de sécurité n'étaient pas en place et le portail encore manquant. Le dernier grand hangar possédait des vitres neuves et avait apparemment subi un nettoyage important. Samuel songea qu'on en avait certainement fait le dortoir et éventuellement une salle de sport.

Mais ce fut un tout autre spectacle qui le cloua sur place dès que le GEN fut descendu de voiture. Il s'adossa à la carrosserie et observa le groupe de recrue massé au milieu de la cour, en rangs serrés et parfaitement formés. Devant eux se tenaient Rick et son adjoint, Svenson, en tenu de combat et les bras croisés dans le dos. Samuel n'était pas sans savoir que plusieurs instructeurs avaient été nommés pour s'occuper des futurs soldats de l'Armée Noire et il n'était pas étonnant que le chef de la sécurité en fasse partie. Il adorait commander, voire dominer, et instaurer une discipline de fer, sans compter que sa cruauté exacerberait les pulsions destructrices des recrues. Ce qui se préparait là, c'était un véritable fléau de mort.

- GEN ! hurla Rick pour interpeller les recrues.

- Pour le règne ! répondirent d'une seule voix les jeunes GEN.

- Soldats ! cria encore le chef de la sécurité.

- Notre race triomphera !

- Accueillez le directeur !

- Gloire au directeur ! Nous lui devons obéissance et honneur ! rugirent-ils.

Un frisson glacé courut le long de la colonne de Samuel lorsqu'il entendit les paroles scandées par les soldats GEN. Quelle que fut la raison pour laquelle il s'étaient rebellés, il se tenaient tranquilles depuis et suivaient à la lettre les ordres qu'on leur donnait. Toute résistance avait disparu, brisée et étouffée, ne laissant plus que des désirs de revanche sur les Hommes et de domination du Monde. Aliénés, voilà ce que ces jeunes étaient devenus, et la seule image qui venait à l'esprit du jeune GEN à leur vue se rapportait à la Seconde Guerre Mondiale : des fidèles adulant leur chef et le suivant aveuglément.

« Tu ne vaux pas mieux qu'eux, se dit alors Samuel. Toi aussi tu obéis comme un chien imbécile depuis toutes ces années ».

Il secoua la tête d'un air désabusé tandis que Marx s'avançait et entamait un discours enflammé que les recrues buvaient littéralement.

Désormais âgé de vingt ans, il était arrivé à l'Institut Bollart avant Luna, et n'avait jamais tenté de s'en échapper. Comme tous les autres, il avait courbé l'échine et avancé droit devant lui, refoulant les remords et le dégoût que lui inspiraient ses actes. En dépit de toutes les explications de Marwa sur le fort sentiment d'appartenance à la communauté qui les liaient tous et la peur du monde des Hommes qui pouvaient justifier que tout GEN obéisse aveuglément, il savait ce qu'il était. Un monstre parmi d'autres.

Le GEN blond écarta ses cheveux et se porta à la rencontre d'Ulrich Marx qui avait remarqué sa présence et écourté son monologue. Le moment était venu de laisser son libre arbitre le guider et de protéger Luna et Allan coûte que coûte.

- Agent Pidet, jeta un peu sèchement le GEN replet. Je ne pensais plus vois revoir.

- Je vous présente mes excuses, monsieur le directeur, s'inclina Samuel.

- Vous avez désobéi à mes ordres.

Derrière Marx, les recrues se mirent en branle dans une course effrénée derrière Rick. Svenson, quant à lui, demeura au centre de la cour, poings sur les hanches pour surveiller l'exercice. Samuel arracha son regard à la scène et se concentra :

- Sauf votre respect, directeur Marx, je n'avais reçu aucune directive sur l'opération à la Cour des Loges. Je m'y suis rendu de mon plein gré et ai donc pris la liberté de porter assistance à un agent en difficulté.

- Un agent en difficulté ? répéta l'autre en lissant son costume déjà impeccable. L'agent Deveille a été attaquée par un humain et est tombée d'un balcon. Son degré de détresse me parait par conséquent très limité, agent Pidet.

- L'humain en question était muni de balles en composé, monsieur, murmura Samuel d'une voix rauque. L'agent Deveille a été abattue.

Il fixa le sol comme pour se maîtriser puis planta son regard dans celui du directeur. La bouche de celui-ci se crispa en une moue affreuse l'espace d'une seconde avant qu'il ne laisse échapper un rire sans joie :

- Je ne crois pas être d'humeur à goûter de la plaisanterie, agent Pidet. Ce que vous dites n'a aucun sens.

Une veine palpitait sur sa tempe, et son teint avait subitement pâli. Le jeune homme sortit d'un geste lent son téléphone portable et mit en route l'extension de N.I.A contenue dans le logiciel.

- N.I.A, dernier rapport enregistré, dit-il d'un ton douloureux tout à fait adapté à la situation.

- Entrée du 1er Octobre, lieu inconnu. Dégradation de l'état de l'agent Deveille à partir de 13h05. Arrêt cardio-respiratoire suivi d'une réanimation d'urgence à 13h31. Arrêt cardio-respiratoire suivi d'une réanimation d'urgence à 15h09. Arrêt cardio-respiratoire à 15h56. Echec de la réanimation d'urgence. Décès de l'agent Deveille constaté à 16h01.

Ulrich Marx se figea, le visage impénétrable, mais Samuel le sentit se tendre. Ses révélations faisaient leur chemin dans l'esprit de l'ancien scientifique.

- Que s'est-il passé ? interrogea-t-il sobrement.

Le jeune homme ouvrit la bouche pour raconter. Son histoire, il l'avait préparée avec soin car un génie – si retors fut-il – tel que Marx ne se laisserait pas convaincre par des « je ne sais pas ».

- Je n'ai pas assisté à toute la scène, monsieur, mais après avoir conduit Luna Deveille en lieu sûr, j'ai vérifié ses affaires et découvert qu'elle avait été approché par un certain « A ». Elle avait rendez-vous avec lui à la soirée de charité.

- Avait-elle une idée sur son identité ? Et qu'en est-il de l'Elite Vallet ?

- Malheureusement, elle avait pris la précaution de supprimer ses recherches, mais N.I.A m'a aidé à en retrouver des traces, et il semblerait qu'il y ait un lien entre « A » et les Revenants. Pour ce qui est d'Allan Vallet, la dernière fois que je l'ai vu, il pourchassait le tireur humain. S'il le retrouvait, il vous en apprendrait plus.

Sans qu'il n'ait eu besoin de lui demander, l'intelligence artificielle afficha les données qui appuyèrent les propos du GEN. Marx poussa un grondement furieux.

- Notre meilleur agent... Ils ont entendu parler d'elle et ont voulu nous priver de notre arme la plus redoutable. Ils viennent de signer leur arrêt de mort, ils viennent de nous déclarer la guerre !

Les yeux du directeur semblaient lui sortir de la tête. Il postillonna légèrement sur les derniers mots puis se calma.

- Vous allez m'accompagner à l'Institut, agent Pidet. Les nôtres doivent savoir ce qui s'est passé et se préparer à l'offensive. Nous allons riposter, je vous l'assure ! Les trouver et les tuer jusqu'au dernier.

Samuel opina docilement, le regard brillant d'une volonté de vengeance – du moins l'espérait-il. Son récit avait eu exactement l'effet escompté, à ceci-près qu'il avait espoir de ne pas avoir attiré trop d'ennuis à ceux qui étaient censés guérir Luna. Quoi qu'il en fut, il ne pouvait rien pour eux. Ils devaient se débrouiller seuls.


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