Chapitre 10
En y réfléchissant bien, après coup, Tari n'avait pas eu l'air plus surpris que cela de tomber nez-à-nez avec moi et ce cadavre en pleine forêt. C'était à cela que je songeais lorsque nous arrivâmes en vue de l'ancien Institut qui se trouvait, comme son petit frère, en plein milieu d'une zone boisée. En mon for intérieur, j'avais imaginé un endroit aussi sécurisé et imposant que l'actuel quartier-général des GEN, mais la vérité me fit tomber des nues.
Faute de murailles, de simples barrières grillagées constituaient le périmètre et pas une seule caméra n'était visible. Un gros hangar occupait presque toute la place dans la cour de terre battue rectangulaire, et deux autres, plus petits, le bordaient de l'autre côté d'une petite allée. Je me tournai vers Allan qui fermait la marche avec moi et fronçai les sourcils, déçue :
- C'est ça, l'ancien Institut ? Il n'a même pas fini d'être rénové, Marx se moque de nous ou quoi ?
- A l'époque, on appelait cet endroit « les laboratoires Bollart », dit-il en se retenant apparemment de sourire. L'Etat a fourni à ses équipes cette vieille usine désaffectée en guise de locaux. On y a apporté du matériel, et transformé certaines parties en quartiers habitables. Et le tour était joué. Quant aux intentions de Marx, je n'en sais pas plus que toi.
Je perçus une légère amertume dans la voix de mon mentor, amertume que je comprenais parfaitement. Si le gouvernement n'avait pas eu la brillante idée de vouloir surpasser ses adversaires, le programme GENESIS n'aurait jamais vu le jour, et nul n'aurait été arraché à son existence pour servir de sombres projets.
- Vous êtes sûrs que nous sommes en sûreté, ici ? demandai-je, dubitative. Il ne faut pas oublier que nous étions attaqués il y a moins d'une heure, et que nous sommes certainement suivis.
- N.I.A a été installée, coupa brutalement Tari, revenu sur ses pas. Elle surveille toute la zone et nous sommes parfaitement protégés. Sans compter que le directeur Marx est en route avec des renforts et qu'il sera là en fin de soirée.
J'avais quelque peu perdu la notion du temps, mais il me revint en mémoire que le Jour de l'Arène avait eu lieu une poignée d'heures auparavant. Soudain éreintée, je repensais à Samuel et sentis mon estomac se contracter.
Le commandant reprit la tête du groupe de recrues en rangs serrés et déplaça une barrière pour les laisser entrer. En foulant le sol de cet endroit autrefois habité par les premiers GEN, j'éprouvai une curieuse impression et m'empressai de la refouler.
- Nous nous installerons là-bas, expliqua Tari en désignant le plus petit hangar, tout au bout de la cour, et les recrues seront dans celui d'à côté. Agent Hubbel, vous prenez le premier tour de garde, en attendant l'arrivée des agents du directeur.
Anne-Lucie s'éloigna sans un mot pendant que le commandant fouillait ses poches. Il tira son téléphone portable et agita les doigts au-dessus, comme s'il cherchait quoi faire.
- Je pense que nous pouvons relâcher ces jeunes-gens, assura-t-il. Pouvoir les contrôler à volonté est une bonne chose, mais je reste persuadé que mettre leur loyauté à l'épreuve est le meilleur moyen de nous attacher leurs services durablement. Voyons-voir...
Dès que son index eu touché quelque chose sur l'écran, je vis les épaules des jeunes GEN se détendre et une lueur de lucidité habiter leur regard. Se souvenaient-ils seulement de ce qu'ils faisaient sous la contrainte de la puce ou se réveillaient-ils après un trou-noir, sans connaître la raison de leur présence ? Mal-à-l'aise devant leurs airs apeurés, je choisis de ne pas écouter le solennel discours de Tari leur expliquant qu'ils étaient des privilégiés parmi les humains, et m'éclipsai.
- Luna, me rappela Allan sans que je ne me retourne.
Heureusement, personne ne me suivit et je contournai le grand hangar sans oser y pénétrer. Il ne comportait pas vraiment de fenêtres mais des sortes de plaques transparentes permettant de faire entrer un peu de lumière. L'un d'entre eux ayant été brisé, je grimpai sur une caisse abandonnée et jetai un œil à l'intérieur. De longues tables hautes s'étendaient le long d'un pan de mur, accompagnées de tabourets et recouvertes de fioles, microscopes et autres instruments scientifiques. La poussière recouvrait tout en couches si épaisses que j'avais peine à croire que quelqu'un était revenu avant nous pour tout mettre en état. Ma curiosité piquée au vif, j'entrai par la brèche dans la plaque de la fenêtre.
La vaste pièce empestait le moisi et n'était que faiblement éclairée par de petits néons munis de capteurs, et qui s'étaient mis en marche à mon arrivée. Je déambulai lentement entre les paillasses, saisie par le désordre ambiant. Rien n'avait été rangé, et nombre de choses avaient été répandues au sol, comme si la panique avait régné en maître dans les derniers instants...
Un peu plus loin, un escalier menait à l'étage supérieur, qui avait dû être rajouté car il s'agissait d'un plancher de fortune, qui ne faisait pas partie de l'usine. Près de lui, je distinguai des traces de gras et des formes semblables à des marques de pneus. Ainsi, on avait entreposé ici les voitures de l'époque, faute de garage, ainsi qu'une quantité respectable de matériel entassé partout.
Je pris l'escalier qui grinça sous mes pas, sans trop savoir ce que j'allais découvrir en haut. J'aurais cependant dû m'en abstenir, mais il était trop tard pour reculer.
Là aussi, il ne s'agissait que d'une unique pièce, sale et en désordre après toutes ces années, mais elle n'était pas destinée au travail. Je l'identifiai comme une espèce de dortoir géant, dont les lits étaient entourés de paravents ou de simples draps tendus au mieux pour préserver l'intimité de ses occupants. Des puits de lumière avaient été aménagés au plafond, donnant une atmosphère lugubre qui me comprima la poitrine.
Je fis quelques pas, prise d'un mauvais pressentiment et stoppai net.
Le premier corps, ou ce qu'il en restait – c'est-à-dire uniquement les os – gisait derrière une commode, replié sur lui-même, cherchant à disparaître aux yeux de tous. Il était encore recouvert d'un pull noir rongé aux mites et d'un jean déchiré en maints endroits, mais je n'aurais su dire si cette personne avait été un homme ou une femme. Le cœur soulevé, je continuai malgré moi mon inspection. Je découvris deux autres corps, dissimulés sous un lit et agrippés l'un à l'autre. Leurs orbites creuses se fixaient, vestige du soutien qu'ils avaient cherché chez l'autre, à un moment décisif. Mais plus encore que ce couple, qu'ils aient été frères et sœurs ou amants, ce fut le tout petit corps, étendu plus loin qui me toucha le plus. Un enfant, un bébé, peut-être, qui gisait face contre terre, dans un pyjama décoloré. Qui avait bien pu lui réserver un tel sort ?
J'avais la réponse, bien sûr. Marx me l'avait donnée, deux ans plus tôt, en relatant l'attaque que des soldats humains avaient perpétré ici, dans le but d'éliminer tous les GEN existants. Ils avaient massacré tout le monde, Hommes ou GEN, sans pitié, mais voir la vérité en face était nettement plus dur à digérer.
- L'attaque a eu lieu un 13 Décembre, lança quelqu'un derrière moi.
Lionel Tari traversa le dortoir et s'arrêta devant le tout premier squelette. Que voulait-il dire ? Il était difficile de lui donner un âge, mais je n'avais jamais pensé qu'il avait pu être témoin de quelque chose, à l'époque.
- Je n'étais qu'un gosse, reprit-il. Un petit humain, pas encore prêt pour la mutation. Ma mère travaillait ici, elle était infirmière. Quand les premiers coups de feu se sont fait entendre, tous ceux qui se trouvaient en bas ont tenté de s'enfuir. Les GEN se sont armés et ont défendu les autres, les femmes sont montées se cacher ici. Ma mère m'a hurlé de partir et m'a confié à une femme GEN. Nous avons réussi à prendre le dernier véhicule en état de marche et nous sommes partis par derrière, avec quelques autres. Je ne l'ai jamais revue.
- Comment pouvez-vous être assez vieux pour avoir vécu ça ? questionnai-je.
Pour un peu, je me serais mis des claques après avoir dit une telle bêtise. Tari me racontait une part de son enfance et je ne trouvais rien de plus intelligent à dire ?
- Merci pour le compliment, dit-il avec un sourire qui ne gagna pas ses yeux. Ça, c'est une autre histoire. Quand on m'a fait muter, j'ai aussi été l'un des sujets de test d'un produit retardant le vieillissement du corps. Le moment venu, je mourrai comme tout le monde et sans avoir vécu plus longtemps que les autres GEN, mais je passerai au travers des maladies et de la décrépitude dont sont victimes les vieilles personnes.
Je hochai la tête, espérant qu'il en aurait fini avec ce récit macabre et que je pourrais sortir de là. Tari balaya la pièce d'un geste de la main :
- Après l'attaque, personne n'est jamais revenu, compléta le grand GEN. Les morts que nous avions pu emmener avec nous ont été enterrés, mais les autres sont restés ici. Marx a fait retirer les corps dans les hangars que nous occuperons cette nuit, mais je ne suis même pas certain qu'il leur ait donné une sépulture... Enfin. Je ne suis pas venu raconter des choses sans intérêt.
- Pourquoi, alors ?
- Le directeur est arrivé.
- Bien.
- Et l'un des nôtres a été retrouvé mort.
Moins bien. Après le décès de Ravier, j'avais commencé à me demander si l'un d'entre nous n'était pas un pourri, mais cela semblait se confirmer. Je m'arrachai à la scène emplie de nostalgie dans laquelle je baignais et rassemblai mes idées.
- Qui ?
- Caleb Maze. Il essayait de rejoindre l'agent Hubbel et a eu les vertèbres fracturées.
- J'arrive tout de suite.
J'attendis que le commandant ait disparu au bas de l'escalier et que ses pas se soient estompés pour m'y engager à mon tour, non sans savoir jeté un dernier regard au dortoir abandonné et essuyé une larme sur ma joue.
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