Chapitre 38


Le parc était bondé à cette heure-là.

Une femme d'affaire en talons aiguilles et à l'allure pressée, un groupe de jeunes, canettes de soda en main, une grand-mère accompagnant un petit garçon...

Je ne ratais aucun détail, focalisée sur leurs démarches, leurs expressions, leurs tenues. Mais l'inconvénient lorsqu'on a un cerveau de GEN, c'est que même occupé, il peut encore faire autre-chose, et en l'occurrence ressasser de sombres idées.

La vibration d'un téléphone me fit tourner la tête vers Samuel, assis sur le dossier de mon bac, et qui me rendit mon regard par-dessus ses lunettes de soleil.

- Tu ne décroche pas ? raillai-je. C'est au moins la vingtième fois qu'elle t'appelle.

- Attendre un peu ne lui fera pas de mal, soupira mon ami avec un haussement d'épaules. Nacera épuiserait la patience du plus saint des hommes et en ferait un suppôt de Satan.

- Attends une minute, tu ne serais pas en train de te complimenter tout seul pour ta résistance à ses caprices, si ?

Samuel rejeta ses mèches blondes en arrière d'un air nonchalant sans répondre, mais je vis qu'il souriait.

- Tu imagines la crise si je lui dis que je suis avec toi ? finit-il par dire.

- Tu n'as qu'à trouver un mensonge, suggérai-je. Je ne sais pas, par exemple, dis-lui que j'aime les filles. Comme ça elle se sentira tranquille.

Les yeux sombres du GEN se rivèrent aux miens, et je sentis la commissure de mes lèvres se soulever. Nous éclatâmes d'un rire qui me fit du bien.

Depuis trois jours que j'étais rentrée de mission, j'évitais toute compagnie et ne réussissait à supporter personne. Ni Amanda, trop maternelle, trop prévenante, trop compréhensive. Ni Tribal, trop enjoué, trop détaché. Et encore moins Victoire, trop distante, trop inconnue alors qu'elle faisait partie de ma vie depuis l'enfance. La seule personne que je tolérais était Samuel, d'abord parce qu'il m'avait traquée pour savoir où je me cachais et refusais que je passe tout mon temps seule, ensuite parce qu'il se comportait avec moi comme d'ordinaire, sans me ménager et que c'était de dont j'avais besoin. Que le regard des autres sur moi ne change pas malgré ce que j'avais fait.

Quant à Allan, régler les derniers détails de l'affaire Reilly qui avait tout de même fait énormément de bruit avait monopolisé son temps et je ne l'avais pas revu. Cela dit, en ne mettant plus les pieds à l'Institut sauf pour dormir – en rentrant tard et partant tôt – j'avais forcément du mal à le croiser. Mais y tenais-je réellement ?

Venir ici, dans ce parc, observer les gens m'occupait l'esprit, me distrayait. Je me sentais un peu intégrée à cette société dont je ne faisais pourtant plus partie, j'avais la sensation que tout pouvait être normal et que cette mort que j'avais causée pouvait être oubliée. J'avais tort, bien sûr.

Un groupe de filles passa, interrompant le fil de mes pensées en jetant des œillades prononcées à Samuel. Elles attendirent d'avoir fait quelques mètres de plus pour se mettre à ricaner et à se donner des coups de coude surexcités qui me firent lever les yeux au ciel. Samuel était beau, ne pas l'admettre aurait signifié faire l'autruche en ne regardant pas la réalité en face, et il faisait beaucoup d'effet aux GEN, mais lorsqu'il s'agissait d'humaines, c'était encore pire. Elles se mettaient à baver partout comme des bouledogues devant un paquet de friandise au point que c'en était ridicule. Et le pire, c'est qu'il y était totalement indifférent.

- Au fait, tu as parlé à Allan ? demanda soudain mon ami d'un ton égal. Il en a fini avec cette affaire, il devrait avoir plus de temps libre, non ?

- Non, marmonnai-je. Je n'en ai pas eu l'occasion.

Piètre excuse, me direz-vous, mais je n'eus pas le temps d'en mûrir une autre.

- Bonjour, les jeunes ! s'écria une voix familière. Je peux m'asseoir ?

Allan venait vers nous d'une démarche décontractée, son éternelle veste en cuir négligemment posée sur une épaule. Samuel et lui échangèrent un regard entendu et je grimaçai :

- Vous aviez bien prévu votre coup, tous les deux. Tu lui as dit où j'étais ? ajoutai-je, accusatrice, à l'intention de Samuel.

- Je ne vois pas de quoi tu parles, Luna, assura mon mentor. Une simple promenade m'a conduit ici par pure coïncidence.

- Il va falloir qu'on discute, Sam, le prévins-je, pince-sans rire alors qu'il se levait.

Il m'adressa un sourire angélique et fit un geste de la main :

- On se voit plus tard !

Il s'éloigna tranquillement, sous les yeux admiratifs des passants et je demeurai seule avec Allan dont les iris de glace me sondaient. Je restai silencieuse, ne sachant quoi dire. Ce fut lui qui ouvrit la bouche en premier :

- Lorsque j'ai débuté mon apprentissage avec un mentor, Marx a choisi pour cela une personne intransigeante et dure pour tout m'inculquer. C'était un homme – il est mort depuis – et il répétait toujours que je devais passer au-dessus de mes émotions, qu'elles ne faisaient que me freiner. Je ne devais avoir ni joies, ni peines, ni regrets, et surtout pas de peurs. Il m'enseignait à mépriser, voire haïr mes cibles pour ne jamais hésiter le moment venu et considérait que chaque mort était méritée.

- Ce n'est pas comme ça que vous me présentez les choses, notai-je.

Allan haussa les épaules et continua :

- Un jour, lors de l'une de mes premières missions, je devais m'infiltrer dans une entreprise et poser des caméras de surveillance à certains endroits stratégiques. J'étais avec mon mentor, et à un moment donné, nous nous sommes retrouvés face à un garde. Cela faisait des mois que je m'entraînais d'arrache-pied à l'Institut, contre des GEN beaucoup plus résistants. Je me suis chargé du garde, mais emporté par mon élan, je n'ai pas dosé ma force. Je lui ai brisé le cou.

Un frisson glissa le long de mon échine. Où voulait-il en venir ? Je triturai la couture de ma robe, hésitante.

- C'était la première fois ? Que vous tuiez quelqu'un ?

- Oui.

- Comment avez-vous supporté ça ?

Allan croisa les jambes, prolongeant le silence comme s'il cherchait ses mots. Je le regardai avec insistance.

- Sur le moment, je n'ai rien ressenti. J'ai continué ma tâche comme si de rien n'était, et ce n'est qu'après que j'ai réalisé. Et tu sais ce qui était le pire ? Je n'éprouvais pas de remord. Le bourrage de cerveau de mon mentor et de notre adoré directeur avait tellement bien fonctionné que je n'ai pas trouvé anormal de tuer. C'est cette prise de conscience qui a été la plus dure. Je..., c'est difficile à formuler, mais ce qui me culpabilisait, c'était justement de ne pas me sentir coupable.

Je hochai mollement la tête, réfléchissant au sens de ses mots.

- Et vous pensez qu'il est préférable de souffrir d'une vie prise que de ne rien ressentir ? demandai-je, perplexe.

- Oui. Parce que si tu éprouves quelque chose, quelque chose de négatif, évidemment – pas de la joie ou je ne sais quoi d'autre de sadique – c'est que tu as conscience du prix de la vie que tu as volée. Et que tu as encore une âme.

L'intensité de l'expression d'Allan me troubla et je méditai un instant. Mon moral, qui n'était pas dans mes chaussettes mais au moins six pieds sous terre, n'était pas franchement d'accord avec cette conception positive de mes émotions actuelles, mais je comprenais un peu mieux ce qu'Allan voulait dire.

- Mon âme, murmurai-je. La seule chose que Marx ne peut pas me prendre.

- A moins que tu ne le laisse faire, comme cela a failli m'arriver, et comme c'est arrivé à beaucoup de GEN. Pour reprendre les paroles d'un très célèbre magicien, « l'important n'est pas de savoir quand supprimer une vie, mais quand en épargner une », Luna. Qu'en dis-tu ?

- Je n'ai sauvé que la mienne en tuant cet homme et c'est totalement égoïste.

- Je ne suis pas d'accord. Il faut voir plus loin. Si tu ne l'avais pas fait, si la mission avait échoué, quelles auraient été les conséquences ? s'anima le GEN. Ou, plus simplement, pourquoi fais-tu tout cela ? A quoi rime ta formation ?

Je fixai le ciel bleu parsemé de nuage et, soudain, la lumière se fit.

- Je protège ceux que j'aime. Je préserve leurs vies.

- Oui. 

Je fermai les yeux, m'imprégnant de ces révélations. Pouvais-je pour autant me pardonner ma conduite ?

- Mais cela voudrait dire que je considère que les vies de mes proches valent plus que celles de mes cibles, laissai-je tomber.

- Il y a des choix à faire, Luna, tu le sais aussi bien que moi. Dans un monde idéal, personne ne serait menacé de mort, mais ce monde n'existe pas, souffla Allan.

L'agitation du parc s'était ténue et je laissai mon attention dériver sur un oiseau dans l'herbe. Mon ventre s'était légèrement dénoué, mais je restai incertaine. Allan se leva et commença à partir, lentement, me laissant la possibilité de le suivre ou non. J'eus la sensation qu'un ultimatum s'imposait à moi. Je devais décider si je reprenais l'entraînement.

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