Chapitre 29
La fin d'après-midi me parut tout bonnement interminable.
Assise sur un fauteuil de l'un des seuls petits salons du manoir qui n'était envahi de monde, je touillai mon lait chocolaté du bout de ma paille. Avec un soupire morose, j'étudiai mes amis, d'humeur aussi chagrine que la mienne.
Marc, qui avait insisté pour que nous nous retrouvions tous pour rendre hommage à Guilhem, était celui qui se tenait le plus à l'écart des autres, sur un tabouret près de la fenêtre. Ses traits fermés n'incitaient pas à la discussion et il jouait avec un bouchon de bouteille dans un mouvement aussi répétitif qu'agaçant. Au moins, il avait cessé de hurler des abominations, comme un peu plus tôt dans la journée. Amanda et Victoire parlaient à voix basse, sur le canapé juste en face de moi, et chacune arborait une mine défaite, les yeux cernés et une boîte de mouchoirs à portée de main. Quant à Samuel, il n'avait pas desserré les dents et refusait de croiser le regard de quiconque. Pour faire simple, nous étions tous éprouvés et à deux doigts de craquer à tout instant.
Tribal entra alors, rompant le silence pesant qui régnait.
- Ça va ? m'enquis-je. Est-ce que tu en sais plus ?
Mon ami Noir posa la bouteille qu'il tenait sur la table basse et se laissa tomber sur un pouf, l'air las. Il se frotta les yeux avant de répondre par la négative :
- Tu parles ! Aucune information ne filtre, les Elites ont été mis sur le coup et tous les autres agents ont été priés de regagner leurs quartiers et d'y rester. Un vrai bordel, si vous voulez mon avis. La garde a été doublée, personne ne sort ni ne rentre jusqu'à demain et le couvre-feu a été abaissé à vingt-et-une heure. Si ça continue, on va devoir tenir un siège, les gars !
J'accueillis sa déclaration en grimaçant. Dans un sens, ce que Tribal venait de dire ne me surprenait pas. Allan m'avait prévenue que les choses risquaient de virer ainsi, mais je trouvais frustrant de ne pas avoir de nouvelles. Un de mes amis était mort et je ne pouvais pas savoir si l'on avançait sur la recherche des coupables.
- Pit n'est pas venu ? relançai-je.
- Non, il voulait rester seul. Il est aussi secoué que nous, mais en plus, il est le meilleur ami de Rita. Ils se sont rencontrés au collège, alors il ne comprend pas.
Tribal partagea le fond de sa bouteille entre nous tous pour que nous portions un toast, mais je ne pus rien avaler. Je reposai mon verre et m'entourai de mes bras. Contrairement à Amanda, je n'avais plus de larmes à verser, cependant j'avais la sensation qu'un poids énorme s'était installé sur mes épaules.
- Comprendre..., murmura pensivement Marc. Il n'y a rien à comprendre. Cette garce s'est bien foutu de notre gueule, un point c'est tout. C'était une traîtresse depuis le début, tout est sa faute.
- Marc, protesta faiblement Amanda. Ne dis pas ça. On..., on ne sait pas tout, pas vrai ?
Elle jeta un coup d'œil dans ma direction pour que je la soutienne, mais avant que je n'intervienne, Marc se leva, en rage.
- Quoi ? Mais qu'est-ce qu'il vous faut comme preuve de sa responsabilité, à la fin ? Elle l'a tué, d'accord ? Tué ! Personne d'autre qu'elle n'a appuyé sur la détente !
- Elle a pu être manipulée, objecta sans conviction Samuel.
- Ben voyons, railla Marc, acerbe. Vous la protégez parce qu'elle est votre amie, mais Guy aussi l'était, et il ne méritait pas ça. Quel genre de personne descend un de ses amis, je vous le demande ?
Impuissante, Amanda se tut et se renfonça dans son siège. La tension générale était palpable, mais nul ne savait comment l'apaiser. Le ventre noué de voir mes amis se disputer, je détournai les yeux.
- Elle a tenté de m'avertir, argumentai-je d'une voix que je souhaitais ferme.
- Ce qui ne l'a pas empêchée de tirer dans notre direction, je te rappelle.
- Laisse tomber.
Je préférai clore cette discussion stérile plutôt que d'essayer de le raisonner. Je ne savais plus moi-même en quoi je devais croire et m'obstiner ne ferait qu'envenimer la colère de Marc. De toute façon, je n'avais pas envie de parler. Cette soirée était une mauvaise idée.
Le téléphone de Samuel bipa, coupant court à toute réplique possible. Il le consulta vivement puis se leva.
- C'est Nacera, annonça-t-il en secouant sa tête blonde. Elle ne se sent pas bien, je vais passer la voir.
Agacée, je contins difficilement une remarque déplaisante mais laissai clairement entendre mon reniflement méprisant. Comment ça, elle ne se sentait pas bien ? Elle n'avait pas mis trois secondes à se cacher dans la Salle de l'Arène, elle n'avait pas dû être bien choquée par la fusillade. Toujours en train de tirer la couverture à elle, celle-là ! Apprendre que Samuel avait une petite copine m'avait déjà fait l'effet d'une douche froide, mais la rencontrer et m'apercevoir de quel genre de fille elle était avait été encore pire. Je refusais d'admettre ma jalousie, mais elle était bien là, brûlante.
Je me levai soudainement.
- Je vais me coucher, jetai-je, d'un ton fort peu aimable. On a tous besoin de repos, il me semble.
Là-dessus, j'abandonnai les autres à grandes enjambées.
La fraîcheur de la chambre me fit du bien, même si je fus rejointe par Victoire et Amanda à peine cinq minutes plus tard. Nous nous préparâmes sans bruit et nous couchâmes. En se glissant dans ses draps, Victoire se décida à parler :
- Je me suis conduite comme une abrutie ces derniers temps. Je suis désolée qu'il ait fallu qu'il nous arrive un truc pareil pour que je m'en rende compte.
Mon ancienne meilleure amie se retourna vers le mur, n'attendant pas de commentaire de notre part et se couvrit. Je m'ensevelis sous ma couette, et, bien au chaud, serrai les paupières dans l'espoir d'en chasser les images du corps ensanglanté de Guilhem.
***
L'aube me trouva exactement dans la même position, sans que je sois parvenue à prendre un peu de repos. Je m'assis dans mon lit en écartant mes longues mèches brunes de mon visage, en proie à l'énervement. Il n'était guère plus de cinq heure du matin, mais en ce début d'automne, il faisait encore jour très tôt.
J'allumai ma lampe, ce qui ne dérangea personne dans la mesure où Victoire peignait machinalement ses cheveux du bout des doigts depuis que nous nous étions couchées et où Amanda avait sorti un livre dans l'espoir de se distraire. Je pris donc mon ordinateur sans trop savoir ce que j'allais en faire.
Le moral en berne, je n'avais envie de rien. Pour l'heure, je ne réalisais pas vraiment l'absence irrémédiable de notre ami, mais j'étais comme hantée par ce que j'avais vu. Pour ne rien arranger, sa mort avait été causée par l'une de nos proches et cela ajoutait encore au drame de la situation.
J'allumai donc l'appareil sans grand enthousiasme et fut saluée par les petites lettres bleues de P.I.A, la version antérieure de l'intelligence artificielle qui régissait l'Institut. Geb me l'avait installée en secret, de la même façon qu'un serveur privé pour m'éviter la surveillance de Marx. Un post-it placé sur le bureau par mes soins attira mon attention.
Achille Germond.
Le nom que j'avais entraperçu sur les dossiers récupérés pour Irina Malcolm. Autant commencer les recherches tout de suite puisque je n'avais rien à faire, et cela me changerait les idées.
Je lançai une analyse du dossier GENESIS à l'aide de P.I.A et ouvris internet. Le nom d'Achille Germond ne donna pas grand-chose, je l'additionnai donc à celui du sénateur Reilly, sans plus de succès. Déçue, je consultai les résultats trouvés par P.I.A qui m'informa que le ce mot clef était souvent accompagné d'un autre nom : Grant Parks, un procureur anglais. Je tapai donc ce nouvel élément dans le moteur de recherche et dégotai plusieurs articles de journaux.
« Une bagarre éclate à St James Park : un mort et deux blessés »
« L'agresseur en fuite fait de nouveaux dégâts ! »
« De nouveaux rebondissements dans l'affaire de St James Park : le procureur Parks enquête »
Ma curiosité piquée au vif, je me penchai en avant, avide d'en savoir plus. Ce fameux parc, j'aurais dû le visiter avec mon voyage scolaire, mais je savais qu'il était situé près de Buckingham Palace, à Londres. Je cliquai sur un lien.
Au fil des articles, je reconstituai les événements ayant impliqué Achille Germond. Si j'en jugeai par les descriptions de ses actes, il était responsable de la mort d'un homme en pleine journée. Ils s'étaient disputés et, dans un véritable déchaînement de violence, Achille lui avait tout bonnement arraché la tête avant de s'en prendre à deux passants, l'un d'eux ayant eu une jambe cassée et l'autre un traumatisme crânien sévère. Mon petit doigt me disait qu'à moins d'être piqué aux stéroïdes, ce type n'était pas plus humain que moi. Par la suite, le procureur Grant Parks avait été chargé de l'affaire et avait commencé à déterrer des informations sur Achille, sur fond d'expériences non-autorisées sur l'Homme. Et d'après ce que j'avais sous le nez, il avait creusé drôlement loin ! Ce qui ne lui avait apparemment pas réussi puisque qu'il était accidentellement mort en moto quelques mois plus tard.
Tout devenait plus clair, à présent. Le sénateur Reilly avait certainement entendu parler de ce meurtre datant de plusieurs années et avait commencé à se renseigner sur la communauté, raison pour laquelle il était en possession de tous ces documents – avant que je ne les lui dérobe.
Prête à fermer ma session, je remarquai une vidéo amateur postée sur le net. Un promeneur à St James Park avait filmé la scène, mais la qualité était si mauvaise que je ne distinguai pas les visages – seulement une tête s'envolant à un moment donné. Écœurée, j'allais quitter internet lorsque P.I.A m'informa qu'elle avait une correspondance avec ma vidéo. Une nouvelle fenêtre s'étala sur mon écran, faisait défiler des images que je connaissais bien.
Presque six mois plus tôt, lors de mon premier soir dans cette chambre, j'avais étudié le dossier GENESIS. Achille Germond – ce GEN qui avait failli révéler notre existence à la face du monde – était celui que j'avais vu démembrer son médecin dans le fichier concernant les dérives du sérum.
Après tout ce que je venais d'apprendre, je ne pus m'empêcher de me poser une question fondamentale : y avait-il un lien entre les découvertes du sénateur et l'attaque dirigée contre l'Institut ?
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