Chapitre 22
- Tu es sûre que c'est ici qu'on doit attendre ?
- Mais oui, Tribal a dit vingt et une heure sous le gros sapin.
- Il y en a d'autres, des sapins.
Comme promis, j'avais rejoint Amanda dans notre chambre et lui avait proposé la petite soirée de Tribal et sa bande. Bien que peu désireuse de faire quelque chose d'interdit, elle avait accepté et Victoire avait suivi le mouvement pour je-ne-sais-trop quelle raison. Au lycée, elle était très populaire et souvent invitée par les élèves de notre classe, peut-être voyait-elle là une occasion de se refaire des amis...
- Au fait, dit mon amie Noire, Geb a demandé à te voir dès qu'il a su que tu avais été relâchée.
- Geb ? tiquai-je. Tu es retournée le voir ?
C'était un peu de sa faute si je m'étais fourrée une deuxième fois dans le pétrin et je ne savais pas si j'avais envie de le voir. Le prendre en pitié ne m'avait rien apporté de bon, finalement.
« Ce n'est pas sa faute si tu as agi stupidement, me morigénai-je. Personne ne t'a forcée à utiliser les bombes »
- Quand les gardes t'ont emmenée, il était dans tous ses états, continua Amanda, inconsciente de mon malaise. Je lui ai souvent rendu visite pour le rassurer, mais il se sent affreusement coupable. Il aimerait beaucoup que tu ailles lui parler...
Elle ponctua sa phrase d'un regard appuyé et je me dandinai sur place. Amanda était décidément une acharnée des bonnes relations amicales et ne me laisserait pas tranquille tant que je ne serais pas allée voir Geb. Je capitulai lâchement :
- D'accord, d'accord. Mais j'aimerais que tu m'accompagnes.
- Comptes sur moi, affirma mon amie avec un sourire triomphant.
Tribal choisit cet instant pour arriver d'un pas guilleret, chargé de caisses de bières.
- Bonsoir mesdemoiselles ! L'une de vous veut bien m'aider ?
Amanda s'empara gentiment d'une des caisses dont elle inspecta le contenu :
- D'où ça sort, tout ça ?
- Certainement pas des réserves de l'Institut, je vous rassure, rit Tribal en découvrant ses dents blanches. Avec quelques potes, on est allés faire des courses en villes hier soir. Allez, venez, c'est par ici !
Le GEN s'élança entre les buissons en direction du mur du fond – celui avec une partie écroulée.
- Comment se fait-il que ce vieux Harvey ne vous ait pas donné d'entraînement nocturne aujourd'hui ? voulut savoir notre nouveau compagnon. Il en est pourtant très adepte.
- Il avait mieux à faire, semble-t-il, répliquai-je. Tu l'as eu comme instructeur, toi aussi ?
- Non, de mon temps l'instructeur était une femme qui s'appelait Christa. Je crois qu'elle aurait bien aimé s'occuper d'autres groupes de recrues, mais c'est difficile à faire quand on est mort. Elle a été tuée en mission !
Nous nous tûmes et poursuivîmes le chemin en silence. En franchissant le mur, je m'attendis à entendre une alarme indiquant mon évasion, mais il n'en fut rien. Tribal nous conduisit sur un sentier en pente raide, connaissant le chemin par cœur. Lorsque le dénivelé s'adoucit et que nous arrivâmes à destination, je retins mon souffle.
L'endroit était magnifique. Il s'agissait d'une immense aire dégagée recouverte d'un épais matelas d'herbe et surplombant une cascade. Partout, des feux, des jeunes riant et dansant, de la musique... L'ambiance était au rendez-vous et je me sentis envahie par une sensation de détente. Quant à la cascade, ses eaux se déversaient plus bas dans un petit lac, éclaboussant de gouttelettes ce qui se trouvait autour.
- Pas mal, hein ? dit Tribal. Je vais vous présenter, venez !
Comme un automate, je lui emboîtai le pas, ne sachant où donner de la tête. Je butai contre un rocher et redescendis sur Terre. Tribal nous avait conduit près de trois de ses amis, assis en rond sur de grosses pierres.
- Luna, Amanda, Victoire, voici Rita, Pit et Samuel. Les gars, je vous laisse discuter, je vais donner sa bouteille de vodka à Frankie.
Il fila, bouteille à la main. Rita eut un sourire accueillant et nous fit signe de nous asseoir avant de distribuer les boissons.
- Alors, c'est vous les nouvelles recrues ? s'enquit-elle. J'espère pour votre instructeur que vous n'êtes pas tous comme elle.
Elle me désigna d'un mouvement de tête, amusée.
Rita était assez petite pour une GEN et portait ses cheveux blond pâle coupés courts. Un nez retroussé et des tâches de rousseurs complétaient son visage et elle était vêtue d'un débardeur confortable agrémenté d'épaisses chaînes métalliques autour du cou. Nous apprîmes au fil de la discussion qu'elle était à l'Institut depuis dix ans et qu'elle avait suivi son instruction avec Tribal.
Son ami Pit s'avéra réservé et parla peu. Je ne réussis même pas à savoir quand il était arrivé et renonçai devant son regard fuyant.
- Vous êtes déjà des agents accrédités ? me renseignai-je.
- Moi, oui, confirma Rita en buvant un peu de bière, mais c'est à l'atelier que tu me trouveras et pas sur le terrain. Mon truc, c'est de construire des gadgets, de bricoler les voitures, pas de zigouiller des gens !
- Moi aussi, brailla Tribal qui revenait. On m'a accrédité la semaine dernière pour les missions de terrain. Ça se fête, non ?
Il s'assit lourdement pour s'insérer dans la conversation.
- Et toi ? demanda Victoire à Samuel, ouvrant la bouche pour la première fois.
Son comportement m'agaça au plus haut point. Je voyais clair dans son jeu, avec ses cils papillonnants et ses cheveux savamment remis en place. Elle n'avait pas été fichue de m'adresser la parole de toute la journée et faisait du charme à ce type !
- Non, pas encore, répondit Samuel d'une voix douce et la contemplant sous ses longs cils noirs. Je suis en apprentissage avec un mentor pour encore quelques mois.
Victoire ajouta encore quelque chose mais je n'y fis pas attention, furieuse. D'accord, Samuel était loin d'être laid, avec ses yeux sombres et ses cheveux blond cendré, mais elle dépassait les bornes. Une mise au point s'imposait. Je me fichais pas mal qu'elle court après un garçon – je l'avais vue faire plus d'une fois ces dernières années – en revanche sa façon de faire à mon égard ne pouvait pas durer.
Tribal m'offrit l'occasion rêvée en appelant tout le monde à se rassembler au bord de la cascade pour voir les premiers sauts. J'avais compris qu'à chaque fête ici, il y avait un concours de saut du haut de la cascade avec de superbes figures acrobatiques pour les meilleurs. Amanda le suivit immédiatement, ainsi que ses amis et je restai seule, assise sur mon rocher en face d'une Victoire à l'expression impénétrable.
- Très bien attaquai-je avec détermination. Crache le morceau, c'est quoi le problème ?
- Le problème ? cracha Victoire en grimaçant. C'est toi le problème, ma pauvre !
Son ton était venimeux, jamais elle ne m'avait parlé comme cela. Légèrement déstabilisée, je m'efforçai de ne pas me montrer agressive tout de suite. Je la connaissais assez pour savoir qu'elle réagirait en se braquant violemment.
- Comment ça ? dis-je en agitant ma canette de bière.
- Tu as vu comment tu t'es conduite ? s'emporta mon amie – ou celle qui l'avait été. On nous offre une nouvelle chance de repartir de zéro en tant que personnes meilleures et toi, tu fous tout en l'air en te barrant !
- Quoi ? Des personnes meilleures ?
J'en restai sonnée, incrédule devant ses propos.
- Tu n'as donc pas conscience des privilèges dont on bénéficie ici ? se moqua Victoire, le visage déformé par la colère. Ils ont fait de nous des êtres d'exception et on vit dans le confort le plus absolu, qu'est-ce qu'il te faut de plus ?
- Tu n'es pas sérieuse, j'espère ? m'opposai-je froidement. Putain, Vic ! Sur quelle planète tu vis ? On n'est pas en vacances au club Med ! On a été enrôlées de force dans leur armée de malades destinée à massacrer les humains ! Les humains, Vic ! Tes parents, les miens, nos amis, ils sont tous en danger et toi, tu te vautre dans le luxe et tout le reste ? Mais reviens à la réalité, bordel !
Je terminai ma tirade par un rire méprisant. La rage bouillonnait dans mon ventre et j'étais terriblement déçue par Victoire. Je me levai avec une vivacité et lui attrapai le bras.
- Lâche-moi, siffla-t-elle, avec moins de conviction toutefois.
- Evidemment, tu n'avais pas pensé à ça, hein ? Tout ce qui t'intéresse, c'est d'avoir une belle gueule et d'attirer l'attention, de toute façon. Mais si tu penses vraiment qu'être entraînée à commettre les pires crimes pour ce connard de Marx, c'est devenir une personne meilleure, tu es tombée bien bas.
Je tournai les talons et la plantai près du feu.
Je me faufilai dans la foule de jeunes massées au bord de la cascade pour retrouver Amanda et les autres tout en déployant de gros efforts pour me calmer. Je ne voulais plus penser à Victoire et à cette dispute, cependant j'avais le cœur qui battait la chamade et les yeux baignés de larmes.
- Luna, viens vite, tu vas tout rater !
Tribal, qui m'avait aperçue, me tira par le bras. Son petit groupe d'amis et Amanda avaient obtenu une bonne place tout au bord et s'extasiaient en cœur.
Le spectacle était époustouflant et mes tourments s'envolèrent tandis que je contemplais les sauteurs. Des GEN de tous âges, hommes et femmes, prenaient leur élan depuis de petites avancées rocheuses à diverses hauteurs puis se jetaient dans le vide avec une grâce sans pareille. Leurs corps décrivaient des courbes élégantes, des pirouettes et croisaient d'autres GEN dans des figures risquées. Mâchoire pendante, j'en pris plein la vue.
- Est-ce que tout le monde peut essayer ? s'informa Amanda qui maintenait Tribal par le bras, comme pour éviter de tomber.
- Oui, mais en général, on débute d'assez bas pour maîtriser l'entrée dans l'eau. Eh, Luna... !
Le GEN me regarda reculer avec inquiétude. Je voulais absolument tenter le coup, fascinée par les prouesses des autres.
- Tu devrais descendre un peu, insista le Noir.
J'évaluai sans l'écouter la distance qui me séparait du bord. Une voix intérieure me murmurait que je pouvais y arriver sans mal et je la croyais. C'était comme une irrépressible pulsion à laquelle je devais céder.
Je fis quelques pas à la course et sautai.
L'ancienne Luna avait le vertige. Elle paniquait à la l'approche du mur d'escalade du collège et craignait même de monter sur une échelle. La nouvelle ne se posa aucune question.
Je plongeai tête la première et arquai le dos, grisée par la chute et les émotions procurées. Mon corps exécuta une roulade puis se vrilla. Je n'avais nul besoin de réfléchir, libérée de toute contrainte, presque persuadée de voler. Je fermai les yeux.
Je heurtai l'eau, pieds en avant et me laissai couler. Ne trouvant pas de point d'appui, je battis des bras et des jambes pour remonter. Le lac devait donc être relativement profond.
Lorsque ma tête perça à la surface, je laissai échapper un grand rire et agitai la main vers Amanda. D'en bas, la vue sur la Cascade était différente mais non moins belle et je barbotai un peu sur place. Autour de moi, d'autres GEN atterrissaient dans une pluie de gouttes et je vis Samuel, le garçon blond, nager vers moi.
- Ça va ? hurla-t-il pour couvrir le bruit de la Cascade.
Un curieux sentiment s'empara de moi, indéfinissable. Je pensai à Amanda, à Victoire, à la beauté de l'endroit mais aussi à mes semaines enfermées et à un avenir plus qu'incertain, comme si tout se mélangeait en moi et imprégnait mon être.
- Oui, répondis-je d'une voix lointaine. Tout va bien.
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