Chapitre 20
- Bonsoir, est-il encore possible de dîner ?
La requête d'Allan arracha un sourire crispé au serveur, un petit homme aux cheveux blonds. Il nous détailla avant de répondre :
- Je suis désolé, mais normalement le service est terminé, seul le bar reste ouvert...
- Je comprends, assura avec bienveillance mon compagnon. Nous avons fait beaucoup de route et mon amie n'a pas eu le temps de manger.
Le serveur se racla la gorge en me fixant. Je voyais là à l'œuvre le charisme naturel des GEN. Je n'avais pas été en présence d'humains depuis ma capture, mais le phénomène était flagrant. Le serveur était intimidé par notre apparence aussi bien que par l'autorité qui émanait d'Allan, sous le visage avenant et le sourire.
- Je vais voir avec le chef. Je crois qu'il reste des raviolis aux champignons, mais pas de pizza.
- Ce sera parfait, le remercia Allan. Pour ma part, je prendrais une bière. Pouvons-nous nous installer en terrasse ?
Là, le pauvre homme dévisagea le GEN comme s'il avait deux têtes et je réprimai un sourire. Nous étions certes en mai mais les soirées demeuraient fraîches. Il détala sans vraiment donner réponse.
Dehors, Allan nous tira une table et deux chaises. Je m'assis avec soulagement. Mes jambes mollissaient de plus en plus à rester ainsi plantées. Le silence s'installa et ne se rompit qu'après l'arrivée de mon plat et de la boisson du GEN.
- C'est bon, je vous écoute, lançai-je en piquant un ravioli.
J'avais hâte d'entrer dans le vif du sujet.
- Je ne sais pas trop par où commencer.
- Moi je sais, dis-je fermement. Quelles sont vos motivations à venir me parler dans le dos de Marx ?
- Etre un agent et vivre à l'Institut ne signifie pas qu'on adhère à ce qui s'y passe, argumenta Allan. Comme de très nombreux GEN, je ne fais pas cela de bonne grâce, c'est tout ce que je te dirais pour le moment. Quant à la raison pour laquelle j'ai demandé à te rencontrer, j'ai vu une opportunité de contrarier les plans de Marx tout en lui faisant penser le contraire.
Je laissai échapper un ricanement et avalai ma bouchée.
- C'est ça. Le chevalier sauveur. Et les autres agents ?
- Malheureusement, Ulrich Marx possède un outil très utile pour contrôler ses troupes : la peur.
- La peur ? relançai-je, intriguée.
- Qu'est-ce que tu as ressenti en arrivant en ville ? De l'angoisse ? De l'oppression ? C'est exactement ce que redoutent nombre de GEN car la mutation nous modifie en profondeur. Notre perception du monde évolue et certains ne se sentent plus à leur place. Ils ont peur à la fois d'être écartés par la société et de ne plus en avoir eux-mêmes l'envie et la capacité de s'y intégrer. Alors ils demeurent à l'Institut pour se rassurer et s'entourer de personnes comme eux qui pourront les comprendre. C'est une sorte de refuge. Bien évidemment, il y a aussi ceux qui n'ont aucun sens moral ou qui se retrouvent dans les idées de Marx en croyant à une paix possible pour notre race.
Je me murai un instant dans le silence pour digérer tout cela. Les propos d'Allan se tenaient et changeaient ma vision des GEN. Ils n'étaient peut-être pour la plupart que des victimes au même titre que moi et mes amis. Au milieu d'une bande de fous furieux avides de sang...
- D'accord. A supposer que je croie cette histoire, bien sûr, dis-je, arrachant un sourire à mon compagnon de table. Que vouliez-vous me dire, alors ?
Le GEN ne répondit pas et sortit de sa veste un dossier sous pochette plastique qu'il me donna. Je baissai les yeux dessus et parcouru les pages pour découvrir des analyses de sang et des résultats médicaux.
- Mon dossier médical.
- Oui. Je me suis dit que cela valait mieux que de longues explications. Je peux t'assurer que le docteur Malcolm a grincé des dents pour me l'imprimer.
- Il y a des chiffres en rouge, constatai-je calmement. Des anomalies.
- Exact.
Je reposai le dossier sur la table, l'esprit en ébullition. Les variations dont j'étais l'objet étaient-elles aussi grave que cela ?
- Qu'est-ce que ça change ? interrogeai-je.
- Tout. Cela change absolument tout, jeta Allan. Des possibilités physiques incroyables, une intelligence hors du commun. Tu es une exception parmi les GEN.
La lumière se fit brutalement dans ma tête et je cessai de manger. Allan se laissa aller dans sa chaise, attendant ma réaction.
- Marx me veut pour ce pouvoir. Il ne m'a pas tuée parce qu'il compte m'utiliser.
- Comme nous tous, oui, admit le GEN avec amertume. Mais en ce qui te concerne, c'est encore pire. Jamais un GEN n'a été aussi réussi que toi, donc Marx tient absolument à te former pour faire de toi son plus mortel élément. Il essayera tout, y compris s'en prendre à tes proches.
Volontairement ou pas, Allan venait de toucher mon point faible. Les raviolis un peu fades prirent un goût de bile et je m'écartai de la table, en sueur. La vision de la main de mon père, reconnaissable à son alliance, gisant dans un carton était comme imprimée sur mes rétines. Dans la petite cellule où l'on m'avait apporté le colis, j'avais été prise d'une crise de colère si forte qu'ils m'avaient donné des sédatifs capables d'assommer un éléphant. Sans grand succès, d'ailleurs.
- Mon père..., couinai-je, tâchant de me reprendre et de ne pas éclater en pleurs devant Allan.
- Il n'est pas mort. Je m'en suis assuré. Il n'a plus sa main gauche, mais il vit toujours.
Mon dos se détendit un peu. Je repris place à la table en m'essuyant le front avec ma serviette.
- Vous dites que Marx convoite mes capacités à tout prix et qu'il ne lâchera pas l'affaire, résumai-je en rassemblant mes idées. Sauf que je suis loin d'être la meilleure des recrues. Je n'ai rien d'exceptionnel !
- Bon sang, pourquoi je n'ai pas fait généticien pour t'expliquer tout cela..., grommela Allan. C'est encore un phénomène inexplicable te concernant. D'après Irina, il y a eu une sorte de déclic en toi qui a réveillé la mutation. Il a eu lieu pendant ton incarcération, mais je ne saurais pas t'en dire plus, si ce n'est que tu as décuplé ta force et ta résistance de façon spectaculaire.
- Donc je n'ai pas le choix. Cette histoire ne cessera pas tant que je vivrai.
Allan acheva sa bière et se pencha par-dessus la table afin de planter ses yeux dans les miens. Il me détrompa alors :
- On a toujours le choix. Toi, moi, ces GEN qui font semblant de ne rien savoir des projets monstrueux auxquels on les destine, nous avons tous un choix à faire à un moment donné. Le tout est d'en assumer les conséquences ensuite. Si je suis devenu un Elite, un des agents les plus gradés de l'Institut, c'est uniquement pour avoir la paix et une certaine marge de manœuvre.
- Quelles options ai-je ?
Mon ton laissa clairement entendre que je n'étais pas de son avis, toutefois je prêtai attention à sa réponse. Jusque-là, chacun de ses mots avait sonné juste.
- Tu peux continuer à lutter, attendre d'avoir trop tiré sur la corde et mourir dans ta cellule ou trouver une solution pour t'enfuir au bout d'un certain temps. Tu peux te résigner, devenir une tueuse d'élite aliénée par Ulrich Marx. Mais j'ai une proposition à te faire.
Voilà, nous y étions. Ce qu'il voulait depuis le début de la conversation. Je plissai les yeux et détournai la tête. Sur le trottoir d'en face, un jeune couple de mon âge se tenait par la main et riait aux éclats. J'eus un pincement au cœur.
- Je pense que tu peux te servir de la soif de pouvoir du directeur à ton avantage, poursuivit le GEN.
- Comment cela ?
- Ulrich Marx prétend qu'il ne fait confiance à personne, pourtant lorsqu'un agent se montre loyal et efficace, il baisse sa garde, diminue la surveillance et accorde davantage de liberté.
- Vous voulez que je joue la comédie comme vous. Que je me fonde dans le moule pour mieux me retourner contre lui.
- Oui.
J'éprouvai la soudaine envie de lui dire de se taire pour ne surtout pas me tenter d'accepter. Mon assiette terminée, je bus une gorgée d'eau pour me caler. Je préférais ne pas me gaver après mon jeûne forcé, histoire de ne pas tout rendre dans la foulée.
- Tu pourrais poursuivre tes apprentissages et gagner en puissance pour passer inaperçue et répondre aux attentes de Marx. Temporairement, en espérant mieux.
Il laissa sa phrase en suspens, ses doigts jouant avec son verre vide. Quel était le « mieux » auquel il pensait ? Une rébellion ? Un espoir de liberté ?
- Quoi que tu décides, je serais au gymnase mercredi toute la matinée. Mais choisis bien en pensant à ceux que tu aimes.
Allan me posait un ultimatum. Je bénéficiais de la journée entière du lendemain pour réfléchir à loisir, ensuite les dés seraient jetés.
- Je t'ai amenée ici, dans un lieu public en dehors de l'enceinte de l'Institut. Je t'ai parlé en toute franchise. Il me reste une dernière preuve de ma bonne foi.
Je découvris sur la table une boîte noire qu'il venait d'extraire de sa veste. Je soulevai lentement le couvercle. Une arme à canon court était posée à côté d'un chargeur plein de balles. Je l'effleurai, fascinée, mais sans comprendre le but d'Allan.
- Ce sont des balles en composé, un alliage de métaux très spécifique. Elles ont été pensées pour s'ouvrir au contact des tissus denses des GEN et libérer leur contenu, c'est-à-dire un poison ultra-puissant. Une arme redoutable, l'une des seules instantanément mortelles pour notre race.
- Marx vous l'a donnée pour me tuer si je posais trop de problèmes, compris-je.
- Je te la confie. Si tu acceptes ma proposition, rends-la-moi mercredi. Sinon..., advienne que pourra.
Sur cette conclusion, Allan se leva et alla payer dans la pizzeria. Il me laissait seule, en possession d'une arme. Les fesses clouées à ma chaise, je ne bougeai pas. En fait, cela ne me vint même pas à l'esprit. J'étais comme engourdie, perdue dans mes pensées saturées d'informations.
Allan revint et nous partîmes. Je ne vis rien du trajet de retour, à moitié comateuse, la tête contre la vitre. L'épuisement s'emparait de moi et je tombais de sommeil.
Une fois à l'Institut, il me conduisit par le bras dans la salle de repos où j'avais pris ma douche et m'y abandonna. Je n'entendis pas ses dernières paroles et me déshabillai maladroitement.
Un sweat sous la tête en guise d'oreiller et couverte d'un pull, je m'endormis sur une banquette.
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