Chapitre 2
La voiture s'arrêta devant l'entrée du Camp. De l'autre côté du mur, le bâtiment de plein pied ressemblait vaguement à un hôpital, seuls les barreaux aux fenêtres rappelaient un pénitencier. Les sangles se détachèrent et le libérèrent. Grégoire fut tiré sans ménagement en dehors du véhicule. Encadré par les deux malabars, il pénétra dans la prison. L'hôtesse d'accueil fronça le nez à son approche. Il devait sentir aussi mauvais qu'il le pensait. Lorsqu'il lui adressa un sourire carnassier, la femme pâlit et se détourna.
— Bonjour, miss Louise, fit l'un des officiers.
— Bonjour, Arthur. Le Docteur Karim vous attend.
— Merci, ma belle.
Ses deux gardes poussèrent Grégoire jusqu'à une porte vitrée coulissante. La peinture beige des couloirs rendait l'aspect hospitalier encore plus présent. Une vague odeur d'antiseptique flottait et les hommes en blouse blanche qu'il apercevait de l'autre côté du sas lui arrachèrent un frisson. Greg n'aimait pas les piqûres.
Pour ceux de l'extérieur, il paraissait regarder ses pieds, mais en fait, il notait le plus de détails possible. Il n'oubliait pas sa mission.
— Allez, morveux, adieu ! ricana le deuxième policier.
Ils le bousculèrent une nouvelle fois, la porte s'ouvrit et il fut projeté à l'intérieur. Une fois enfermé dans l'espace confiné, un bip retentit et ses menottes se desserrèrent.
— Déposez-les dans le bac sur votre gauche, s'exclama une voix.
L'homme en blouse de l'autre côté du sas lui adressa un signe. Grégoire obéit.
— Déshabillez-vous et mettez-vous dans la douche à votre droite.
Ah. Enfin. S'il y a bien un truc qui lui déplaisait dans sa mission, c'était ses fringues pourries et la saleté. Dès qu'il fut installé, de l'eau coula du plafond par de multiples jets. La température était correcte, pas trop froide, mais pas chaude. Tiédasse. Il attrapa le gel antiseptique sur l'étagère face à lui, s'en enduisit vivement le corps et les cheveux. En se rinçant, il avisa l'infirmière qui venait d'entrer. Elle le parcourait d'un regard appréciateur. Il lui sourit d'un air filou, la jeune femme rosit avant de se tourner. Grâce à son entraînement intensif, sa musculature s'était développée tôt et il savait que sa silhouette d'athlète plaisait aux filles.
L'eau s'arrêta et fut remplacée par des jets d'air chaud. La sensation de fouet était assez désagréable. Grégoire serra les dents. Une fois sec, ou presque, il enfila la tenue que lui désigna l'homme en blouse. Un pantalon grisâtre en coton rêche sur un slip blanc et un T-shirt de la même couleur. Il ne faisait pas froid, mais s'il n'avait pas de veste, il risquait de se les geler à sa première sortie.
— Une parka et des chaussures ainsi que des chaussettes vous seront fournies à la fin de l'examen. Venez à présent, le Docteur Karim vous attend.
Il passa dans un nouveau couloir et on le guida dans la pièce aseptisée à sa droite. Le médecin l'accueillit d'un grognement et lui indiqua un fin plateau métallique. Grégoire posa les pieds dessus et attendit. Ils le pesèrent, le mesurèrent, le prirent en photo et radio sous toutes les coutures, lui prélevèrent sang, cheveux, salive... il en ressortit avec le tournis. La faim le taraudait, il espérait que la nourriture n'était pas trop dégueu. Il bâilla avant de se reprendre. Il enfila sa veste du même gris déprimant, ses chaussettes jaunies et ses chaussures noires, façon Rangers.
On le conduisit à travers des couloirs blanchâtres jusqu'à un bureau. Il nota les caméras de surveillance, les Gardiens qui patrouillaient. La sécurité semblait parfaite. Un sourire fin étira ses lèvres. Rien n'était parfait. La plaque dorée annonçait : Marc Lanvin, Superviseur. Ah, le grand ponte. Il ravala sa salive en espérant que sa couverture tiendrait. Le Docteur Karim lui adressa un signe de tête avant de sonner.
— Faites-le entrer, grogna une voix grave.
La porte s'ouvrit dans un chuintement, laissant apparaître une vaste pièce froide aux couleurs sombres. Installé derrière son bureau, un homme massif lui faisait face. Son regard taciturne et sa moue agressive déplurent à Greg.
Marc Lanvin : Superviseur depuis cinq ans. Ancien policier, marié, une fille décédée peu avant sa prise de poste.
L'aura de pouvoir qu'il dégageait faillit faire reculer Grégoire. Il carra discrètement les épaules. Il irait jusqu'au bout.
— Assieds-toi. J'ai beaucoup de choses à t'expliquer, mais avant tout, je veux remplir ton dossier. Nous ne t'avons pas trouvé dans la base ADN. Tu n'es pas enregistré.
— Ma mère a accouché dans un vieil appart' pourri, c'est la voisine qui l'a aidée. Du coup, elle est jamais allée à l'hôpital et moi non plus, commença Grégoire en prenant place sur une chaise inconfortable en face de l'homme.
— Hum, marmonna le Superviseur entre deux cliquetis de son clavier. Ton père ?
— J'sais pas.
— Pourquoi étais-tu dans la rue ? Pourquoi as-tu attaqué ces supérettes ?
— Ma mère m'a mis à la porte l'année dernière, j'ai traîné avec des gars un peu louches, mais y m'ont viré d'leur groupe. Y trouvaient que j'étais pas assez bien pour eux. Du coup, j'ai eu du mal à manger, je commençais à me les cailler. J'me suis dit qu'ici au moins, j'aurais pas faim, et p't'être plus chaud. J'sais c'qu'on raconte sur les Camps, mais ça peut pas être pire qu'la rue.
— Donc tu t'es fait prendre ? intervint Lanvin d'une voix neutre.
— Ouais.
— Hum. Tu as sans doute raison, c'est sûrement mieux. Pourtant, il y a des règles à respecter. Tu seras nourri, logé, blanchi. Éduqué un minimum, il faut qu'on fasse quelque chose pour ton parler, tu iras aux cours avec les autres.
— Des cours ? s'étonna Grégoire.
Il commençait à se demander si c'était vraiment l'enfer décrit par les employés infiltrés dans les Camps. Le Superviseur ne lui répondit pas, il continua de taper. Soudain, il s'arrêta et fronça les sourcils en regardant les doigts de Greg.
— Qu'est-ce que tu t'es fait à la main ?
— Ah ça ?
Greg tendit ses mains devant lui, il manquait des phalanges à l'annulaire et l'auriculaire gauches.
— J'ai eu un accident quand j'étais petit, un mec de ma mère m'a coincé les doigts dans la porte, on a pas réussi à les sauver.
La sonnette de son bureau retentit de nouveau, empêchant le Superviseur de poser plus de questions.
— Entre.
Greg se tourna vers la porte et se figea. La jeune fille qui s'avança était superbe. Grande, fine − peut-être un peu trop d'ailleurs −, un visage aux traits slaves bien dessinés. Sa peau blanche n'était pas mise en valeur par sa tenue noire et elle semblait un peu malade. Elle avait rassemblé ses longs cheveux d'un blond doré en une lourde tresse. Ses yeux aux prunelles caramel se fixèrent sur lui.
Une chaleur sourde fouetta ses reins. Elle lui plaisait bien, celle-là. Il lui décocha un sourire canaille. Les joues de la fille s'empourprèrent. Était-elle timide ? Ses commissures s'étirèrent encore. Il faillit lui adresser la parole lorsqu'un toussotement retentit. Il se retourna vivement vers le Superviseur et eut un choc. Un frisson glacial remonta son dos. L'éclat lubrique qu'il distingua sur la face de Lanvin lui donna la nausée. Cet homme était malsain.
— Finalement, Ana, je n'aurai peut-être pas besoin de toi. Grégoire m'a l'air parfaitement civilisé.
L'interpellé sourcilla. En quoi cette frêle jeune fille aurait-elle pu l'aider ?
— Retourne dans ta chambre.
— Bien monsieur, murmura-t-elle.
Sa voix rauque arracha un frisson à Greg. Ana, joli nom. Il se força à ne pas la suivre du regard. Pourtant, il aurait bien contemplé son postérieur... était-il aussi charmant que son visage ?
— Grégoire, je vais te faire visiter le Camp.
Ils parcoururent le couloir de l'administration ensemble, escortés par deux Gardiens armés. Lanvin simulait une certaine bienveillance, mais le jeune homme n'était pas dupe. Il remarqua les caméras en haut des murs. Lanvin lui fit faire le tour du propriétaire.
Après être sortis de l'aile administrative, ils retournèrent à gauche, vers l'accueil. En face de l'entrée, une fois un hall avec un comptoir passé, les salles d'examen s'alignaient le long d'un corridor à la lumière blafarde. De l'autre côté de l'accueil du Camp se trouvaient les dortoirs, les sanitaires et la bibliothèque. Les salles d'examen étaient plus nombreuses que les livres sur les étagères !
Des livres ?! Il n'y avait pas un seul écran ici. On les gardait enfermés, sans nouvelles de l'extérieur. Ignorants.
Après avoir longé l'aire médicale, ils passèrent rapidement devant le réfectoire fermé, avant de trouver les salles de classe. Insalubres, sombres.
Grégoire avisa un tableau interactif. Un professeur avait dû oublier de l'éteindre. Le cours affiché l'affligea. C'était des maths du niveau de CM2 maximum. Pourtant, les élèves devaient avoir entre seize et dix-sept ans. Pour du basique, c'était du basique. Des moutons sans connaissance, voilà ce qu'ils faisaient d'eux.
De retour près de l'administration, Lanvin lui fit signe de reprendre le chemin de la cantine. Greg espérait que la bouffe était bonne au moins.
Le Gardien ouvrit la porte et le spectacle le laissa interdit. Dans une pièce avec plus de trois cents ados, on s'attend à un certain brouhaha. Ici, on pouvait à peine entendre les couverts s'entrechoquer et seuls quelques chuchotements perturbaient ce silence artificiel. Tous les deux ou trois mètres, des Gardiens étaient postés le long des murs. Ils surveillaient les Sensibles. Aucun ne bronchait.
Les regards qu'il croisa étaient vides. Le voyaient-ils seulement ?
— Donne ta main, Grégoire, lui ordonna Lanvin.
Mécaniquement, il lui tendit son bras, le Superviseur approcha un stylet noir de sa peau et Greg sentit une vive douleur à l'intérieur de son poignet. Il retint un gémissement.
— Bienvenue au Camp. Bon appétit.
Grégoire scruta la marque apparue sur son avant-bras alors que Marc Lanvin s'en allait : 333. Son numéro de prisonnier rehaussé d'un code barre. Pour son premier tatouage, il aurait préféré quelque chose de plus glamour. Il haussa les épaules.
Un Gardien lui désigna une place libre près d'un énorme ado à la chevelure blond terne. Ce dernier mangeait comme un robot. Lorsque l'on posa une assiette devant lui, Greg contempla la purée et la saucisse qui lui faisaient face. Un verre d'eau apparut à son tour. Il approcha le gobelet et inspira. Rien. Il prit une gorgée... et faillit recracher. Il s'étrangla, toussa et se força à avaler.
— Ça va ?
Son voisin de droite, un petit roux, lui tapota dans le dos d'un air préoccupé.
— Ahem, oui, oui. Un peu surpris, c'est tout.
Le roux fronça les sourcils.
— Elle a un goût bizarre, précisa Greg en désignant son verre.
— Ah, oui, approuva son voisin.
— Y'a quoi dedans ?
— Je sais plus le nom, mais ça marche pas sur tout le monde.
Voilà qui confirmait l'hypothèse de la Résistance. Le gouvernement droguait les Sensibles au benzalium, une drogue de synthèse découverte il y a une dizaine d'années. Incolore, inodore, il était difficile de la repérer. Son goût légèrement métallique était assez discret.
Pendant qu'il préparait sa mission, on lui avait bien dit que tout ce qu'il ingèrerait risquait d'en contenir. Grégoire comprenait à présent les regards sans expression et le silence. Ils étaient tous drogués, le produit rendait les gens apathiques et manipulables.
Il testa son repas. Apparemment, ils ne contaminaient que l'eau. Difficile de s'en passer. Il supposa que celle des douches devait aussi en contenir. Les scientifiques de la Résistance avaient découvert que cette drogue n'affectait pas tout le monde, certains étaient naturellement immunisés contre ses effets. Grégoire en faisait partie, c'était grâce à son insensibilité qu'il avait été sélectionné pour cette mission.
— On dirait que ça fonctionne pas sur toi, hein ? intervint de nouveau le roux.
— Y'en a d'autres ?
— Ouais, on est toute une bande.
— Et les vieux, ils vous captent pas ? s'étonna Greg.
Son voisin ricana.
— T'as vu le nombre de Gardiens ? Bien sûr qu'ils savent. Ils nous surveillent comme du lait sur le feu, tu parles.
En effet, l'effectif des Gardiens lui avait paru particulièrement élevé lors de son entrée dans le réfectoire.
— Au fait, j'm'appelle Tom, s'exclama soudain son voisin.
Il lui tendit la main.
— Greg.
Grégoire serra les doigts de Tom, scellant sa première amitié dans le Camp.
— Bienvenue dans le groupe 3.
— Quoi ?
— On est plus ou moins trois cents, alors ils nous ont répartis en plusieurs groupes. Le nôtre c'est le 3, il y en a six.
— Comment tu sais que je suis avec toi ?
— On est à la même table, lui répondit le rouquin d'un haussement d'épaules.
Avec attention, Greg parcourut la salle des yeux, tout en mâchonnant sa saucisse, et remarqua que quelques ados disséminés paraissaient moins robotisés. Chaque tablée devait accueillir environ une cinquantaine de jeunes. Ça collait.
Toujours sur le qui-vive, il ne put s'empêcher de chercher une chevelure blonde : rien. Elle n'était pas là. Il l'aurait repérée de loin.
Elle l'intriguait. Outre le désir immédiat qui l'avait traversé, ses prunelles à elle n'étaient pas tout à fait mortes, était-elle aussi immunisée ? Elle semblait proche du Superviseur. Pour le bien de sa mission, il devait tenter d'entrer en contact avec elle.
Ana...
— Tu cherches quelqu'un ?
— Hum, une fille.
— Ah ?
L'œillade intéressée de Tom se transforma en regard paniqué lorsqu'un Gardien basané s'approcha d'eux.
— Le nouveau, on ne parle pas à table. Dépêche-toi de manger. 207, attention à toi.
Les deux adolescents plongèrent le nez dans leur assiette. Greg finit sa purée en rêvassant et grignota la banane posée près de son verre.
Une sonnerie tonitruante le fit sursauter. Tous se levèrent et débarrassèrent les tables. Leurs gestes restaient automatiques. C'était une machine bien huilée dont il ne connaissait pas le mode d'emploi. Il s'efforça d'imiter les autres.
Il n'avait rien laissé dans son assiette ou dans son verre. La drogue ne lui ferait aucun effet, de toute manière, alors autant prendre des forces. Il suivit Tom quand la foule circula en rangées disciplinées. Sa tablée resta groupée alors que les autres attroupements se disséminaient au fur et à mesure de leur trajet dans le Camp.
S'il se souvenait bien, ils approchaient des classes. Il allait s'ennuyer à mourir. Ils tournèrent à droite, mais avant d'entrer dans la salle, ils stoppèrent pour laisser passer une équipe de Gardiens.
Grégoire se détacha discrètement du rang pour contempler Ana qui marchait au centre des surveillants. Leurs regards se croisèrent. Une étincelle de chaleur le parcourut. L'effet qu'elle lui faisait était plus violent que la première fois. Elle remonta la file des Sensibles et son parfum fruité agaça les narines de Greg, lorsqu'elle passa près de lui. Pendant un instant, il eut envie de sortir de la queue pour entrer en contact avec elle, mais l'artillerie que portaient ses gardes du corps le retint. Il avait des choses à faire. Il lui fallait des renseignements, Valentin l'attendait.
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