Chapitre nº 5

Éden

Après la séance de cinéma, nous décidons de nous rendre quelques rues plus loin, dans cette boutique qui vend de délicieux milkshakes. Nous nous installons tous à une table, assis aux banquettes de cuir.

La décoration est criarde : du rose et du violet absolument partout. Même les employés portent des tabliers roses à rayures violettes. Ou c'est peut être bien l'inverse.

Ça me fait du bien de voir Abel comme ça. Il n'arrête pas de sourire, je crois que la surprise lui a fait de l'effet. L'employé du cinéma a été très sympa avec nous, il n'a pas l'habitude de telles requêtes.

On regarde la carte : crêpes, gaufres, milkshakes, smoothies, glaces aux 1001 parfums.

Je demande à mon frère ce qu'il veut, il me montre du doigt la glace à la framboise. Pourquoi est-ce que ça ne m'étonne même pas ?

Un jeune qui doit avoir seulement la majorité arrive avec un petit calepin. Il porte l'enseigne du magasin ainsi que son prénom : Charles. Ça ne colle pas à son visage dur et sa barbe naissante.

Il prend nos commandes, je me choisis une gaufre. Charles note avec frénésie sur le papier. J'ai l'impression qu'il va se faire une luxation du poignet.

Il s'éloigne et les discussions fusent à nouveau. Abel s'amuse à plier la nappe. Le revoilà plongé dans l'océan formé par ses idées.

David peste contre la prof d'anglais qui lui a mit une note déplorable au dernier contrôle. "Pourtant, j'avais bossé comme un fou !" est son excuse. J'ai appris avec le temps qu'il ne faut pas croire tout ce que David dit.

- T'es sûr ? je l'interrompt. T'a pas plutôt passé toute une nuit sur Assassin's Creed ?

- Ha ha ha, dit-il ironiquement. J'ai été sérieux dans mon travail, cette fois.

- C'est ce que tu dis à chaque fois...

Il hausse les épaules et le serveur nommé Charles arrive avec un plateau.

- La glace framboise ? demande-t-il.

Abel ne s'est pas aperçu de la présence du serveur. Je prends nos deux commandes et pose sa coupe devant lui. Charles dépose le reste et s'éloigne.

Abel relève les yeux et aperçoit sa coupe garnie de glace, de chantilly, et d'une unique cerise posée sur la pyramide de nourriture. Il prend un air satisfait et y plonge sa cuillère.

***

Nous voilà rentrés à la maison. Dans la voiture, maman demande comment cela s'est passé. Je lui réponds que nous avons fait la surprise pour Abel et que nous sommes allés manger quelque chose.

- C'est super que vous ayez fait ça... dit-elle d'un air presque ému. Je ne le trouve pas très en forme ces derniers temps...

Je fronce mes sourcils.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Il est toujours ailleurs, distant. Ça a toujours été compliqué pour lui, mais j'imagine que c'est encore pire à l'adolescence...

Je hoche la tête, pensive. Je me retourne vers mon jumeau. Il m'adresse un sourire. Un sourire qui cache des tas de choses, un sourire qui dissimule ses vraies pensées. Cette perspective me donne un frisson et je me tourne à nouveau du côté de la route.

Arrivés à la maison, je remarque Ruben assis à la table de la salle à manger, ses cahiers étalés partout autour de lui. Encore une fois. Je pense qu'il a des pics de révisons. Le reste du temps, il fait l'ado normal, plutôt fâché avec le système scolaire.

La plupart du temps, Gabriel vient manger à la maison le samedi soir. Il sera là normalement, tout à l'heure.

Gabriel, quand il vient, il aide maman à la cuisine, et il faut avouer que c'est vraiment un as. Il a trouvé sa vocation. Je le vois bien, chef étoilé, partant voyager dans le monde entier pour faire partager la merveilleuse cuisine française.

Mais pour l'instant, Ruben occupe toute une pièce, maman boit du café en regardant un reportage sur les orques, et Abel est parti je sais pas trop où. Sûrement dans sa chambre.

Je monte justement vers la mienne et remarque que ma porte est entrouverte. J'entre d'un air méfiant et voit mon frère couché sur mon lit, faisant des formes bizarres avec ses mains. Je pense reconnaître un oiseau. Son ombre se reflète sur le plafond.

Je me place debout, à côté du lit, les bras croisés. Il tourne sa tête vers moi avec un sourire malicieux.

- Tu veux vraiment que je te pousse ? signé-je.

Il hausse les épaules et reste où il est. Je m'assois alors sur ses jambes, ça ne semble pas le déranger. Je soupire longuement avant de rouler juste à côté de lui, dans le petit espace entre lui et le mur.

Il continue de faire ses formes bizarres, je les observe distraitement.
Il poursuit ainsi un moment encore avant de finalement s'arrêter, ses bras retombant le long de son torse.

Je tourne la tête vers lui, ses yeux sont clos. À quoi réfléchis-t-il ?

Il finit par se lever, sans rien dire. Il marche jusqu'à la porte et, juste avant de sortir, m'adresse un petit salut de la main. Trop bizarre.

Je voudrais protéger mon frère. Le protéger du monde qui nous entoure, ce monde beaucoup trop hargneux. Le protéger de tous les dangers, tous les ennuis qui pourraient lui arriver aujourd'hui ou dans le futur.

Mais c'est impossible. Un jour, il s'éloignera, se construira une vie à lui. Il sera livré à lui-même. J'ai beau le trouver courageux, je doute qu'il saura se protéger lui-même. Il a besoin de quelqu'un. Moi, ou une autre personne, n'importe qui.

Je ne supporterais pas de le savoir seul.  Il ne peut pas rester seul, il ne saurait pas. Tout est beaucoup trop compliqué pour lui. Tout est trop différent.

Tous les jours je pense à ce qu'il adviendra du futur d'Abel. Et tous les jours je me demande de plus en plus s'il sera capable de tout surmonter, lui et ses épaules fragiles.

Mais il est fort. Et je vais le rendre plus fort que n'importe qui. Il a des ressources, et j'espère qu'à l'avenir il pourra se défendre.

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