Chapitre 16 : quelle est ta définition de "peur" ?

– Vous pourrez rentrer chez vous aujourd'hui pour planifier votre sauvetage du monde, annonça Maria pendant le petit-déjeuner. Vous êtes assez habitués à la France et à la langue française, je suis sûre que vous réussirez.

On lâcha tous un petit cri de joie, heureux d'apprendre cette nouvelle.

– N'oubliez pas de prendre vos cartes d'identités, et, pour ceux concernés, vos permis de conduire, d'accord ? ajouta-t-elle d'un air soucieux en nous servant des pancakes.

– Oui, on ne risque pas de les oublier, dirent Aris, Arwen, Diane et Éléa en même temps.

– Au fait, comment fera t-on pour trouver de l'argent ? demandai-je.

– Oh, fit Dylan avec un sourire en coin. Je pensais qu'on pourrait deviner les numéros gagnants d'un tirage loto dont la somme s'élève à quelques millions, non ?

On écarquilla les yeux.

– Très pratique pour être discrets, râla Éléa.

– Mais très pratique pour être tranquilles le temps de notre séjour, renchérit le fils de l'Été.

J'étais mitigée. D'un côté, être millionnaire serait fantastique, mais de l'autre, nous serions facilement repérables.
Finalement, je fis comme les autres ; je cèdai et j'approuvais l'idée de Dylan.

– C'est donc décidé, nous allons gagner au loto et être tranquilles le temps de notre séjour longue durée sur Terre, fit-il avec un air fier.

– Salut, les Anomalies ! s'écria Émilie en entrant dans la maison sans frapper à la porte.

Elle nous appellait comme ça depuis que Loís l'avait qualifiée de Banale, et elle semblait bien décidée à continuer de nous surnommer ainsi pendant longtemps.

Émilie tenait un panier en osier dans ses bras.
Dedans, quelque chose bougea, et... aboya.

– Émilie, tu rigoles, j'espère ? fit Maria en délaissant la vaisselle qu'elle était en train d'essuyer.

– Non, s'amusa mon amie. Mes grands parents ne savent pas à qui confier ce chiot, c'est le dernier de sa portée à ne pas avoir trouvé de famille.

On écarquilla tous les yeux.

– C'est une femelle, un setter anglais, ajouta Émilie en soulevant la couverture qui dissimulait le contenu du panier et le posant sur le comptoir pour ne plus avoir à le porter. Elle n'a pas encore de prénom.

On se leva de nos chaises pour s'approcher avec timidité du panier. Dedans, une petite chienne jouait en mordant un os en plastique, et aboya en nous voyant avant de se remettre à mâchouiller son jouet. Elle avait un pelage blanc tacheté de noir et de marron, et une l'oreille droite entièrement grise.

– On la garde, hein... ? demanda Anniah en caressant doucement le petit animal.

– Mais elle ira dans quel château ? fit Arwen sur un ton qui laissait entendre qu'elle n'en avait rien à faire du moment qu'on la gardait.

– Une sorte de garde alternée ? proposa Loís, également subjugué par la chienne qui jouait sans se douter qu'elle avait de nouveaux admirateurs.

– Où on la laisse au château du Printemps, suggéra Aris d'un air distrait, puisqu'on y va tout le temps pour emmerder Lucie.

Je lui mis gentiment un coup de poing sur l'épaule sans quitter la chienne des yeux, qui finit par se rendre compte de notre présence et de remuer la queue pour demander des caresses.

– Comment on l'appelle ? demanda Dylan.

– Je ne sais pas, répondit-on.

– Opale ? suggéra Carl, qui était resté en retrait, comme gêné par le fait qu'on soit tous serrés pour essayer de voir la chienne en même temps. C'est un joli prénom, Opale.

– Ce n'est vraiment pas le moment de prendre un animal de compagnie, nous reprocha Maria, les poings sur les hanches.

– Si, répondit Éléa. Opale est à nous, maintenant.

– Oui, Opale est à nous ! fis-je joyeusement.

Du coin de l'oeil, je vis Carl sourire, heureux de voir que nous avions pris son choix de prénom.

***

Quelques heures plus tard, nous étions enfin de retour sur Gayleri, dans le château du Printemps.

– Vous avez adopté des chiots ?! s'étrangla mon père, ayant entendu Opale aboyer alors qu'elle se reposait dans les bras de Carl.

– Non, une chienne qui s'appelle Opale, fit-il en souriant tendrement, apaisé par sa présence.

– Mais... que...

Mon père ne trouvait plus ses mots, visiblement hautement perturbé.

– Elle est adorable ! Tu veux la voir ? demandais-je avec entrain.

– Non ! s'écria-t-il précipitamment.

– Papa a peur des chiens, dit calmement mon frère en baissant les yeux pour ne pas rire.

– Tu aurais peur de notre petite Opale ?! demandai-je en faisant signe à Carl d'approcher.

Notre père recula d'un pas, puis toussota pour se reprendre.

– Je n'ai absolument pas peur des chiens, dit-il en fixant Opale d'un œil méfiant.

– Donc, tu peux la caresser ?

– N- oui.

Je m'approchais de lui. Mon père tendit une main hésitante vers Opale, mais se figea à quelques centimètres d'elle.

– Elle va me mordre si je le touche.

Opale remua un peu, attendant une caresse qui ne vint pas. Impatient, le setter anglais se redressa et lécha la main de mon père, qui sursauta et recula en arrière avant de se frotter frénétiquement la main contre le haut de son pantalon.

– Elle aurait pu me mordre ! s'écria-t-il.

– Mais non, rigolai-je.

– Hum... ! Cessez de m'agacer avec vos chiots. Appelez les autres, nous devons discuter de votre organisation pour votre mission terrienne.

***

Tous assis autour de la table qui servait habituellement pour les repas, nous attendions avec impatience que mon père nous expose la marche à suivre pour récupérer les quinze descendants. Opale avait été confiée à des servants, pour ne pas qu'elle dérange la "réunion" en se mettant à aboyer pour montrer son envie de jouer.

Enfin, papa se décida à parler, une fois sûr que nous étions tous attentifs.

– Bon. Je ne vous ai pas réunis pour vous parler de votre séjour sur Terre, avoua-t-il finalement. Enfin, pas directement.

– Je pense, fit précipitamment Carl en se levant, que je vais me retirer le temps de cette conversation et aller lire un livre.

– Oui, tu peux, accepta notre père en hochant la tête.

On resta tous perplexes. De quoi voulait-il nous parler ?

– Ce que je vais dire ne me plaît pas à moi-même, dit-il. Mais vous savez que vous vous exposez à de graves risques en acceptant d'aller chercher les Terriens ?

J'allais répondre que des gens qui connaissaient peu ou pas l'existence de leurs dons ne seraient pas dangereux, mais il ne m'en laissa pas le temps.

– J'en ai déjà discuté avec Carl, sans vous, car il a vécu des choses dont il ne veut sûrement pas encore vous parler. Mais vous savez que vous vous exposez au risque de vous faire capturer par les Scriruslèmiens ?

– Nous serons vigilants et nous pourrions nous échapper, dit Arwen, visiblement contrariée d'être englobée dans les avertissements de mon père.

– Carl a-t-il pu s'échapper, lui ? Oui. Mais avant combien de temps et après avoir vécu quelles horreurs ?

On baissa les yeux.

– Ce que j'essaie de vous faire comprendre, c'est que même si vous prenez un peu de temps pour vous, en vous achetant des voitures, des villas, en vous inscrivant au lycée pour le trimestre où je ne sais quoi, la seule chose à laquelle vous devrez impérativement faire attention, c'est de ne jamais baisser votre garde et laisser les Scriruslèmiens vous attraper.

– Nous ne sommes pas bêtes au point de prendre un apéro chez eux, quand même, se vexa Dylan.

Mon père inspira et expira longuement pour ne pas s'énerver. Il frappa du poing sur la table, arrivant visiblement à la limite de sa patience.

– Pourriez-vous faire un effort, oui ou merde ?! Je vous dis que vous risquez votre liberté, que vous risquez votre santé mentale, que vous risquez votre vie en entreprenant de faire exactement ce à quoi les Scriruslèmiens s'attendent, et vous trouvez encore le moyen de plaisanter sur ce sujet ?!

– Je n'ai rien fait de mal, s'écria Dylan en se relevant, à part dire à haute voix ce que pense tout le monde !

– Dylan, rassied toi, tout de suite.

Dylan écarquilla les yeux, et se rassit aussitôt, calmé (et choqué).

– Je suis en train de vous dire que vous risquez bien plus que ce que vous ne pouvez imaginer en allant chercher les Terriens. Vous n'avez aucune idée de l'enfer qu'est Scriruslème. Le seul à le savoir est Carl, et il n'a même pas tenu à écouter cette conversation qui, pourtant, ne fait qu'effleurer le sujet. À part lui, il y a Lucie, qui a parfois fait des rêves où elle voyait des événements historiques Scriruslèmiens, mais ! ajouta-t-il à mon attention. Ça t'a semblé horrible ? Ce n'est même pas un millième de ce qu'a vécu Carl, et lui n'avait aucune possibilité de s'échapper, d'échapper à l'enfer qu'était devenu son quotidien !

– Nous avons bien compris, fit calmement Éléa d'un ton blasé. Mais là où je suis d'accord avec Dylan, c'est que nous sommes de grandes personnes qui savent parfaitement comment échapper à des psychopathes.

– Mais bon sang, il n'y a donc personne qui comprend que...

– Ce ne sont pas des pigeons, comme les appelle Lucie, qui vont nous faire peur, contra Éléa.

– Vous... vous ne savez pas ce qu'est la peur, balbutia alors Carl, qui avait visiblement choisi de nous écouter depuis le couloir.

On se tourna tous vers lui. Il se tenait dans l'encadrement de la porte, et jouait nerveusement avec le bout de sa manche en faisant bien attention de ne pas croiser nos regards.

– Carl, tu n'es pas obligé de...

Il fit taire notre père d'un regard.

– La... la peur, reprit-il d'une voix tremblante, c'est d'ignorer comment les Scriruslèmiens vont se venger de votre existence cette heure ci. Vont-ils vous cogner la tête contre un mur sous prétexte que vous êtes en retard, ou bien vous étrangler et vous lâcher alors que vous vous sentirez mourrir, car le chocolat chaud de la princesse n'était pas à la parfaite température qu'elle adore ? Suspens, suspens... ou alors, vont-ils vous interdire de vous nourrir quelques jours car vous avez mal fait le lit du prince ? Non, voyons. Aujourd'hui, ils ont peut-être décidé de vous enfermer 24 heures dans le noir complet, seul, dans une cellule froide, car vous avez osé regarder le roi !

Je ne pus m'empêcher d'ouvrir bêtement la bouche, choquée de la panique qu'on entendait dans la voix de mon frère.

– La peur, fit-il d'une voix de plus en plus tremblante, c'est aussi de se demander si on va survivre au jour qui vient. C'est de se dire que si on se suicide, ils trouveront un moyen de capturer votre petite sœur de quatre ans pour vous remplacer !

Personne n'osait dire quelque chose.

– La peur, c'est, quand on passe à côté du plus âgé des princes, de se demander s'il va essayer de vous violer, et si cette fois encore, quelqu'un pourra intervenir à temps. Car vous savez que vous ne pouvez pas toujours être entouré des personnes qui vous sont chères, car elles sont parfois elles aussi enfermées au cachot.

Les yeux d'Éléa se remplirent de larmes. Je ne l'avais jamais vu dans cet état. Les mots de Carl semblaient avoir rouverts une vieille blessure en elle.

– La peur, c'est de savoir que quand les Scriruslèmiens veulent nous atteindre mentalement, ils vont s'en prendre à la seule personne qui tient à vous autant que vous tenez à lui, à votre meilleur ami, Till, qui vous a prit sous son aile quand vous avez débarqué, alors que vous n'aviez que six ans et lui sept.

– Carl, dit doucement notre père. Calme toi.

– Non, je ne me calmerais pas ! hurla mon frère en pleurant. La peur ? Mais vous ne savez rien de la peur ! Vous n'en savez rien, mais vous osez dire que vous n'auriez pas peur devant une personne qui essaierait de vous violer chaque jour ?! Que vous n'auriez pas peur qu'on s'en prenne aux personnes que vous aimez ?! VOUS NE SAVEZ RIEN DE LA PEUR !

Il laissa passer quelques secondes. Il s'essuya les joues d'un revers de la main, mais pleurait toujours. Puis, de son regard vairon, il nous regarda tour à tour droit dans les yeux.

– Vous... vous ne savez rien de la peur, articula-t-il lentement. Et... et je vous souhaite de ne jamais en savoir quelque chose, de cette peur que je ressens depuis que j'ai six ans. Car, en réalité, la vraie peur, c'est celle qu'on ressent en comprenant qu'on ne pourra jamais lutter contre elle chaque jour de notre vie.

Il tourna les talons et s'enfuit en courant, nous laissant tous culpabiliser.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top