Vendredi vénéré - partie 2

II


« Papa ? Pourquoi il y a une dame qui vomit dans un coffre dans le fond ? »

Florence n'est pas une ville bâtie pour les enfants. Et le syndrome de Stendhal n'y est pour rien là dedans ! Il faudrait d'abord que les enfants puissent focaliser leur attention suffisamment longtemps sur une œuvre pour pouvoir y succomber.

Les touristes aussi d'ailleurs. Tous se sont massés dans ce gigantesque palais pour cocher deux chefs d'œuvres sur leur wishlist culturelle. La belle blonde vénitienne à poil sur sa coquille Saint Jacques et l'orgie de déesses païennes enceintes dans leur jardin. Sandro aura toujours la côte dans son pays. Pour peu que les touristes aient déjà cochés la souriante du Louvre, c'est le grand chelem assuré !

Gérald en a plein les pattes. La culture ça se mérite. Voilà quatre heures maintenant que lui et sa famille arpentent la Galerie des Offices, qu'ils suffoquent dans une bacchanale sans fin de petits jésus en crèche et de grands jésus crucifiés. Ils sont passés devant presque tous les rois de France là-peints et ont assisté à au moins quinze massacres des innocents depuis ce matin. Voir des bébés empalés ne lui fait plus rien ; surmonté le premier choc, on se fait très vite aux affres des guerres de religions. Surtout en matière de peinture.

« Papa ! Elle est toute nue la dame ! »

Gérald ne veut plus bouger. Il ne peut plus. Il a atteint les limites physiques de son pèlerinage au royaume des Michelangelo, Raffaelo, Donatello, Leonardo... Il n'a même plus envie de pizza et de chianti classico. Il rêve de s'effondrer sur cette banquette, entre ce vieux japonais assoupi et cette lycéenne qui y croit encore. Alors que le old nippon a rendu les armes, la jeunette s'entête à faire une étude comparée entre son guide et l'original d'un maître quelconque.

« Oh puis zut ! Papa s'assoie deux minutes ! Tu veux t'assoir ? »

Hochement latéral, moue dubitative, grimace et demi-tour au pas de course. Bien entendu le gamin se vautre dans les jambes d'une guide qui dresse très haut un petit drapeau russe et s'échine à faire traverser une marée bruyante d'ex-soviétiques. Sur la trentaine de slaves, il y a une bonne moitié de nouveaux riches accompagnés de leurs escorts girls juvéniles, entièrement revêtues pour l'occasion de Gucci, Armani, Gian-Franco Ferré ou Versace.

Gérald regarde transhumer la cohorte. Quand il était petit il tremblait de peur devant les retransmissions des défilés du Soviet. Les orgues de Staline ont aujourd'hui fait place à l'orgueil de Poutine.

Les touristes passent, l'ennuie reste.

L'ancêtre du Soleil Levant s'est mis à ronfler avec la sérénité d'un vieux bonze, et l'ado s'est mise à griffonner sur un carnet.

Gérald jette un œil approbateur au dessus de son épaule. Il voit tout juste la gomme rose s'agiter à quelques centimètres d'une page blanche qui lui reste inaccessible.

Il hoche les épaules. Son gamin a fini par trouver une occupation tout aussi naturelle que prévisible : il embête sa petite sœur, laquelle s'agrippe à la longue jupe de sa mère, laquelle tente d'entrer un nouveau code dans son audio-guide, lequel refuse de délivrer son savoir titiennesque.

Il a épousé une bobo des beaux arts reconvertie en secrétaire de direction. Il faut bien que ces anciennes velléités artistiques se paient un jour.

Gérald lève alors les yeux vers le tableau qui accapare l'attention de sa femme et de la gamine à côté de lui.

Tiziana !

Son amour de jeunesse. Elle est devant lui. Depuis près de trois cent ans, elle est là, accrochée aux murs des Offices, attendant son retour.

C'est fou comme cette pin up du cinquecento sur l'image lui ressemble.

On dirait...

Il a du mal à se souvenir.

À vrai dire elle n'était pas si jeune que ça. Lui oui, l'était. C'est sans doute ça qui l'avait éloignée de lui. Ses scrupules, ses angoisses. Ou tout simplement sa peur de ne pas pouvoir assumer le tabou.

Il avait quinze ans, elle en avait dix-sept.

Il était brun et petit, elle était blonde et élancée.

Gérald, face à la femme nue, se souvient de ce soir d'été.

C'était il y a plus de vingt cinq ans. La belle italienne et lui avaient sympathisé sur un coin de plage.

À l'époque des brunes filiformes, elle se démarquait par cette fraîcheur assouvie. Ses cheveux et sa peau claire n'évoquaient pas du tout les standards méditerranéens. Elle lui expliqua avec son accent de la plaine, qu'il y avait beaucoup plus de blondes « naturelles » en Italie qu'en France. C'était dû, il l'apprendrait bien plus tard, à un gène nordique rémanent qui était demeuré bien implanté dans la population transalpine.

La lombarde avait égayé ses vacances estivales cette année-là. Ils avaient eu de la chance de se rencontrer tôt au début du mois d'août. Ils s'étaient vite rendu compte qu'ils passeraient près de quatre semaines à se raconter leurs pays, leurs lycées, leurs amourettes.

Du fait de cette différence d'âge, il n'avait pas semblé envisageable un seul instant au garçon, qu'il aurait pu y avoir autre chose que de bons moments de camaraderie, entre un gamin du coin et une touriste étrangère. Au pire serait-il un guide pour leurs promenades à vélo, au mieux un ami pour passer le temps entre les après-midi interminables et les soirées trop courtes.

Ses parents avaient fini par la considérer comme sa petite amie au bout d'une semaine.

Lui s'indignait, sachant très bien que non, que c'était dégradant pour lui que des adultes ne voient dans cette amitié frontalière qu'une sordide histoire de fesses comme eux en rêvaient, et parfois en vivaient, quitte à mettre en danger la paix des ménages sur le terrain de camping.

Gérald et Tiziana, eux, en parlaient beaucoup. De sexe et d'amour.

Comme tous les garçons de son âge, il était incapable de déchiffrer les signes à peine voilés qu'elle s'échinait à lui lancer.

Son corps par contre, les recevait très bien.

Après un sage et prude baiser sur la joue le soir pour se quitter, le jeune homme rentrait vers sa tente à la lumière de sa lampe torche.

Les relents de phéromones, les images des petits seins ronds enserrés dans un bikini encore plus petit, les courbes d'albâtre de la très jeune femme, le suivaient jusque dans son duvet et l'obnubilaient de plus en plus au fil des nuits. Il lui devint au bout de quelques jours, impossible de s'endormir avant d'avoir joint le geste au fantasme, acculé dans l'étouffante solitude de sa tente.

Il ne pouvait plus se cacher de cette attirance rêvée. Tiziana était devenue son idéal féminin, il n'aurait de relâche que lorsqu'il aurait trouvé femme identique, mais de son âge et à proximité de baiser.

Était-ce l'appréhension de devoir renoncer trop prochainement à une histoire sincère et désespérée qui le freinait ? Ou était-ce simplement la certitude que tout finirait à la moindre tentative malheureuse de sa part ?

Il s'était persuadé, par traitrise et lâcheté, que s'il brisait son état d'excitante expectative, il connaîtrait les affres des regrets jusqu'à la fin des vacances.

La peur du remord lui vint cependant un soir : celui qui annonçait leur dernière semaine ensemble.

Tiziana au moment du chaste baiser traditionnel, l'avait retenu par le bras, puis l'avait attiré à elle pour un second baiser, celui-ci à mi-chemin entre le menton et la lèvre. Elle avait fait ensuite un demi-pas en arrière, sans le lâcher et avait penché la tête sur le côté pour observer sa réaction.

Gérald l'observa un moment droit dans les yeux. Peut-être une minute, peut-être une seconde. Il suppliait le ciel pour qu'elle lui donne à ce moment précis un signe franc et déterminant, une certitude de ses intentions réelles. Au lieu de quoi, elle se contenta de hausser un sourcil et de lui sourire un peu plus. Elle prit une grande inspiration et se dandina un instant sur ses talons, guettant sa réaction, jaugeant sa réponse.

Il se décida très rapidement et il lui donna un nouveau baiser rapide et brusque sur la joue. La salua d'un petit signe de main et détala vers sa chambre de toile.

Tiziana le regarda s'éloigner jusqu'à ce que la ténèbre ne le digère.

Gérald soupira pendant des heures dans la torpeur de ses doutes.

Il ne parvint à trouver le sommeil qu'au levé du jour.

Quelques heures plus tard, la glissière de sa tente le réveilla. Il était treize heures passées, et le charmant visage de la belle italienne se dressait au dessus du sien.

Il la salua vaguement en baillant, se souciant d'avantage de son haleine et de sa coiffure, que de son manque de sagacité.

La voir prendre l'initiative de venir le voir dès le début de la journée, le rassurait quelque peu. Après tout il s'était endormi avec la certitude de n'avoir pas répondu aux attentes de la jeune fille et donc qu'il allait en pâtir dès le lendemain. Ça n'était de toute évidence pas le cas.

Ils se donnèrent rendez-vous un peu plus tard dans l'après-midi.

Pour la première fois depuis trois semaines, Gérald arriva en retard. Très en retard. Il l'avait plus ou moins fait consciemment, même s'il était incapable de justifier son geste.

Tiziana, l'attendait en maillot de bain en haut des dunes, les genoux fermement maintenus sous son joli menton, les yeux dans les vagues.

Avait-elle pleuré ? Pourquoi ?

Il aborda des questions bateaux et ne porta pas d'importance à ses réponses. Il feignait l'indifférence et pourtant il détestait son attitude de mec froid. Ça ne lui ressemblait pas.

Tiziana, tourna le visage loin de lui, et fit mine de se lever, agacée par ses gamineries. Il la regarda partir, se sentant viril dans la posture de l'homme sûr de lui.

Il se ravisa top tard.

Il la chercha un bon moment dans les environs jusqu'au soir. Il passa au camping manger un morceau et faire signe de présence auprès de ses parents, lesquels ne s'inquiétaient pas le moins du monde de ses allées et venues quotidiennes.

Il trouva Tiziana assise sur un rocher, au plus près du ressac. C'était un coin du rivage qu'elle appréciait particulièrement, un peu éloigné du sentier côtier. Ils s'y retrouvaient parfois au couché.

Le garçon s'assit près d'elle, et très naturellement, lui prit la main.

Ils restèrent ainsi près d'une heure, à regarder les grands oiseaux survoler de près la surface. Lorsque le soleil déclina, et que le vent se fit plus frais, ils se rapprochèrent l'un de l'autre. Leurs visages se frôlaient et les cheveux blonds de la jeune fille caressaient le cou du garçon.

Sans trop savoir qui en prit l'initiative, leurs lèvres se rencontrèrent, puis leurs bras et leurs mains.

La pénombre les couvrit de son voile rassurant. Les langues se délièrent, les doigts s'enlacèrent.

Dans le silence de la jeune nuit, ils se faufilèrent jusqu'à la tente de la fille, la plus proche, pour en sortir un plaid et un pull. Ils s'éloignèrent à nouveau dans les ombres, esquivant les fêtards du soir qui rentraient à leur tour. Ils se hissèrent ensuite sur la colline pour installer leur nid sur le tapis des aiguilles de pins maritimes. Ils s'allongèrent et chacun se libéra avec tendresse des angoisses et peurs ridicules de ces dernières semaines. Ils s'étaient aimés au premier regard complice et se souvinrent avec étonnement du nombre de fois où leurs peaux se frôlèrent sans qu'ils n'osent se regarder.

Tiziana posa ses yeux doux sur le sourire du garçon. Lui passa sa main sous le pull de son amie. Le ventre tiède se cabrait parfois dans un spasme de surprise. Il appliqua le plat de la main sur l'estomac de Tiziana. Elle, lui passa une main dans les cheveux et le laissa l'explorer en surface.

Un nouveau jour se présentait. Une nuit de moins à passer ensemble. Il leur en restait si peu.

Gérald cru se consoler en pensant au peu d'endroits qu'il restait à découvrir du corps de son amie; les prochains jours suffiraient à satisfaire ses envies d'adolescent curieux. Puis il se ravisa et anticipa avec tristesse leur inexorable séparation. Il se trouva mesquin de penser à elle de la sorte.

Une nouvelle journée passa, main dans la main.

Le soir vint plus tôt que prévu. Ils l'avaient oublié, mais les parents de Tiziana avaient prévu de se rendre au bal au village et sa présence était requise. Elle n'eut même pas l'idée de leur demander si son petit copain pouvait les accompagner. Ce ne fut qu'une fois arrivée au bal que ceux-ci s'étonnèrent de ne pas voir le garçon la rejoindre. Elle enragea et prit son mal en patience, cachant tant bien que mal son envie de pleurer.

De retour au camping et malgré l'heure tardive, elle convainquit ses parents qu'un dernier baiser lui était nécessaire avant d'aller se coucher. Elle courut dans l'obscurité, bravant le danger des fils tendus entre les tentes le long des allées et gratta sur la toile de Gérald. Celui-ci, encore tout ensommeillé lui proposa de rentrer. Elle hésita plus que de raison, mais se sachant attendue, préféra ne pas succomber à ce tendre appel. Son sang bouillait pourtant en elle, et de son ventre émanait une chaleur qu'elle apprivoisait petit à petit depuis quelques jours.

« Demain ! Demain après-midi ! Mes parents partent en excursion plus au sud pour deux jours, ils ne rentreront que vendredi en fin d'après-midi. Fais en sorte de pouvoir passer la nuit avec moi.

Toute la nuit. Viens à trois heures précises ! Trois heures ; j'ai une surprise pour nous ! Je t'aime. À demain, Géral.»

Son accent lui faisait oublier la dernière lettre de son prénom. Il trouvait ça adorable.

Elle partit après un dernier baiser expéditif. Il rit de joie en repensant à cette nouvelle inattendue.

Demain ils auraient vingt quatre heure rien que pour eux. Demain ils se verraient et... et elle venait de lui dire « je t'aime ».

Il resta songeur puis invoqua le fantôme des hanches qu'il tiendrait fermement demain. Il plongea ses rêves éveillés vers le cou de la belle. Il huma l'air de sa tente et s'imagina retrouver le parfum suave, la fraîcheur de sa peau et de ses cheveux lorsqu'elle sortait de l'océan après la baignade. Il repensa à ses seins qui pointaient alors que l'eau ruisselait sur son corps. Il imaginait les voir poindre sous l'effet du désir. Il l'habillait de pudeur et lui prêtait des regards enflammés. Il la voulait lascive et allongée sur un épais matelas, une main blanche et timide s'attardant avec volupté sur son propre corps, longeant son ventre et ses cuisses, préparant son arrivée imminente. Il construisait son fantasme autour d'une jeune fille de dix-sept ans qui l'attendait, le suppliant des yeux. Il l'anticipait en remontant le fil de ses émotions vers ses jambes nues. Il la désirait dans une réminiscence de volupté.

Il regretterait à jamais son ventre rond dont il ne connaitrait jamais le goût et la chaleur cachés.

Le lendemain ses parents lui apprirent leur départ précipité à tous les trois. Ils devaient accueillir la venue au monde de sa nièce. La petite fille s'appellerait Aurore et il serait son parrain.

Aurore, comme celle qu'il ne vivrait jamais ce matin d'été, dans un lointain souvenir au bord de la mer.

Il ne connaitrait jamais le levé de soleil dans les bras d'une toute jeune femme italienne aux cheveux blonds, venue des plaines de Lombardie pour lui dire « je t'aime ».

« Elle est belle, hein ? »

L'adolescente a fini son dessin. Elle referme son carnet et sourit à Gérald.

« Elle me rappelle quelqu'un...

- Normal, c'est l'incarnation de la beauté universelle. Elle nous rappelle à tous quelqu'un qui nous aime. Elle a vécu il a plus de quatre cent ans, et pourtant son sourire discret nous invite toujours à la rejoindre dans son intimité. Bonne soirée, Monsieur.

- Bonsoir... jeune fille. »

Le japonais se réveille lui aussi ; il cherche du regard sa vieille épouse et ne la trouvant pas dans la salle d'exposition, il plonge sa main dans sa veste d'où il ressort un iphone de dernière génération.

Il se met à sa recherche par GSM interposés.

« Papa ? C'est qui la dame toute nue ? »

Gérald regarde son fils avec un regard tendre. Il a les cheveux noirs comme sa mère.

« Papa ? Pourquoi il y a une dame qui vomit dans la malle au fond du tableau ? »

Face à cet énième mystère de la Renaissance, Gérald prend son élan pour quitter la banquette. Il tapote la tête de son fils et lui fait signe d'avancer.

« Allez viens ! On va à la boutique chercher un livre pour offrir à ta cousine Aurore ! Et qui sait... on percera peut-être le secret de cette Vénus ! »


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septembre 2012

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