Une promenade

Il est des endroits, des lieux empreints d'existence, qui ne demandent qu'à raconter des histoires. C'est tout le travail d'un auteur que de chercher ces places, de les écouter et de les passer au tamis de l'impression, pour permettre à ces récites de remonter à la surface, de faire jaillir le flot des contes.

Ces lieux ne se révèlent souvent qu'à l'occasion d'une inclination de l'esprit, à une heure ou sous une lumière précise, abandonnée par la vision quotidienne et immuable du vécu, pour laisser place à l'imaginaire qui sourd à travers eux.

Il est des sentiers, des ruelles, de vieilles pierres qui hantent nos villes, délaissés par le cheminement mécanique des vies humaines. Livrés à l'oubli, ils sont la propriété des oiseaux et des chats qui les habitent et les parcourent.

Au gré de mes pas, je découvrais tantôt l'un de ces étranges endroits.

Une place forte en ruine, inondée de verdure et d'arbres aux troncs tortueux, domestiquée par les choucas criards. Le vent froid et sec qui s'y enroulait, semblait ne jamais se relâcher, tumulte d'un hiver permanent et gris.

À travers les herbes rendues folles, perçaient ça et là les tâches des constructions centenaires.

Quelques grilles rouillées et délabrées annonçaient le lugubre héritage des années. Ici, nulle plaque commémorative ou square entretenu par le devoir de mémoire commune.

Pourtant les stigmates d'une horreur ancestrale, gravés à même les pierres, rappelaient qu'en ce lieu fut érigée une tour peuplée d'hommes et de femmes dont aucun souvenir n'a demeuré. Pas même leurs noms.

Les bris de murailles couverts de suie s'étendaient à même le sol sur plusieurs dizaines de mètres carrés oubliés.

L'histoire que me contait ce nœud dans notre espace-temps, sans âge ni réalité formelle me glaçait les sangs alors que j'arpentais cet îlot insalubre. À travers les branchages bas et les voix rauques des noirs oiseaux, je devinais peu à peu pourquoi un tel oubli s'acharnait sur cette place. Comme une épaisse volute de négation, un linceul de dégoût semblait avoir été jeté sur ce jardin malsain.

Émanant de la terre, scintillait une abstraction lourde et ineffable. Fasciné par l'étrange attirance des ruines, je me penchais pour découvrir la bouche d'un soupirail. Quelques planches vermoulues en obstruaient le passage ; il ne me fallut guère que quelques instants pour mettre au jour cette cicatrice sèche qui béait sur l'écorce de notre monde.

À mes pieds je découvrais un souterrain qui s'enfonçait dans les entrailles de la terre, en pente abrupte, comme une blessure faite au cœur de la ville.

Les nuages bas que perçait avec grand peine la lueur du jour, ne me permirent pas de voir très loin dans les abîmes du boyau. Pourtant, charmé par une sorcellerie atavique, j'entrais dans ces limbes glacées comme dans un état second.

Guidé par la chiche lumière bleutée émise par mon téléphone portable, j'avançais à tâtons le long du couloir. Je devinais plus que je ne les voyais, grouillant sous mes doigts, une faune aux mille pattes et aux yeux aveugles. Crissant sous mes pas, le tapis sec de leurs millions de cadavres desséchés me révulsait. Cependant j'avançais.

L'étroit passage n'aurait permis qu'à un seul homme de se tenir à peine debout. Le cheminement était chaotique, le sol et le plafond tendaient des pièges dans leurs irrégularités et après quelques coudes et dénivelés plus aigus que d'autres, je n'avais plus aucune idée de la direction que je suivais ni de la profondeur à laquelle je pouvais bien être descendu.

Toutefois je poursuivais.

À un certain moment, je perçus le bruit humide de l'élément liquide. À quelques mètres devant moi devait se dresser un réservoir, dans lequel gouttaient les pluies bues par la terre. Ou alors était-ce une source vomie par les viscères du lieu maudit.

Enfin j'émergeais dans une vaste salle circulaire, toute de pierres entassées, comme le sont les tumulus des âges cyclopéens que l'on découvre parfois dans les campagnes de ce pays.

Au centre de la salle, que je pouvais à peine distinguer grâce à un jour aménagé à l'apex de la voûte, se trouvait, comme je l'avais deviné au bruit, un bassin circulaire.

De l'eau croupie filtrait du sommet pour choir et donner naissance à des cercles concentriques à la surface immonde de ce réservoir.

Le téléphone ne m'était plus d'aucune utilité aussi je le rangeai dans ma veste pour ne pas en décharger totalement la batterie. Il me serait d'un précieux réconfort pour retourner sur mes pas, une fois mon exploration terminée.

Je levais les yeux vers le dôme pour étudier le puits qui y était creusé. Au-delà du cylindre bâti je découvrais une grille en fer, ciselée d'une élégante forme. Le motif métallique me rappelait une image vaguement connue, mais je ne parvins pas à me remémorer l'origine de ce souvenir.

De toute évidence, il existait une construction en surface qui recouvrait cet étrange grillage.

Je m'approchai ensuite du bassin. Il en émanait une puanteur suffocante qui me donna des haut-le-cœur. Je passai dès lors un mouchoir sur mon nez pour ne pas défaillir. La surface était constituée d'une épaisse couche d'immondices agglomérée par les âges, comme une pellicule de miasmes fossiles. Je ne pouvais décemment me résoudre à y plonger la main pour l'agiter et découvrir les horreurs qui y croupissaient. Alors que je me retournai pour me mettre à la recherche d'un quelconque outil, mon pied bouscula ce qui me semblait être une veille branche desséchée. Il était vrai que lors de mon évolution jusqu'à la piscine, j'avais senti craquer à de nombreuses reprises des miettes ou des tasseaux secs sous mes pas.

Ce que je tenais en main m'apparut suffisamment long et solide pour que je pusse l'y plonger dans cette vasque humide et malodorante.

Dès les premiers tâtonnements à l'aide de cet outil improvisé, je me heurtai à d'innombrables reliques épaissies par leur bain antédiluvien, comme autant de monceaux putréfiés par le temps et rongés par la vermine. La profondeur aux abords ne dépassait pas une trentaine de centimètres, mais donnait l'impression de s'épancher vers le centre, où elle devait rejoindre des strates les plus enfouies de la planète.

Alors que j'agitai plus vigoureusement ma trique, j'entendis poindre le bruit infect et trempé des morceaux que je venais de sonder. Ils firent surface sous le jour tamisé de la grille. Je découvris avec horreur les restes calcaires et vermoulus d'os. Leur origine me fut révélée par une intolérable ignominie l'instant suivant. Une tête humaine boursouflée aux restes de chairs à demi fondus venait d'apparaître devant moi. L'état de décomposition et la présence des globes oculaires ne pouvaient signifier qu'une chose : cette dépouille baignait ici depuis plusieurs mois tout au plus. Le cadavre avait donc été plongé dans cet infâme chaudron non par des monstres préhistoriques, mais bien par mes contemporains.

Alors que je retenais un vomissement, le jour se fit plus lumineux. Par la grille, un afflux de lumière apparut. La clarté me permit de découvrir au mieux le spectacle impossible qui m'entourait. Toute la surface de la salle était jonchée d'ossements humains.

Quel culte impie pouvait bien se dérouler dans ces lieux ? J'osais à peine imaginer ce que pouvait signifier un tel charnier. Alors que le jour se faisait de plus en plus pressant au-dessus de moi, j'entendis des bruits de pas nombreux accompagnées de voix ténues. Les mots murmurés ne me parvenaient cependant pas. Une musique s'éleva, loin au dessus, par delà la voûte sacrificielle, le puits et la grille.

Je reconnus avec horreur les sonorités de l'instrument et sus immédiatement où je me trouvais.

L'orgue de la cathédrale annonçait l'ouverture des vêpres alors que les fidèles prenaient place.

Je reconnus la grille métallique, pour être l'une de celle qui orne le sol de cette maison sacrée. La légende locale parle en effet de la présence de catacombes et de cryptes enfouies sous les dalles de l'édifice saint, mais qu'aucun accès moderne n'avait encore permis de découvrir.

Je ne pouvais rester un instant de plus dans ces lieux sacrilèges habités par un Mal tel qu'il ne craignait pas la lumière des vivants ni de leur Dieu.

Abruti par l'émotion et affaibli par le remugle du charnier, je me résignais à quitter les lieux par l'immonde boyau qui m'y avait conduit.

Alors que je retrouvais peu à peu la lueur déclinante du soir, je me rendis compte que je tenais toujours en main depuis tout ce temps, le manche qui m'avait permis de faire jaillir la vérité.

Je tenais en main un bras d'enfant.


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février 2012

révision janvier 2016

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