Il reste du ragoût ?

"Il reste du ragoût ?"

Soudainement ma vie s'arrête. Je veux dire : tout me parait vain ou inutile ou sans saveur. Plus rien n'a d'importance. Mon tout, ma vie, mon entourage, mon passé, mon présent et tout le reste se résume à ce gros porc en train de s'empiffrer à l'autre bout de la table.

Il a le nez dans son assiette. Je veux dire : il a réellement le nez dans son assiette. Il en lèche le pourtour avec application, mais pas comme un gros porc civilisé encore à peu près digne d'être un humain. Non, mon gros porc à moi, baisse le torse et plonge son visage vers l'assiette sans la toucher. Ses mains restent platement posées autour du plat alors que dans un réflexe canin il lèche son assiette. Il prend cependant soin de ne pas faire tremper sa cravate de cadre moyen dans sa gamelle.

Moyen ! C'est le mot : d'âge moyen, de niveau moyen, de mensurations moyennes. Tout est moyen chez lui. Tout sauf la perte de moyens qu'il m'inspire lorsqu'il me grimpe dessus. Ça c'est en dessous de tout.

Ça fait un quart d'heure que je lui parle des examens de sa mère... de sa propre mère, que j'accompagne chez le toubib tous les jeudi depuis qu'elle s'est trouvée un putain de cancer au fond de la chatte... sans doute un morceau de cerveau qu'il a dû lui laisser au moment de l'accouchement. Mais mon gros porc n'en a rien à foutre ! Il se tape pas les soupirs de sa matrone à l'article de la mort à chaque fois que son putain de cancérologue lui montre une image 3D de son utérus délabré.

Au lieu de ça, il bâfre copieusement MON ragoût. Il me dégoûte ce rat ! Tout le repas je l'entends mastiquer, renâcler, bouffer en apnée comme si sa bouche était remplie de bouillie ou de pus. J'ai l'impression qu'il va se liquéfier quand il mange. Je n'entends que ça : sa mâchoire qui claque, sa langue qui s'agite, sa salive qui s'égoutte par hectolitres.

Il ne m'adresse même pas un regard. Il ne m'écoute pas. Il me parle uniquement pour me dire de me taire lorsqu'il monte le son au moment des résultat sportifs pendant le JT.

Il se marre en faisant des commentaires cinglants ou cyniques à propos de tout et de n'importe quoi. Il a un avis sur tout : sur le Darfour comme sur les pédophiles, sur le PSG comme sur le MODEM. C'est vrai qu'il est calé en politique, lui qui crache à droite et à gauche. De toute façon à l'entendre il n'y a que juifs, francs-maçons et pédés dans cette fichue télé. N'empêche que c'est elle qu'il regarde, et pas mes genoux ou mes seins !

Sauf après une victoire de l'OM quand il est temps de passer à la troisième mi-molle !

Il bouffe et son estomac fait la moitié de sa masse corporelle ! Il est gras et chauve et pue comme un cadre moyen : ce subtil mélange, cette alchimie moderne, parfait alliage de sueur et d'after-shave !

Je vais le tuer.

Ce soir.

Tout de suite.

Et je mangerai mon dessert après avant de fondre en larmes.

Ce soir ma vie s'arrête. Plus rien n'a d'importance. Mon tout, ma vie, mon entourage, mon passé, mon présent et tout le reste... tout ça va disparaître à l'instant où mon couteau à viande va rencontrer son œil torve.

Au début il sera surpris. Et puis en colère. Il va sans doute essayer de ne pas tâcher sa cravate avant de comprendre que je suis en train de le tuer.

Le deuxième coup de couteau je le remettrai dans l'œil. Le même. Ça sera plus facile. Mais cette fois-ci j'essaierai de scier le nerf avec les dents du couteau. Juste pour voir si ces putains de couteaux sont mieux adaptés aux nerfs humains qu'aux nerfs de bœuf. Je déteste devoir me ruiner le poignet sur un morceau de nerf. Ça a gâché mes plus belles pièces de viandes rouges.

Ensuite je crois que je donnerai d'autres coups un peu partout. Pour le crever comme la baudruche qu'il est. Ça serait drôle de voir la graisse qu'il a accumulé pendant toutes ces années gicler en grandes éclaboussures jaunes et vertes sur sa chemise et sa cravate.

S'il se lève, je ferai le tour de son corps pour percer de tous les côtés.

S'il tombe, je l'achèverai en éclatant ses couilles pleines de vices.

Avec un peu de bol je pourrais m'en tirer à bon compte. Le crime passionnel, tout ça. Puis on dira que je suis une femme maltraitée. Maltraité par toutes ces années de mariage.

"Oh oh ?! À quoi tu penses ? Tu rêves ou quoi ? Il reste du ragoût ?

— Oui. Oui, tiens, ressers-toi, mon chéri."


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décembre 2011

correction le 09/12/2016

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