Faïence
Lorsque son épouse Mathilde lui avait suggéré de profiter du pont de l'Ascension pour se « faire un road-trip avec le Cayenne, pourquoi pas en Bretagne », Jean-Philippe avait tout d'abord pensé à ce fameux séminaire à Rennes auquel il devait participer en semaine 25. La Bretagne, il connaissait déjà et il y allait régulièrement. Ses déplacements professionnels en tant que référent du secteur Grand-Ouest du département marketing & développement des unités commerciales le menaient au moins une fois par mois en province : Le Mans, Vannes, Saint-Malo, Nantes, Cholet, parfois même jusqu'à Quimper où l'essor de la franchise était en plein boum. Autant de destinations pittoresques où il pouvait renouer le temps d'un repas et d'une marche digestive avec les traditions du terroir et ses propres racines provinciales.
Non, le pont de l'Ascension était stratégique : il n'avait que trop remis à plus tard ce besoin essentiel de relire le dossier sur les nouvelles techniques de PNL appliquée remis à tous les participants du dernier symposium de Malmö et que Hubert avait eu la gentillesse de lui photocopier, puisque lui-même n'avait pas pu s'y rendre — on ne refuse pas un tête à tête proposé par le président du Directoire surtout lorsqu'il se déroule au lodge du country club de Ouistreham.
Non, le pont de l'Ascension, il le passerait à mettre à jour ses connaissance pour tout déchirer lors des ateliers de pratique du séminaire de Rennes en semaine 25.
Du moins c'était la conclusion à laquelle il était parvenu et sa réponse à Mathilde serait ferme et non négociable.
Et puis, il s'était passé quelque chose d'étrange. Lucille, sa benjamine, avait fait irruption dans leur salon sa tablette à la main, suivi de Marc-Olivier, son aîné, un casque arrimé autour du crâne, tous deux plongés dans l'immédiateté du temps, imperméables aux vraies valeurs fondamentales de leur patrimoine culturel.
Mathilde avait raison : leurs enfants méritaient de découvrir le monde autrement que par écran interposé.
Ils iraient en Bretagne durant ces quatre jours du joli mois de mai. Une occasion idéale pour découvrir le pays de leurs ancêtres, qui en leurs temps étaient eux aussi en quelque sorte des managers d'hommes et de richesses. La généalogie familiale remontait à un lignage de notaires et de propriétaires terriens dont il ne restait plus aujourd'hui que quelques portions de capitaux réparties entre diverses branches cousines et quelques biens immobiliers soumis aux affres de l'indivision.
Il était plus que temps de renouer avec la vie, ne fut-ce que pendant un week-end loin du siège social.
Le voyage en Cayenne fût rigoureusement calme et bucolique. Tandis que les ados somnolaient devant leurs smartphones respectifs et que Mathilde s'exerçait au sudoku, Jean-Philipe, lui, remontait le fil du temps et de sa jeunesse au fur et à mesure que la Porsche s'enfonçait de plus en plus loin dans les terres de basse Bretagne.
Leur première destination : Pont-aven, capitale des peintres et de la galette, cité immuable perdue entre terre et mer, bastion inébranlable d'un art de vivre séculier à des éons de la post-modernité.
Jean-Philippe avait commencé à frémir dès qu'il avait remarqué la double orthographe sur les panneaux signalétiques. Que les bretons étaient fiers et travailleurs ! Il ne connaissait pas de peuple plus farouchement attaché à ses traditions simples et honnêtes, jusque dans son attachement à son patois antique. Il retrouvait progressivement la joie de décrypter les toponymes comme il l'avait appris durant son adolescence chez les scouts : Roazhon, Naoned, Da Bep Lec'h, Kemper...
Sitôt garé le long du quai, il s'éjecta du 4x4 et, mené par un objectif irrépressible, il guida son clan à travers les ruelles, s'extasiant devant les vitrines folkloriques où il pouvait désormais se projeter quarante trois ans en arrière. Tout lui revenait à présent, comme s'il redécouvrait soudainement, par le truchement d'une étrange force de l'esprit, des pans oubliés de souvenirs. Il se revoyait, ici même, alors âgé de onze ou douze ans, en train de galoper en chemise bleu, foulard noir-orangé autour du cou — les mêmes couleurs de totem que Baden-Powell lui-même — sur ces chemins pavés le long des murs de granit.
Kouign Aman, cidre brut, galette-saucisse, Traou Mad, conserves de sardines de Concarneau, marinières Armor Lux, parfums iodés de marée basse dans les rias, toits en ardoise aussi noirs que le plumage des cormorans. Que de ravissements pour tous les sens. Quelles sensations de mystères et de secrets druidiques. Pour peu, il aurait presque pu entendre les truculentes farces des korrigans, dissimulés à l'ombre des rochers et des glycines en fleurs de la promenade Xavier Grall. Si les dolmens pouvaient parler...
Et puis, soudain, sa gorge se serra. Il marqua un arrêt respectueux devant la devanture de la pension Gloanec, là où avaient logé de si grands artistes comme Gauguin et Sérusier et tout un tas d'autres moins connus et dont il avait oublié le nom. Dans le fouillis de ses émotions il contempla la vitrine, cherchant du regard ce qui l'avait obsédé depuis son arrivée en terres celtes.
S'il devait trouver son propre graal, ça serait ici. Il s'approcha, les mains moites, les yeux aiguisés et se mis à parcourir le tourniquet de bols à la recherche de celui qui portait son nom. Le bol émaillé bleu et blanc, marqué de « Jean-Philippe », où durant toute sa pré-adolescence il avait pu découvrir chaque matin le petit paysan breton une fois qu'il finissait de boire son Banania chaud. Ce bol qu'il avait pourtant délaissé trop rapidement en grandissant et qu'il avait fini par méprisé car trop pressé de devenir adulte. Ce bol qui avait un temps servi à abreuver Twist, le petit loulou de Poméranie de sa mère avant d'être remisé dans la mansarde de la maison secondaire de ses parents. En cet instant où Jean-Philippe s'apprêtait à faire la paix avec l'ado qu'il avait jadis été, cette faïence était désormais plus qu'un symbole.
Emma, Nathan, Léna, Lucas, Lola, Enzo, Léa, Léo, Lilou, Mathis, Manon, Hugo, Inès, Théo...
Mais bordel ! C'est quoi c'est conneries ! Pas un seul Jean-Philippe !
Mathilde, qui percevait dans le langage corporel de son époux une certaine forme de tension passive-agressive, s'enquit de sa perte d'enthousiasme aussi brutale que flagrante.
— Ça va, mon chéri ?
— Mouais. Ça n'a pas beaucoup changé par rapport à mes souvenirs. Toujours les mêmes babioles kitsch pour attirer les touristes. En plus moches et plus convenues. Non, vraiment, la Bretagne, c'est plus ce que c'était.
— Ça reste mignon quand même. Tu veux aller manger une crêpe ?
— Mouais.
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