Chapitre 8 : L'auberge

Lorsque j'ouvris à nouveau les yeux, je me trouvais dans un lit qui, bien qu'il soit extrêmement dur, me sembla à cet instant être le plus confortable du monde, tant j'avais le corps perclus de courbatures. La journée semblait être assez avancée, à en juger par la lumière qui parvenait à se frayer un chemin au travers des carreaux sales de la fenêtre. Il n'y avait aucun bruit dans la pièce. Je devais y être seule. Tant bien que mal, je me redressai, me frottai les yeux, puis promenai mon regard autour de moi. Abriel n'avait pas menti. L'auberge (car c'était sûrement là que je me trouvais en ce moment), était vraiment miteuse. A droite de la paillasse sur laquelle j'étais étendue, se trouvait une table de nuit de bois sombre, dont le plateau était recouvert de tâches de gras. Sûrement dues à l'huile utilisée dans la lampe posée dessus, pour le moment éteinte. Adossé à cette lampe, un écriteau à l'encre délavée par le temps indiquait que pour avoir de la lumière, il faudrait payer un supplément. Ben voyons. Tout était bon pour récupérer le moindre sou que pourraient dépenser les voyageurs de passage. Le sol en lattes de bois disparaissait sous un vieux tapis élimé aux couleurs passées, dans lequel des années de crasse s'étaient incrustées. Dans un recoin se trouvait une autre couchette, et un simple matelas avait été étendu sur le sol en guise de troisième lit. Moi qui avais espéré avoir une chambre pour moi seule, je devrais la partager avec mon mentor et son apprenti. Dans un autre coin de la pièce, plus sombre, se trouvait un paravent, derrière lequel je devinais un baquet d'eau fumante. Je vérifiai que le loquet de la porte était bien tiré, puis je me débarrassai de mes vêtements et m'y précipitai avec une allégresse non feinte. L'eau savonneuse me revigora instantanément, je poussai un soupir d'aise. Ce n'était peut-être pas ma baignoire, mais c'était tout de même bien confortable. Je me frottai vigoureusement tout le corps, afin de me débarrasser de toute la saleté accumulée depuis mon départ, et lavai mes cheveux avec un bonheur intense, les débarrassant de la pellicule de poussière qui s'y était accumulée. Je ne me décidai à sortir de l'eau lorsque celle-ci commença sérieusement à refroidir. J'essorai mes cheveux au-dessus du bac, dont l'eau avait pris une teinte brunâtre, et attrapai un drap de bain. Je m'en enveloppai, et frictionnai mes membres dégoulinants. Lorsque je fus sèche, je fixai le tas de vêtements que j'avais abandonnés sur le sol d'un air dégoûté. Il faudrait que je trouve un moyen de les laver. Je les enjambai, et allai fouiller dans les besaces de voyage que j'avais préparé avant de partir. Ma mère avait, en cachette, acheté toute une panoplies de tenues confortables, et les avait glissées dans l'un des sac. J'en sortis donc une tunique de coton blanc, un corset de cuir brun et un pantalon de lin épais, brun également. Je jaugeai rapidement la taille des vêtements, et les passai. Le pantalon était un peu large pour moi mais la ceinture permettait de remédier à ce léger défaut. J'allais passer mes bottes lorsque l'on frappa à la porte. J'hésitai un instant. Devais-je ouvrir ? Je jetai un coup d'œil dans le miroir tâché, et y vis le reflet de mon teint blafard et de mes longs cheveux trempés et dénoués. Ce n'était pas vraiment une tenue convenable pour une jeune fille. Qu'elle soit de noble lignée ou simple gardienne de cochons. Mais on frappa de nouveau, plus fort cette fois. Je haussai donc les épaules et tirai le loquet. Le battant s'ouvrit sur Abriel. Je respirai.

-Ah, c'est toi, remarquai-je en me détournant.

-Pourquoi, tu attendais quelqu'un d'autre ? répartit-il d'un air soupçonneux.

Un sourire moqueur apparut sur son visage, déformant ses traits harmonieux.

-Un galant peut-être ?

Je le fusillai du regard. On ne pouvait être plus insultant, et il le savait. C'était les filles de petite vertu qui recevaient leurs « galants » dans les auberges miteuses. Où était passé le regard inquiet qu'il avait eu pour moi dans la forêt ? Et son sourire ? Je ne me souvenais que de quelques rares moments, mais je n'avais pas oublié ces deux-là. Ni la sensation de ses bras m'entourant de leur douce chaleur. Je retournai à ma coiffure, passablement irritée. J'attrapai une serviette et essorai mes cheveux, avant de les tresser soigneusement. Dans le miroir, je vis Abriel s'asseoir sur le lit.

-Je venais voir si tu étais réveillée, me dit-il, plus sérieusement. Et comme c'est le cas, nous allons t'emmener visiter le terrain d'entraînement. C'est là que tu passeras le plus clair de ton temps dans les prochains jours.

Je ne répondis pas, me contentant d'attraper ma cape et de la poser sur mes épaules. Je passai devant lui sans même lui adresser un regard, de nouveau en colère. Ce garçon avait le don de me mettre hors de moi à chaque fois qu'il ouvrait la bouche. Je l'entendis grommeler quelque chose entre ses dents sur mon passage, mais je l'ignorai. Je me fichais pas mal de ses états d'âme. Il se leva, me suivant à l'extérieur, et ferma la porte de la chambre alors que je m'engageais dans l'escalier de bois. Celui-ci grinça sous mes pas. Je débouchai dans une grande salle à demi-éclairée par quelques lanternes éparses, posées sur les tables ou accrochées au mur. De rares clients encapuchonnés chuchotaient par petits groupes de deux ou trois dans les recoins sombres de la pièce. Ils avaient l'air recommandable des truands ou des tueurs à gage, et je frissonnai. Jamais de ma vie je n'avais eu à côtoyer ce genre de gens, et j'avais l'impression que l'on pouvait le lire sur mon visage. Dans la pénombre créée par l'embrasure de la porte, je pris un faux air renfrogné.

-Tu as peur ? me susurra à l'oreille la voix d'Abriel.

Il m'avait rejointe sans que je m'en aperçoive, trop occupée à détailler mon environnement. Je levai les yeux au ciel. Evidemment que j'avais peur. Mais je n'allais surement pas le lui dire. Je rabattis donc le capuchon de ma cape sur ma tête, et m'engageai dans la pièce, espérant secrètement que personne ne remarquerait ma présence. Si je gardais la tête basse, probablement que l'on ne verrait pas que j'étais une fille. Je repérai presque instantanément Maître Adrian, assis à l'autre bout de la salle. Il nous fit un léger signe de la main, nous intimant de venir le retrouver. Dans mon dos, Abriel jura.

-Quoi? le questionnai-je sèchement, m'attendant à une autre note cinglante de sa part.

Mais celle-ci ne vint pas.  

-Vas-y déjà, m'ordonna-t-il seulement, en faisant demi-tour. J'ai oublié mon poignard dans la chambre. 

Je me tournai vers lui et arquai un sourcil.

-Tu en as vraiment besoin? 

Il haussa les épaules. 

-On n'est jamais trop prudent. 

Je hochai la tête, et il disparut dans la pénombre. C'est à peine si j'entendis le bois gémir sous ses pas. Je soupirai, et me décidai à traverser la pièce d'un pas égal. J'étais arrivée à la moitié du chemin lorsqu'une main à la poigne de fer m'agrippa par le bras, me faisant sursauter.

-Eh bien, jeune homme, s'exclama une voix éraillée dans mon dos. Où cours-tu si vite ?

Je me raclai la gorge, espérant me donner un air convaincant.

-Rejoindre un ami, répondis-je le plus naturellement possible.

Je me retournai pour lui faire face, la tête toujours à demi baissée. L'homme qui se tenait devant moi devait avoir une cinquantaine d'années. Il était maigre, et vêtu de ce que l'on pourrait aisément appeler des haillons. Sa cape grise était usée jusqu'à la corde, et il portait un vieux pantalon de toile grise grossière, bien trop grand pour lui, et serré à la taille par un simple cordon. La couleur du tissu disparaissait presque totalement sous une épaisse couche de boue. Sa chemise, qui avait dû être blanche autrefois, elle était couverte de taches de graisse et de vin. Et qu'est-ce qu'il empestait ! L'odeur était insupportable. C'était un mélange de transpiration rance et de mauvais alcool fort. Il planta ses yeux porcins dans les miens, et un sourire édenté tordit son gros visage rougeaud.

-Mais c'est que t'es une fille! tonitrua-t-il comme s'il venait de découvrir un trésor. 

Il se pencha vers moi pour me détailler, envoyant valser mon capuchon. 

-Et en plus, t'es pas désagréable à regarder! me postillonna-t-il à la figure. Hein, qu'elle est pas désagréable à regarder! 

Il se tourna vers ses acolytes, très fier de sa trouvaille. Les autres approuvèrent, dans une cacophonie de grognements. 

-Ah! Petite coquine! reprit-il d'un air taquin, en agitant son index devant mon visage, à la manière d'un parent qui réprimanderait son enfant. Tu te cachais, hein? Mais nous n'allons pas te manger, va! Ton ami peut bien attendre! Viens donc boire un coup avec nous ! On sait accueillir les nouvelles venues, et toi, t'as pas trop l'air d'être du coin, sinon, je t'aurais déjà remarquée, je me trompe?

Il n'attendit pas la réponse à sa question, qui n'en n'était pas vraiment une, et me fit asseoir à côté de lui, sur le banc crasseux. Face à moi, deux autres hommes, qui devaient avoir le même âge que le premier, avaient pris place. Ils étaient aussi sales que lui, et grommelaient entre eux. Chacun avait un pichet et un gobelet de bois devant lui, rempli d'un liquide brun à la texture aussi douteuse que le parfum qui s'en dégageait. Quelque chose flottait à la surface de celui de l'homme de gauche. Je fronçai les narines, dégoûtée.

-Un verre pour notre jeune donzelle ! réclama l'homme qui m'avait accostée, en faisant signe à la serveuse.

Derrière le comptoir, la jeune femme, au décolleté plongeant dévoilant une gorge pigeonnante, s'activa. Je jetai un coup œil désespéré en direction de mon mentor, mais celui-ci était maintenant trop occupé à discuter avec un inconnu dont la capuche était rabattue sur la tête pour remarquer le remue-ménage perpétré par le petit groupe, pourtant pas vraiment discret. La conversation avait l'air importante, car Maître Adrian avait les sourcils froncés, et hochait gravement la tête. La fille arriva et déposa l'immonde breuvage devant moi en roucoulant et papillonnant des cils. J'eus du mal à contenir la grimace de dégoût qui menaçait de s'imprimer sur mon visage à la vue du liquide contenu dans la carafe, ainsi que la bile âcre qui me remontait dans la gorge. 

-Allez ! Bois-moi ça ! m'ordonna l'ivrogne.

Je déglutis péniblement, et fermai les yeux afin de ne pas voir ce que j'allai ingurgiter. Sans pouvoir retenir le léger tremblement de ma main, je portai le verre à mes lèvres. J'allais en avaler une gorgée lorsqu'une main ferme s'abattit sur mon épaule. Je sursautai, m'éclaboussant au passage, et me tournai vers celui qui m'avait interpellée. Abriel se tenait derrière moi, le visage fermé. Je n'avais jamais été aussi soulagée de le voir qu'en cet instant. Je grimaçai explicitement, afin qu'il comprenne qu'il fallait qu'il me sorte de là. Je savais que, s'il n'y avait eu que lui et moi, il m'aurait laissée me débrouiller avec les trois ivrognes. Mais, comme Maître Adrian était dans les parages, j'avais bon espoir qu'il fasse quelque chose pour moi.

-Il est temps d'y aller, dit-il simplement.

Les trois hommes se tournèrent vers lui d'un air surpris. 

-Désolé, messieurs, leur expliqua le jeune apprenti magicien, mais je dois vous emprunter votre nouvelle amie. Nous avons fort à faire, et peu de temps pour nous éparpiller. Pourtant, je vous assure que c'est avec joie que je vous l'aurais confiée.

Ceux-ci approuvèrent par des rires aussi lubriques que l'éclat qui brillait dans leur regard. Je me levai précipitamment, sans oublier de jeter un regard torve au jeune homme pour sa remarque désobligeante, et fis mine de m'excuser auprès des trois lourdauds. Ils ricanèrent encore, et je les ignorai, suivant Abriel jusqu'à la table de notre mentor. L'inconnu auquel il parlait avait disparu.

-Tu ne peux pas arrêter de te mettre dans des situations impossibles ? me reprocha-t-il à mi-voix, visiblement mécontent, alors que nous allions nous asseoir face à notre Maître.

Je rentrai la tête dans les épaules, un peu honteuse. 

-Peut-être que si tu ne me laissais pas tomber tout le temps, cela n'arriverait pas! rétorquai-je cependant. 

Il me foudroya du regard, et je le défiai une minute, avant de détourner le mien. Ce n'était pas la peine que Maître Adrian s'aperçoive de la mauvaise entente qui régnait entre nous. Nous réglerions nos comptes plus tard.  

-Tu vas mieux, remarqua ce-dernier lorsqu'il leva la tête de la carte qu'il étudiait avec attention.

Je hochai la tête, en y mettant toute la conviction dont j'étais capable en cet instant.

-Dans ce cas, nous allons nous dépêcher d'aller voir l'endroit où nous allons t'entraîner et t'inculquer les rudiments des nombreuses techniques de combat pratiquées par les Gardiens.

-Qu'allez-vous m'apprendre, exactement ? demandai-je avec un certain intérêt.

-Tout d'abord, à te battre avec un bâton, répondit-il. C'est ce qu'il y a de plus facile, de moins dangereux pour toi, et ce que l'on trouve partout. Le bâton te permettra de te défendre même si tu n'as pas d'arme sur toi. Ensuite, nous essaierons l'épée, la dague, le lancer de couteaux, et le corps à corps. Enfin, si tu es douée pour tout cela et que tu apprends vite, j'aurais peut-être le temps de t'initier au tir à l'arc.

Un mélange d'appréhension et d'excitation me fit frissonner. Par la même occasion, implicitement, j'apprenais avec surprise que mes parents savaient faire tout cela. Ils cachaient bien leur jeu. Soudain, Maître Adrian murmura quelque chose, et la carte, qui se trouvait sur la table une seconde auparavant, disparut purement et simplement. J'en restai bouche bée, n'ayant jamais assisté à un tel phénomène. Je regardai partout autour de moi, cherchant le truc qui se cachait derrière. Mon mentor sourit, tandis que le ricanement moqueur d'Abriel s'éleva, très discrètement, à mes côtés. J'étais probablement la seule à l'avoir entendu, et je feignis de ne pas m'en être aperçue non plus.

-Comment... Comment avez-vous fait cela?! m'exclamai-je plutôt, ahurie. 

-C'est un simple tour de magie, m'expliqua-t-il. Tu apprendras ce genre de chose lorsque tu entreras à l'académie.

Je hochai la tête, toujours sous le choc. 

-C'est... impressionnant, dis-je. 

Je ne trouvais pas de mot plus convaincant. Notre maître hocha la tête, puis se leva. Abriel et moi l'imitâmes d'un même mouvement. 

-Il est temps d'y aller, dit-il simplement, en rabattant sa capuche sur ses cheveux bruns sombres. Nous avons du pain sur la planche.

Il quitta la taverne d'un pas décidé, et je le suivis, non sans une once d'appréhension naissant au creux de mon estomac.  

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