Chapitre 57. Humanoïde
— Eh ! Ça va ?
Violette était totalement absente, les mains serrées sur la feuille de papier entre ses mains.
— Ma chérie regarde moi, s'il te plaît.
J'osais pas lire ce qu'il y avait écrit sur le papier, de peur de violer un secret ou de la mettre mal à l'aise.
Elle finit par relever les yeux vers moi, l'océan de désespoir qui s'agitait dans ses prunelles se déversa sur moi avec une violence qui me coupa la respiration pendant quelques secondes.
Ok Grand-père, respire, ça peut pas être si grave.
— Deen...
Bon déjà elle était consciente de qui j'étais. Ça aurait pu être pire.
— Oui, répondis-je.
— Je... j'arrive pas... lis.
D'une main tremblante, elle me tendit les papiers qu'elle avait dans les mains. Putain j'avais l'impression que j'allais apprendre des choses sur ma propre famille tellement j'étais stressé.
— T'es sûre ?
Elle hocha positivement la tête, alors je saisis les feuilles et entamai ma lecture silencieuse.
Genève, 30 janvier 2019
Violette,
Aujourd'hui, c'est ton anniversaire. Aujourd'hui, c'est la première fois depuis des années que je me souviens de ta naissance. Vingt ans. Ma fille a vingt ans.
Je me suis levé ce matin avec cette évidence en tête, ma fille a vingt ans, et je ne la connais pas. Parce que pendant quinze ans, j'ai été le pire père qu'un homme puisse être.
Je ne t'écris pas cette lettre pour chercher à me justifier ou tenter de te convaincre de me pardonner. Premièrement, même à la lumière de ce que je m'apprête à te raconter, ma conduite avec ta mère et toi est injustifiable, deuxièmement, je ne suis pas assez optimiste pour espérer que tu me pardonnes un jour.
Néanmoins je pense qu'il y a des choses que je me dois de t'expliquer, pour que tu puisses comprendre à quel point il est important de faire les bons choix, c'est à dire faire ce que nous désirons au plus profond de nous, et non pas ce qui nous est imposé.
Je réalise aujourd'hui les conséquences dramatiques que mes mauvais choix, ou plutôt mon absence de choix, ont eu sur ma vie, et pire encore, sur celle de ta mère et la tienne.
Voilà, j'ai su dès mon adolescence que les femmes ne m'intéressaient pas comme elles intéressaient les autres garçons de ma classe. Tout d'abord, j'ai pensé que c'était simplement parce que ma passion pour l'équitation était bien plus prenante que toutes ces amourettes immatures qui ne menaient nulle part. Et puis un jour, j'ai fini par comprendre.
Mes parents ont très vite découvert mon attirance pour les hommes et pendant des années, m'ont laissé tranquille avec ça, parce que tant que je ne m'exposais pas, cela ne posait pas vraiment de problème.
Tu connais ton Grand-père, l'obsession de sa vie, c'était de gérer sa fortune et d'en transmettre le plus possible à sa descendance. Alors même s'il m'a laissé batifoler durant mes jeunes années de fils de bourgeois imbus de lui-même, quand la trentaine a commencé à pointer le bout de son nez, il m'a vite rappelé à l'ordre.
Tu comprends bien qu'il n'avait que faire de mon orientation sexuelle, ce qui comptait, c'était de transmettre. Or pour transmettre, selon lui, il me fallait une épouse. Pendant des mois, mes parents m'ont mis une pression monstrueuse pour que je me marie, mon père savait bien qu'il n'était pas éternel et il avait besoin de savoir que son patrimoine serait transmis. C'est à ce moment là qu'on lui a découvert la maladie qui devait le tuer de nombreuse années plus tard.
C'est ce qui m'a convaincu de lui céder, j'aimais profondément mon père, j'avais peur de m'opposer à lui, et surtout, j'avais peur de le voir partir en l'ayant déçu.
Bien sûr, il était fier de mon palmarès de cavalier, mais ce qui l'obsédait par dessus tout, c'était sa descendance.
Alors, j'ai fait une croix sur ce que j'étais profondément et décidé d'épouser ma meilleure amie de l'époque, amoureuse de moi depuis des années, ta mère.
Je mentirais si je te disais que je ne l'ai jamais aimée. Bien au contraire, nous nous entendions parfaitement, elle était magnifique, j'étais fier de l'avoir à mes côtés. Et puis très vite, tu es arrivée.
Les deux choses qui durant les cinq premières années de notre mariage m'ont permis de ne pas céder à cette sensation d'étouffement, c'était les chevaux, et toi.
L'équitation me permettait de sortir de mon personnage de mari aimant, toi tu me permettait de penser que ce sacrifice n'avait pas été vain.
L'équilibre était si précaire, que lorsque j'ai eu mon accident, c'est la totalité de ma vie qui a chuté avec moi.
Tu connais la suite, je me suis vengé de tes Grands-parents en dilapidant leur fortune, pour laquelle j'avais épousé une femme que je n'avais pas les capacités d'aimer comme il le fallait. Je me suis défoulé sur cette pauvre femme qui par sa seule présence à mes côtés, m'empêchait d'être moi-même et qui, sans le vouloir m'avait privé à tout jamais de mon exutoire.
Enfin Violette, je t'ai négligée toi, parce que lire la peur dans tes yeux, voir la façon désespérée dont tu me regardais, me rappelait que la seule belle chose qui avait résulté de ce mariage, ne voulait plus de ce pauvre type que j'étais devenu. Et puis parfois je t'en voulais, je me disais que c'était pour t'avoir toi, que j'étais passé à côté de ma vie et que j'avais épousé une femme qui avait fini par manquer de me tuer avec un coup de téléphone.
Mais, tu n'es pas coupable et tu ne seras jamais coupable de l'enfer que je vous ai fait vivre. Je suis le seul responsable. Parce que j'ai préféré nier qui j'étais profondément, j'ai préféré suivre la voie tracée pour moi, sans penser aux conséquences.
Sache le Violette, la frustration, le regret et le sentiment de ne pas être à la bonne place, d'être coincé dans sa vie, c'est la chose la plus dangereuse du monde. Tôt ou tard, tout explose. Certains s'enfuient un beau matin avec quelqu'un d'autre, abandonnant conjoint et enfants, d'autres se mettent à avoir une double vie, ou d'autres encore sombrent comme moi dans l'addiction et la violence.
C'est ce qui m'amène à la fin de cette lettre Violette, tout ce que je veux que tu retiennes de mon terrible exemple, c'est d'avoir le courage d'être qui tu es. De ne pas laisser la vie et la facilité décider pour toi. J'ai appris que tu voulais partir à Paris pour tes études, je sais que ta mère est contre. C'est justement pour ça qu'il faut que tu fonces.
Maintenant, il me reste à te demander pardon du plus profond de mon cœur pour le mal que je vous ai fait, pour ma présence nocive et mon absence navrante. Je me doute bien que ta mère ne te donnera pas cette lettre avant des années, ne lui en veux pas, elle a vécu l'enfer. Sache maintenant que tu es la raison qui me pousse à devenir un homme meilleur qui a le courage de ses choix. La seule chose qui me soulagera du regret qui m'étouffe, c'est de savoir que malgré tout ce que je t'ai fait subir, tu es heureuse et que tu aimes la vie.
Prends soin de toi ma fille et sache que je t'aime.
Papa.
Il y avait une drôle de boule qui s'était formée dans ma gorge, à croire que cette lettre m'était directement destinée.
Je savais vraiment pas quoi dire à Violette, dans ma tête résonnait la phrase de ma grand-mère.
« Si un jour tu te réveilles dans le lit d'une autre pendant que ta femme t'attend à la maison, il ne faudra pas t'étonner. »
C'était le même propos.
« Ne fais pas les mêmes erreurs que moi » avait-il dit.
J'avais répondu « Ça risque pas » alors que j'étais en plein dedans.
Putain de merde.
— Deen...
Me rappelant brutalement de Violette, je relevai les yeux vers elle. J'imaginais même pas ce qu'elle devait ressentir.
Qu'est-ce qu'on était censé faire dans ce genre de moment ?
La seule réponse logique dans mon cerveau c'était « fumer un joint », mais c'était sans doute plus mon besoin de THC qui parlait que ma conscience.
— Elles disent quoi les autres lettres ? demandai-je.
— Des nouvelles... des questions sur ma vie, y a que celle-là où il parle de...
J'avais un peu envie de sortir mon briquet pour cramer cette putain de lettre. À la fois c'était bien qu'il lui ai dit la vérité, mais en même temps ça allait la hanter pendant des jours.
Il n'y avait rien de pire au monde que les secrets de famille. C'était vraiment le sheitan. Ça détruisait des vies, ça brisait des liens, ça pouvait même pousser au suicide.
Malheureusement il n'y avait pas de famille sans secret.
— Qu'est-ce que je peux faire ? murmurai-je.
— Je crois que... y'a pas grand chose à faire, répondit-elle, Juste attendre que ça passe.
Parce que le temps guérissait tout. Mais la voir souffrir comme ça sans pouvoir rien y faire c'était le comble de la frustration.
— On retourne se coucher ?
Mais elle secoua la tête.
— Je... je crois que je vais la relire encore une fois.
Violette pleurait pas mais sa voix était bizarre, j'avais un peu l'impression qu'elle était de l'autre côté d'un mur de verre, que j'arrivais pas à l'atteindre.
— Tu l'as lue combien de fois déjà ?
— Je sais pas, j'ai arrêté de compter à partir de dix.
Je pliai alors les papiers, c'était malsain. Elle avait appris la vérité maintenant il fallait qu'elle aille de l'avant.
Sans rien dire je me levai pour récupérer tout ce qui était autour d'elle.
— Deen tu fais quoi ?
Je ne répondis pas, continuant de ramasser les lettres.
— Tu peux pas garder ça, lui dis-je quand j'eus fini.
Violette me lança un regard horrifié, comprenant ce que je m'apprêtais à faire.
— Non ! T'as pas le droit ! Donne les moi !
Son cri me fit sursauter, mais j'avais aucune intention de céder. Je quittai la chambre, les lettres dans les mains, elle me poursuivit aussitôt.
— Deen ! Arrête je t'en supplie ! Ne fais pas ça c'est tout ce que j'ai de beau venant de lui.
Il était hors de question qu'elle passe des jours et des jours à relire ces lettres, c'était se tourner vers le passé alors qu'elle avait tout fait pour s'en débarrasser.
— Deen ! hurla-t-elle en se cramponnant à mon bras, Arrête, arrête je t'en supplie.
Violette ne se mettait jamais dans de tels états, vraiment jamais. C'était de la torture de l'entendre me supplier ainsi. Mais je le faisais pour elle, et même si je la perdais après ça, je savais qu'au moins j'avais fait ce qu'il fallait.
Le poêle était encore allumé dans le salon. Violette pleurait et me suppliait, le ton de sa voix me brisait le cœur, mais serrant les dents, j'ouvris la trappe qui donnait sur le feu.
— S'il te plaît, s'il te plaît ne le fais pas... C'est tout ce que j'ai, c'est tout ce que j'ai, Deen !
Fermant les yeux quelques secondes pour maîtriser l'émotion qui me saisissait, je me forçai à ne pas craquer tandis qu'elle se jetait sur moi pour tenter de m'empêcher de mettre les lettres au feu.
— T'as pas le droit, t'as pas le droit elles sont à moi...
Le cri déchirant qu'elle poussa quand je laissai tomber la pile de papier sur les braises me donna envie de vomir. Violette me repoussa de toute ses forces pour tenter de les récupérer mais je me plaçai rapidement entre elle et le poêle, elle n'était clairement pas de taille à lutter contre moi.
— Violette, calme-toi, calme-toi tu sais que c'était la meilleure chose à faire.
Elle ne me regardait pas, fixant avec horreur le papier qui se consumait déjà, j'avais tellement mal au ventre de la voir dans cet état, mais je ne regrettai pas ma décision, même si elle paraissait extrême.
Elle commença alors à retourner sa peine contre moi, je savais que j'allais déguster, mais c'était pour elle, même si elle ne le voyait pas tout de suite.
— Pourquoi t'as fait ça ? Je croyais que t'étais de mon côté, que t'étais venu pour m'aider et me soutenir ! Pourquoi tu m'as trahie Deen ? J'arrive pas à y croire... Je veux que tu partes.
Quelle le veuille ou non, j'allais surement pas quitter cet endroit en la laissant dans cet état.
— Calme-toi, répétai-je en la saisissant par les épaules, Violette, écoute-moi. Tu sais que c'était ce qu'il fallait. T'aurais jamais pu passer à autre chose en relisant ces lettres des centaines de fois.
— C'était pas à toi de prendre cette décision ! Si quelqu'un devait décider de s'en débarrasser c'était moi !
Un point pour elle. Sauf qu'elle l'aurait jamais fait, c'était bien trop puissant pour qu'elle le fasse.
— Je veux que tu partes, murmura-t-elle, Je te fais plus confiance.
Même si je m'étais préparé à entendre ce genre de phrase, ça faisait quand même bien mal. Surtout en pensant que quelques heures plutôt, elle me disait qu'elle m'aimait.
— Je partirai pas.
— Si, et si tu pars pas j'appelle la police.
N'importe quoi. Je la reconnaissais plus, à croire que ces lettres lui avaient grillé le cerveau.
— Violette, je veux que tu te calmes, tu prends pas le temps de réfléchir là.
— Tu as pris le temps de réfléchir quand tu as détruit les seules choses gentilles que mon père m'a dit en quinze ans ?
Non, mais je savais que c'était la bonne décision. Même si c'était violent. Alors qu'elle savait très bien que me foutre dehors était la pire chose à faire.
— C'est pas parce qu'il a écrit des choses gentilles en taule que tu dois oublier tout ce qu'il s'est passé ! T'es tellement avide de preuves d'amour de ton père que ça te fait perdre tout jugement. Violette bordel de merde, il t'a cogné dessus ! On dirait ta mère qui refuse de voir la vérité en face.
La jeune femme me lança un regard mauvais.
— Je pensais pas que tu t'abaisserais à me comparer à ma mère.
Pourtant c'était exactement la même chose.
— Tu sais que j'ai raison et tu sais que je l'ai fait pour toi. C'est pas parce qu'il peut expliquer pourquoi il a agi comme ça, que ça veut dire qu'il avait raison de le faire ! Tu peux pas remplacer vingt ans de souffrance par cinq lettres d'excuses ! Tu les as lues, maintenant c'est fini.
Son regard me faisait vraiment mal au cœur, j'avais vraiment la sensation qu'elle me haïssait.
— Pour toi il n'y a pas de rédemption possible alors ? me demanda-t-elle.
Dans ce cas là, non. Mais je nuançai ma réponse pour ne pas la braquer davantage.
— Si, tu peux très bien lui pardonner dans ton cœur si tu veux. Mais ça veut pas dire que tu dois oublier, recommencer à le voir et lui faire confiance.
— Très bien Deen, alors je peux te pardonner dans mon cœur d'avoir détruit les seules preuves de l'amour de mon père, et te foutre à la porte parce que tu m'as trahie.
J'avais l'impression d'être face à Maya tellement elle était de mauvaise foi. J'avais envie de hurler qu'on me rende ma Violette.
— Ton père ne t'a pas cogné dessus parce qu'il t'aime, ça fait une sacrée différence, répondis-je.
— T'as détruit les lettres parce que tu m'aimes peut-être ? Tu te fous de ma gueule ?
Comment une fille aussi intelligente pouvait-elle poser une question aussi bête ?
— Évidemment ! Tu crois que je l'ai fait pour te faire du mal ? Parce que je kiffe faire cramer du papier ? m'énervai-je.
Elle ricana, ça non plus ça lui ressemblait pas.
— Comment tu voudrais que je puisse te croire ! Le seul homme qui m'a dit qu'il m'aimait, c'est mon père dans cette putain de lettre que t'as foutu au feu ! En fait, tu sais quoi Deen, je crois que c'est la première fois de ma vie qu'un « Je t'aime » m'est adressé ! Même Clem, qui passe son temps à le dire à tout le monde, c'est tellement évident pour elle, qu'elle a jamais pensé à me le dire. Et toi ! Et toi avec tes principes de merde « Je dis pas je t'aime aux gens que je quitte », c'est pareil, tu crois qu'il n'y a pas besoin de mots quand il y a des actes. Pourtant un « je t'aime » de mon père a guéri infiniment plus de choses en moi que la montre qu'il m'a offert cet après-midi.
Je venais de me prendre une claque dans la gueule assez monumentale. Jamais de ma vie j'aurais pensé que personne ne le lui avait dit. C'était totalement impensable pour moi. Enfin c'était Violette quand même, la fille que tout le monde aimait, qui rendait tout le monde heureux.
— Tu crois que je ne t'aime pas ? demandai-je.
Elle se laissa tomber sur le canapé, soudainement beaucoup plus calme. Je m'assis à côté d'elle.
— Je sais pas... En fait, je me doute que oui, parce que t'es venu ici, parce que tu m'as offert ta montre, parce que t'es malheureux quand on n'est pas ensemble. Mais... Il y a toujours une part de doute, surtout quand tu fais un truc comme ce que tu viens de faire. Comment tu veux que je puisse penser que t'as fait ça par amour, si tu le dis pas ?
Pourtant je connaissais l'importance des mots, mais j'avais toujours pensé que Violette avait compris, que même si c'était difficile pour moi de l'exprimer, c'était tout de même évident.
— J'arrive pas à croire que tu puisses penser que je ne t'aime pas, alors que chacune de mes actions, que ce soit des mauvais choix ou des bons, sont faits en fonction de toi. T'es omniprésente dans ma vie, même quand t'es pas là, c'est un truc de malade Violette !
Un pâle sourire naquit sur son visage et je la vis rougir un peu. Elle commençait à aller mieux.
— Je suis pas extralucide Deen, je peux pas lire dans tes pensées. Donc c'est pas évident pour moi.
— C'est con, parce que putain qu'est-ce que je t'aime.
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