Chapitre 51. Inachevés
——Deen——
Violette m'avait appelé à trois heures du matin pour me parler. J'étais un peu stressé, je me demandais si quelque chose de grave s'était passé en l'espace de quelques heures. Elle avait pas voulu que je vienne chez elle et je la comprenais, elle se protégeait et moi aussi par la même occasion.
Comme je m'y attendais elle était là avant moi. Toute encapuchonnée, son skate à la main, elle était adossée à un mur et pianotait sur son téléphone.
— Salut, soufflai-je en arrivant à sa hauteur.
Elle tendit les bras vers moi pour m'enlacer brièvement, je la trouvai un peu tremblante, presque fébrile.
— Salut, murmura-t-elle.
Si Nora apprenait ça, j'étais bon pour deux semaines de grève du sexe.
— Tu veux aller où ?
Violette haussa les épaules, visiblement elle avait juste prévu de marcher dans le froid pour discuter.
Eh bien soit.
— Mon père a été libéré aujourd'hui.
Sa voix était un peu tremblante, mais elle n'avait pas l'air trop bouleversée non plus. Je savais pas quoi dire, alors je restai silencieux, c'était préférable.
— Je t'ai déjà expliqué ce qui l'avait fait sombrer dans l'alcoolisme ? me demanda-t-elle.
Je secouai négativement la tête, il me semblait pas qu'elle m'en ait fait part.
— Quand j'étais petite, tout allait assez bien, mes parents avaient de l'argent, une existence confortable. On vivait dans un haras, oui je sais ça fait très pompeux comme ça, fit-elle en riant, Mon père avait un très haut niveau d'équitation. Il a participé aux Jeux Olympiques pour la Suisse, tu vois, un gros niveau quand même. Et puis un jour il a eu un grave accident de cheval. Je m'en souviens très bien, j'avais cinq ou six ans. Ça a littéralement détruit sa vie. Il pouvait à peine tenir sur une selle après ça, donc reprendre le saut d'obstacle, laisse tomber. Mon père a vendu tous ses chevaux, même celui avec lequel il a fait la majorité de ses concours hippiques. Dis-toi qu'il pouvait même plus regarder son cheval sans se mettre à chialer. Puis ils ont vendu la maison et on a déménagé dans la banlieue très proche de Genève.
Le rêve brisé, plus de raison de vivre, une seule solution : l'alcool. Oui c'était clairement logique.
— Tu t'en doutes, c'est là qu'il a commencé à boire. Et surtout, c'est là qu'il a commencé à en vouloir à ma mère. Quand il partait à cheval, il emportait jamais son portable, il voulait toujours être parfaitement libre. Sauf que ce jour là je sais pas pourquoi, il l'avait sur lui. Maman l'a appelé et la sonnerie à fait paniquer Baltik, son cheval. Et c'est parti en live. Du coup à cause de ça il a gardé cette rancœur contre elle et... Je sais pas, peut-être qu'en la frappant il extériorisait sa propre souffrance.
Sauf que rien ne justifiait qu'un homme cogne une femme, et surtout pas un coup de téléphone.
— Mais pourquoi ta mère est restée avec lui ?
C'était une question idiote, mais j'avais toujours du mal à comprendre les raisons qui faisaient qu'une femme reste avec un homme violent.
— Parce qu'elle l'aimait, parce qu'elle avait peur qu'en le quittant, il finisse par se suicider, ou qu'il se venge. Je sais pas Deen... Je lui en veux de pas être partie. Après tu connais la suite, les disputes, les coups, la dilapidation de l'argent de mes grands-parents, les vols... Bref je vais pas tout te raconter. Simplement, il y a un épisode qui m'est revenu en pleine gueule avec la libération de mon père. Et j'en ai rêvé cette nuit, j'avais besoin d'en parler.
J'avais envie de passer mon bras autour de ses épaules, mais je me l'interdisais parce que c'était pas très sain. Son visage dépassait à peine de sa capuche, je discernai mal ses traits.
— Quand mon père a volé ma montre. J'ai eu une sorte de ras-le-bol. Genre ce jour là je me suis dit « C'est fini maintenant ». C'est tombé quasiment en même temps que la sortie de Feu, je pense que cet album a fini de me persuader d'agir. Je sais pas vraiment pourquoi. Mais bref, j'ai tout balancé à la police. Quand mon père l'a su, c'est sur moi qu'il est tombé cette fois.
Un neurone venait de griller dans mon cerveau. Elle m'avait jamais dit que son père avait porté la main sur elle. Je sentis une profonde haine contracter mes muscles.
— Il t'a fait quoi ? demandai-je d'une voix blanche.
— Il m'a poussée par terre et il m'a frappée avec sa ceinture, me répondit-elle avec calme, J'ai eu de la chance, Tom est arrivé au moment où je sentais que j'allais plus réussir à rester silencieuse. Comparé à tout ce que ma mère a subi, c'était pas grand-chose. Mais à seize ans ça marque un peu.
Et elle me disait ça calmement, comme si c'était parfaitement normal. Je comprenais pas cette meuf, elle avait vécu des trucs archi durs, à sa place n'importe qui aurait été perturbé ou serait devenu dur comme Maya par exemple. Mais Violette non, elle restait douce, souriante et adorable. Comme si elle refusait de se servir de son passé comme d'une excuse pour faire le mal.
— J'ai pas gardé beaucoup de séquelles, continua-t-elle, quelques cicatrices tout au plus. Ça m'a pas traumatisée. Je sais pas pourquoi j'ai rêvé de ça cette nuit.
Violette sortit un paquet d'indus de la poche de son sweat et en alluma une entre ses lèvres. Il allait falloir qu'elle pense à arrêter de fumer, c'était mauvais pour elle.
— Je sais pas non plus pourquoi je t'ai appelé, reprit-elle, J'étais un peu secouée par mon rêve, j'avais besoin de parler et comme tu m'avais dit cet aprem' que...
— T'as bien fait.
On avait rejoint le canal Saint-Martin, ça me rappelait cette fois où elle m'avait planté au milieu du quai.
Je me demandai si toute ma vie j'aurais envie de l'embrasser.
— Ça fait bizarre de se voir deux fois en moins de vingt-quatre heures, murmura Violette en s'adossant à un muret.
Malheureusement j'y prenais goût. Comme quoi, on était jamais sevré.
— Pourquoi tu dis rien Deenou ?
Son surnom me fit presque sourire, quand c'était elle, c'était toujours différent.
— Je sais pas, je t'écoute.
En réalité je retenais juste une foule de choses que j'avais envie de lui dire mais que j'avais pas le droit de formuler.
— Tu sais, souffla-t-elle, Je trouve que t'es de plus en plus beau.
Je fronçai les sourcils, pourquoi elle me balançait ça comme ça ?
— Je dis pas ça pour te draguer, crétin, dit-elle en pouffant de rire devant ma surprise, C'est un compliment gratuit c'est tout. J'aurais pu sortir la meme à Nek. Sauf que le concernant, ça aurait été faux.
En vrai j'étais flatté qu'une nana de vingt-deux ans me trouve « de plus en plus beau », et encore plus Violette.
— Je te dirais bien la même chose, mais je vois même pas ton visage sous ta capuche, plaisantai-je.
— C'est bête, ironisa-t-elle, je te complimentais pour que tu le fasses en retour.
Sa réflexion me fit rire jaune, c'était tout à fait le genre de choses que Nora faisait.
— T'en fais une tête. J'ai l'impression de te voir il y a deux ans quand tu passais tes journées à bouder. Je te signale que c'était moi qui était mal à la base.
Violette s'approcha de moi et comme elle aimait bien faire, étira les commissures de mes lèvres en un sourire plus ou moins réussi.
— C'est mieux, apprécia la jeune femme en s'éloignant comme si j'étais un tableau qu'elle venait de retoucher.
Elle me rendrait fou.
J'avais le bide en vrac. Cette sortie nocturne était une mauvaise idée.
Depuis qu'elle était à côté de moi, j'avais trompé une centaine de fois ma copine par la pensée. Et je sentais qu'il en aurait pas fallut beaucoup plus pour que les pensées laissent place à des actes.
— T'étais en studio ? demanda-t-elle soudainement, Ça avance ton projet ?
Elle voulait vraiment parler boulot ? Je la regardai s'allumer une nouvelle clope, ça me donnait envie de me rouler un joint.
— Ouais ça va, on charbonne, mais on glousse pas mal aussi... Donc ça avance pas tant que ça.
Je voyais juste son sourire dans l'ombre de sa capuche. Comment faisait-elle pour garder des dents si blanches en fumant autant ?
— T'y retournes après ?
Comment te dire Violette, que je n'avais pas envie de penser à « après ». Rien ne comptait plus que maintenant.
— Peut-être, répondis-je.
Elle bailla de façon fort peu délicate, puis s'étira.
Ça sentait la fin.
— J'ai sommeil, murmura-t-elle, Je vais rentrer.
Comme la jeune femme commençait à détacher son skate de son sac à dos, je cherchai un prétexte pour passer plus de temps avec elle.
— Je te raccompagne. Tu veux que j'appelle un Uber ?
— Deen, j'habite à un quart d'heure en roulant.
Mais je secouai la tête, hors de question que je la laisse rentrer seule à cette heure-ci.
— Même pas en rêve, répondis-je d'un ton sans réplique.
Violette laissa échapper un soupir résigné.
— Bon, bah raccompagne moi, qu'est-ce que tu veux que je te dise...
Ça me laissait une petite demie heure pour profiter de sa présence.
Elle marchait près de moi et nos bras se frôlaient de temps à autre, mes pas étaient bien plus lents qu'à l'accoutumée.
— Tu traines Deenou, me fit-elle remarquer, C'est l'âge qui te fatigue comme ça ?
Si tu savais.
Je ne répondis pas, je n'accélérai pas non plus.
— S'il te plaît, je commence vraiment à avoir froid, s'impatienta Violette.
L'argument suprême.
Le prétexte parfait.
Putain je pensais comme un puceau.
— Viens là, murmurai-je en soulevant mon bras pour l'inviter à se rapprocher de moi.
La petite blonde parut hésiter, elle me lança un regard genre « je sais pas si c'est une bonne idée ».
Objectivement, c'en était pas une.
Mais alors que je m'apprêtai à rabaisser mon bras, elle lâcha prise et se blottit contre moi.
J'avais vraiment pas d'honneur. Ma copine était enceinte chez moi, et je me retrouvais à me balader dans Paname avec...
Putain j'en avais ras-le-bol de cette situation de merde.
Comment imaginer ma fille au milieu de tout ça ?
— Merci d'avoir été là pour moi ce soir. Ça m'a vraiment fait du bien.
— C'est normal, grognai-je.
Un silence assez pesant nous enveloppa, je me demandais ce qui se passait dans sa tête.
— J'ai tout dit à Ken, cet après-midi, dit-elle finalement.
Tout dit ? Tout dit quoi ?
— Hein ?
— Pour tout ce qui s'était passé entre nous, je sais pas. Je me suis dit que maintenant il avait suffisamment de recul pour comprendre.
Ken ? Du recul ? M'étonnerait.
— Il a dit quoi ?
Violette haussa les épaules sous mon bras. Visiblement ça s'était pas trop mal passé.
— Il s'est confondu en excuses. Il se sentait assez con je crois. Et on a parlé du fait de faire son deuil.
Quel deuil ? Qui était mort ?
— Pas ce deuil là voyons, Deen, il est où ton cerveau ?
Pas ma faute si son corps contre le mien me perturbait au point de m'empêcher de réfléchir.
— J'ai, murmura-t-elle, un peu de mal à laisser toute cette histoire derrière moi.
Un peu de mal...
Si seulement j'avais « un peu » de mal à laisser toute cette histoire derrière moi.
— Y'a toujours ce goût... de... comment dire, continua-t-elle.
— Inachevé.
Comment quelque chose qui n'avait jamais vraiment existé aurait pu se terminer ? C'était ça notre problème. On était nostalgique de quelque chose qu'on avait même pas vécu. Des moments parfaits qui mis bout à bout ne formaient même pas quelques mois.
C'était pas le genre d'histoire qu'on regrettait d'avoir vécu, c'était pire, on passait notre temps à se demander comment ça aurait été si... On avait eu le courage de la vivre.
Et même si j'essayais de me convaincre que de toutes façons, ça se serait mal terminé, le fait de n'avoir même pas tenté le truc m'empêchait d'en être persuadé.
J'aurais peut-être eu des remords si j'avais tout envoyé chier et que j'avais dit à Violette que je voulais être avec elle, on aurait peut-être souffert d'une autre façon.
Mais là, on avait créé la recette parfaite, au milligramme près, des regrets qui te bouffent une vie.
— Ne plus te voir, ça marche pas. Alors... souffla-t-elle.
— Alors on devrait pas s'en empêcher, complétai-je pour la seconde fois.
Violette hocha la tête. J'avais envie de tirer sur sa capuche pour voir son visage.
— On fait rien de mal, pas vrai ?
Non, tant qu'on restait comme ça, tant que j'arrivais à maîtriser la violence de mes pulsions, on faisait rien de mal.
— C'est vrai, acquiesçai-je.
— Alors, je sais pas si ça te dit mais peut-être que... Disons si j'ai envie de te voir, ou toi, on pourrait s'envoyer un message et voir si l'autre est disponible par exemple. Un peu comme au tout début ?
Évidemment que c'était une mauvaise idée. Mais ma vie s'était construite sur une succession de mauvaises idées. J'étais pas à ça près.
— Ça va pas te faire souffrir ? demandai-je, Je veux être clair Violette, je suis avec Nora et on va avoir un enfant... La dernière chose que je voudrais c'est que le fait de se voir t'empêche d'avancer.
J'avais dit cette phrase à cent pour cent pour me rappeler à moi même de ne pas me faire de films. Mais c'était tellement plus facile de faire semblant que c'était pour elle.
Violette rit doucement.
— Je ne suis pas idiote Deen, je sais très bien faire la part des choses et garder la tête froide.
Oui, mais pas moi.
— D'accord.
Elle s'arrêta devant une porte d'immeuble et je compris qu'on était devant chez elle.
Fin du rêve.
— Merci pour ce soir.
La jeune femme se dégagea de mon bras pour se hisser sur la pointe des pieds et embrasser ma joue.
— On s'appelle ?
Maîtrisant l'envie de la plaquer contre la porte pour l'embrasser violemment, je serrai les dents en répondant :
— On s'appelle.
Une seconde après elle avait disparu et je shootai rageusement dans une cannette qui traînait sur le trottoir humide.
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