Chapitre 50. Rêve d'avoir des rêves
—— Violette——
Une fois Deen parti, je mis quelques minutes à me remettre de sa soudaine apparition. "Elle est précieuse" avait-il dit...
Je secouai la tête, j'étais pas le genre de fille qui passe des heures à soupirer en espérant voir revenir son prince charmant.
— Tu viens p'tit loup ? dis-je à Naël, On retourne dans la chambre de Tatie Clem et bébé Arthur ?
Il me sauta dans les bras, c'était lui mon prince. J'aimais beaucoup trop cet enfant, j'aimais beaucoup trop les enfants tout court.
— Tilette... dit-il en posant sa petite main sur ma joue.
"Tatie Violette" avait viré en "Tilette" et je trouvais ça assez adorable.
— Oui Naël, répondis-je.
— Moi veux me marier avec toi.
Il lâchait vraiment pas l'affaire. Je poussai la porte de la chambre de Clem en riant.
— Idriss, ton fils est un forceur, lançai-je joyeusement.
Cinq paires d'yeux se fixèrent sur moi avec intérêt. Je déposai Naël qui s'empressa de rejoindre sa meilleure copine Iris.
— Pourquoi tu dis ça ? demanda son père.
— Il m'a demandée en mariage, deux fois.
Les deux couples éclatèrent de rire et Naël parut ravi d'être le sens de l'attention. Il format un angle droit avec son pouce et son index et le leva en l'air, comme son père le lui avait apprit. Lucie avait l'air toujours aussi blasée face à ce genre de manifestation de l'éducation paternelle.
— Tu veux te marier avec Tilette ? demanda-t-elle à son fils.
L'enfant inclina la tête, semblant vérifier s'il n'y avait pas de piège dans la question de sa mère. Puis il me regarda et se tourna de nouveau vers Lucie.
— Oui, mais Tilette veut pas. Tilette son amoureux c'est Tonton Deen mais c'est déjà le mari de qunqun. Et il lui a donné une monte. Alors Tilette l'a pas de de mari mais elle l'aime toute la vie, comme Tonton Haks et Tatie You.
Ma vie sentimentale tenait en deux phrase d'un gamin de même pas trois ans. J'aurais voulu pouvoir disparaître. Un long moment de flottement suivit la phrase du petit garçon, je fixai sans rien dire le couvre lit, n'osant croiser le regard de qui que ce soit.
— Papa et Maman sont pas mariés mais ils s'aiment toute la vie parce qu'ils m'aiment très fort.
Aucun doute, cet enfant allait être un génie, il avait une mémoire bien trop performante, et je parlais même pas de ses capacités de restitution.
— Je vais prendre l'air, soufflai-je.
Avant que qui que ce soit n'ait dit quoi que ce soit, je me précipitai à l'extérieur de la chambre et dévalai les escaliers à toute allure pour rejoindre la rue.
C'était vraiment beaucoup trop gênant comme situation.
— Minouche !
Je me retournai pour me retrouver face à Ken qui m'avait poursuivie.
— J'ai besoin d'être un peu seule, lui dis-je.
Clairement pas la force pour avoir une leçon de morale ou un interrogatoire de la part de Ken maintenant.
— Attends, s'il te plaît, je viens en paix. Viens, on va prendre un café.
Poussant un soupir, je me résignai à le suivre, le plus vite j'aurais expédié ça, le plus vite je serais libre.
Une fois assis au fond d'un vieux café parisien, Ken m'encouragea du regard à lui livrer ce que j'avais sur le cœur. Je compris alors qu'il ne voulait pas me parler, il voulait que je lui parle.
— Je sais pas si je te fais confiance, avouai-je, J'ai peur que tu pètes un câble. Je veux plus d'embrouilles, c'est ce qui a déjà tout foutu en l'air et qui aujourd'hui encore, me pourrit complètement la vie.
Le rappeur me lança un regard peiné, un serveur déposa nos cafés sur la table et je lui tendis un billet de 5€.
— Violette, je ferai un effort c'est promis. Je suis plus du tout sur ton dos ces derniers temps. J'ai intégré que t'avais vingt-deux ans et que t'étais capable de gérer. D'ailleurs, je suis désolé pour... tout.
Il était temps. Laissant échapper un profond soupir, je bus mon café brulant d'une traite et reportai mon attention sur lui. Peut-être que c'était pas plus mal qu'il réalise tout ce qu'on avait enduré et fait pour lui.
— En fait, je pense que je vais tout te dire, parce qu'au moins tu mesureras à quel point on tient à toi.
De là, je lui balançai absolument toute l'histoire, même ce qu'il s'était passé à Noël. Je lui expliquai que j'arrivais pas à m'en remettre, que mon cerveau refusait d'oublier Deen, que je restai irrémédiablement bloquée sur lui.
— Je sais pas pourquoi, j'ai essayé de rencontrer d'autres mecs, mais... Deen est la seule personne en vingt ans avec qui je me suis sentie dans la sécurité la plus totale. Je sais pas comment ça se fait. Je passe mon temps à dompter mes séquelles, à craindre la violence, mais pas avec Deen. Et j'arrive pas à faire une croix là-dessus.
Ken se passa la main sur le visage, l'air abattu par toutes mes révélations.
— Je suis le roi des cons. Violette pardonne moi, j'ai jamais pensé que... Je voyais qu'une manipulation de Deen. J'ai pas imaginé une seule seconde...
Il avait surtout refusé de comprendre, ou même d'écouter ce qu'on avait à dire à propos de toute cette histoire. Il avait préféré tirer un trait dessus et ne plus jamais en parler, comme s'il nous faisait une faveur en enterrant notre amour avec la hache de guerre.
— Est-ce... Est-ce que Deen t'aimait ?
Je me posais encore la question aujourd'hui, il ne l'avait jamais dit. Mais comme avait dit Mékra, son cadeau de Noël était une déclaration. Et puis, il y avait la chanson, encore maintenant je pouvais pas écouter Codéine sans me mettre à trembler comme une feuille.
— Je pense, lui répondis-je, il m'a pas dit explicitement « Je t'aime », mais il l'a exprimé d'une certaine façon. Et puis je sentais bien qu'il était attaché. De toutes façons c'est pas seulement à cause de toi, Ken. Regarde, maintenant il va être Papa, honnêtement je me serais pas vue enceinte maintenant. Je l'aurais retardé sur sa vie d'adulte. Mon seul problème c'est que j'ai du mal à tourner la page.
— Je suis désolé, je te promets que ça finira par passer. Il y a des histoires qui sont beaucoup plus difficiles à oublier que d'autres, mais tu y arriveras. On y arrive toujours. En fait c'est même pas oublier, c'est simplement pouvoir y penser sans que ça te fasse mal. C'est un vrai deuil. Parfois ça prend deux mois, parfois ça prend six ans, mais je te jure qu'on finit par y arriver.
J'espérais qu'il ait raison, parce que tout ça commençait sérieusement à me prendre la tête. Je pouvais pas passer ma vie à penser à Deen, c'était beaucoup trop triste. Ken pointa ma montre du doigt.
— Tu sais Minouche, parfois on s'enchaîne tout seul à des histoires passées.
C'était affreux, mais il avait absolument raison, je pouvais pas aller de l'avant en ayant constamment les yeux fixés sur ce cadran. Il fallait que je la laisse de côté, quelques temps. Le temps de faire mon deuil.
— Tu pourras garder tout ça pour toi ? demandai-je à Ken, Y'a que Maya et Hakim qui sont au courant.
Il écarquilla les yeux.
— Attends, Haks et Maya savent tout ça ?
— Oui.
Ken se passa la main dans les cheveux, il me regardait comme s'il comprenait soudainement le mystère de la vie.
— Putain ! C'est pour ça qu'elle est horrible avec Nora et qu'ils nous ont fait un sketch pas possible quand Deen nous a annoncé qu'ils allaient avoir un môme.
J'étais pas au courant de cette histoire, mais connaissant Maya et sa haine pour Nora, ça ne m'étonnait pas du tout.
— Sûrement.
— Faut que je parle à Hakim, annonça-t-il, tu fais quoi toi ?
Je haussai les épaules, j'allais aller marcher dans Paris et tenter de me changer les idées, de réfléchir à ce que Ken m'avait dit.
(...)
Cela faisait vingt bonnes minutes que j'étais posé sur ce banc du Luxembourg, en face de moi trois gamins jouaient au loup, mais je restai les yeux fixés sur mon poignet, comme une grosse idiote. J'arrivais pas à me résigner à la retirer pourtant je savais qu'elle entretenait ma souffrance.
« On est toujours amis, non ? »
Mon téléphone sonnant me tira de mes pensées. C'était ma mère.
— Allô, répondis-je, oui Maman.
— Violette... Il est sorti.
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. C'était ce que nous redoutions depuis quelques mois. Enfin, surtout elle.
— Tu sais qu'il n'a pas le droit de s'approcher de toi, pas vrai ? T'en fais pas Maman, il sait très bien qu'à la moindre incartade il retourne en prison. Et puis tu as Thierry maintenant.
Thierry était le copain de ma mère, ils habitaient ensemble depuis quelques temps maintenant.
— Oui tu as raison. Mais je voulais te prévenir.
Merci.
Je coupai relativement vite la conversation, parler de mon père me rappelait toujours la terrible nuit ou il avait enfin été arrêté. Quand Tom avait appelé la police après m'avoir retrouvée.
Finalement, cette montre n'était pas mon plus gros souci.
Je me levai pour déambuler encore quelques minutes dans les allées des jardins. La nuit tombait. J'avais horreur de ces soirs d'automne où tout semblait s'arrêter en fin d'après-midi. Les journées étaient trop courtes et me rappelaient sans cesse à quel point le temps passait vite.
J'aurais aimé moins haïr le temps.
Dans le RER, je me surpris dans un reflet de vitre, je tirai la tronche. Mon Dieu quelle horreur, cela me ressemblait si peu. Je m'empressai pour la peine, de sourire à la dame en face de moi et d'adresser un clin d'œil au petit garçon qui était dans ses bras.
Je refusais la médiocrité de la morosité, c'était trop facile de se laisser abattre et de partager aux autres les soucis qui nous polluaient l'âme.
Voir les deux personnes en face de moi me rendre mon sourire me fit du bien. Tout le monde se plaignait toujours du manque de joie des parisiens, mais qui leur en transmettait ?
Seule dans mon studio, j'avais envie d'appeler Tom, lui proposer une bonne session de skate ou une soirée film. Mais je savais qu'il était avec sa meuf, enceinte jusqu'au cou. C'était parfois vraiment relou d'avoir des potes plus âgés.
Une soupe miso et un film plus tard, je finis par m'endormir sur le canapé, avec mon seum pour compagnie.
— Elle est où ?
Sa voix résonne dans le salon, je ferme les yeux. Comme si ça pouvait me faire disparaître. Je suis terrée dans ma chambre. Il va finir par entrer.
Il sait.
Il sait qu'aujourd'hui, je suis allée porter plainte contre lui. Que j'ai dénoncé mon propre père à la police.
Jusqu'alors, il s'était contenté de voler mon argent, mon portable, mes bijoux, pour payer ses dettes. Mais là, il a pris ma montre, la seule chose à laquelle je tenais vraiment.
Alors j'ai craqué. Je l'ai dénoncé.
Il s'approche, je reconnais son pas titubant, il est ivre.
J'enfonce mes écouteurs, le premier album de Nekfeu vient de sortir. Je le saigne depuis trois jours. Et il y a ce titre, qui me force à tenir.
Sa voix résonne dans mes oreilles et je n'entends plus les pas de mon père.
«Est-ce que tu t'es déjà senti vivre
Ou est-ce que t'essayes d'te persuader ?
Dès le réveil avec des schémas scientifiques
La vie, un débat sans limites
Quand j'anticipe souvent j'aperçois les signes
J'aimerais m'faire soigner mais ici y'a personne
Et c'est la même chose
Pour les passants qui filent
On est tous uniques
Désunis par les coups subis que Satan distille
Tu verras quand tu seras grand, tu vas appendre, disent-ils
Expliquez-moi pourquoi l'adolescence ça rend si triste
Quand l'cadran s'dissipe
Faut qu'on avance si vite
Des combats insipides, malchance cyclique »
Mes écouteurs sont violemment arrachés, j'ouvre les yeux face à son visage rougi. Il était si bel homme, avant. Avant que l'alcool ne ravage ses traits et son corps. Avant que cet accident ne le prive à tout jamais de sa passion. Avant qu'il ne nous quitte pour ne plus jamais revenir que dans de rares moments de lucidité.
— Papa, murmuré-je, Je t'en supplie.
Au moment où il m'agrippe par les cheveux, je comprends que pour la première fois, c'est moi qu'il va cogner.
— Alors petite merdeuse. On veut que son papa aille en prison ? Tu dénonces ton propre père ?
Je ne pleure pas, je garde les yeux fixés sur ses orbes injectés de sang. Ça finira par passer. Tout finit toujours par passer.
La voix de mon rappeur préféré résonne toujours dans ma tête quand je suis projetée sur le sol. Quel besoin d'écouteurs, je la connais par cœur cette chanson. Et je rêve d'avoir des rêves.
Ma mère hurle. Elle hurle depuis des années. Je me demande toujours comment elle a encore suffisamment de voix, comment elle a encore suffisamment d'eau dans les yeux pour toujours pleurer et hurler. Je connais tous ses cris par cœur, chaque intonation, chaque éraillement, chaque aigüe, chaque grave. Même quand elle se tait, je les entends, ses hurlements, ils sont dans ses yeux, elle crie avec le regard.
Mon père a défait sa ceinture, il la tient dans sa main, son pied écrase mon bras sur le sol, j'ai mal mais je sais que ça va passer. Je ferme les yeux quand le cuir me gifle une première fois. Je n'ai pas hurlé, pas encore.
Il aura fallu cinq coups pour que mes larmes commencent enfin à couler. Mais je sais qu'il faut que je tienne encore, il veut que je crie, il veut m'entendre le supplier d'arrêter. Mais je ne suis pas ma mère, je suis plus forte qu'elle. Et bientôt, tout sera terminé.
Moi, je rêve d'avoir des rêves.
Et c'est pas le claquement de la ceinture sur mes bras, mon visage et mon corps, qui détruiront mes rêves. C'est pas le sang, la sueur et les larmes qui m'empêcheront d'y croire.
Parce que c'est bientôt fini. J'entends la porte s'ouvrir.
Tom est là.
Les yeux baignés de larmes et la respiration en déroute, je m'éveillai bouleversée par les souvenirs qui venaient de m'assaillir dans mon sommeil. Cela ne m'était jamais arrivé, je n'avais pas fait de cauchemars depuis l'arrestation de mon père. Mais là c'était tellement... Réel.
Je pris quelques secondes pour respirer, sécher mes larmes, me rappeler mentalement que tout ceci était parfaitement terminé, que mon père ne buvait plus, qu'il n'avait pas le droit de m'approcher. De toutes façons, il était en Suisse et ne risquait pas de se pointer à Paris. De longues minutes d'auto-persuasion plus tard, je retrouvais un rythme respiratoire correct.
« Appelle-moi si t'as besoin. »
J'en ai besoin, pensai-je.
Je saisis mon portable, il était trois heures du matin, Deen devait être en studio. Je savais qu'il y passait ses nuits ces derniers temps. Avec un peu de chance il me répondrait.
Deux sonneries à peine pour qu'il décroche. J'étais surprise.
— Violette ! C'est grave ?
— Je crois que j'ai besoin de parler. Il y a quelque chose que je t'ai jamais raconté. Enfin à part Ken et Tom, personne n'est au courant. Ça m'empêche de dormir.
Il y eut un bref moment de silence et j'entendis Deen parler à quelqu'un.
— Tu veux que je vienne ? T'habites où exactement ?
Ça, par exemple, c'était une mauvaise idée. J'avais besoin de Deen, mais il fallait que je protège mon cœur. Le faire venir chez moi serait totalement suicidaire.
— Non, on peut se retrouver dans dix minutes à Laumière ?
— Ok.
Après avoir raccroché, je me dépêchai de me rhabiller bien chaudement, d'enfiler mes pompes, mon casque sur les oreilles et de quitter mon appart en courant.
Une fois dans la rue, d'une impulsion sur ma planche, je m'élançai vers mon rendez-vous avec Deen.
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