Paris, 1888

Elles reviennent dans le salon. 

CLAIRE
Vous savez, vous n'avez pas besoin de me dire que cette tour sera portée aux nues pour me remonter le moral. Je peux très bien encaisser le fait qu'elle ne verra jamais le jour, contrairement à la disparition de mon père...

NANCY
Claire, croyez-moi, quand je vous dis que dans 100 ans, le monde entier aura les yeux rivés sur cette tour ! Pourquoi croyez-vous que nous sommes en train d'embarquer tous les grands artistes de Paris dans cette aventure ? Parce que nous croyons en ce projet, celui d'un immense phare éclairant le monde de sa bienveillance.

CLAIRE
C'est... gentil. Mary m'a dit que vous étiez en charge de la presse pour mon père ?

NANCY
En effet. J'active les bons canaux de communication si l'on peut dire.

Elle voit les yeux de Claire se poser sur le journal du jour, ouvert à la page des artistes critiquant la tour.

NANCY (s'en apercevant)
Il y a encore beaucoup de travail, mais c'est sur la bonne voie.

Mary intervient.

MARY
D'ailleurs Nancy a recruté les plus grands influenceurs de Paris.

CLAIRE (étonnée)
Vraiment ? Et quel... résultat ?

NANCY
C'est un travail de longue haleine. Ne perdez pas de vue que l'objectif est de retourner l'opinion publique en faveur de votre père. Croyez-moi, les mentalités vont très vite changer quand les parisiens comprendront les véritables enjeux de cette fabuleuse tour.

MARY
Et puis, c'est pas comme si les Français étaient des râleurs...

Claire la dévisage pendant que Nancy lève les yeux au ciel suppliant que la foudre s'abatte vite sur elle.

CLAIRE
J'ignore si votre stratégie fonctionnera, mais en tout cas, merci d'essayer.

NANCY
D'ailleurs, votre père peut compter sur le soutien de grands hommes. Jules Ferry a débloqué les fonds pour cette campagne d'influence.

CLAIRE (émue)
Cela me fait chaud au cœur de le savoir soutenu ainsi... Encore une fois merci.

Nancy lui sourit.

NANCY
Pour retrouver votre père, j'aurais besoin que vous répondiez à quelques-unes de mes questions.

CLAIRE
Bien sûr.

NANCY
Quand votre père a le blues, enfin lorsqu'il est anxieux, où se réfugie-t-il d'habitude ?

CLAIRE
Sur sa terrasse, avec un livre...

MARY (entre ses dents)
Et dire que j'avais imaginé le pire....

Elle voit le regard noir de Nancy, et fait mine de se taire.

CLAIRE (poursuivant)
Mais j'ai vérifié à plusieurs reprises, il n'est jamais rentré chez lui.

NANCY
A votre connaissance, existe-t-il un lieu où il aime se rendre lorsqu'il est triste ?

CLAIRE
Il y a bien un lieu, mais ce n'est pas tout près.

NANCY
Où ça ?

CLAIRE
En Allemagne...

MARY (sursautant)
En Allemagne ?? Mais qu'est-ce qu'il irait faire là-bas ??

CLAIRE
Sa famille a longtemps porté le nom double "Bönickhausen-Eiffel". Son deuxième nom, Eiffel a été ajouté par un ancêtre allemand qui s'est installé à Paris au début du siècle, en référence à son village Eiffel, près de Cologne. Et puis, pour ne rien vous cacher, le nom d'Eiffel était plus aisément prononçable pour les Français...

MARY
C'est pas faux... (se tournant vers Nancy) eh ben... On est pas passé loin de la "Tour Bönickhausen".... Pas sûr qu'elle aurait passé la guerre...

Nancy lui lance un regard menaçant pour lui dire de se taire une bonne fois pour toute.

CLAIRE
De... quelle guerre parlez-vous ?!

NANCY  (intervenant)
Ne faites pas attention à ce qu'elle dit. Le surmenage... Enfin bref. Donc, vous pensez que votre père est retourné en Allemagne ?

CLAIRE
C'est une possibilité. Mais....

Elle marque un silence, regardant le vide.

MARY
Mais ?

CLAIRE
Mais ça ne lui ressemble pas, de partir aussi loin de sa famille. Non, je pense qu'il est plus proche d'ici. 

NANCY
Pourquoi dites-vous ça ?

CLAIRE
Mon père ne se risquerait pas à ce qu'on l'associe à nouveau à l'Allemagne, il aurait trop à perdre.

NANCY
Euh... je ne comprends pas ?

CLAIRE
L'un de ses anciens employés, un dessinateur, l'a accusé d'être un espion allemand à la solde de Bismarck. Mon père a porté plainte pour diffamation et a gagné le procès. Suite à ça, il a demandé à garder uniquement le nom Eiffel sur son patronyme. Vous savez, être associé à l'Allemagne, ce n'est pas bon pour les affaires...

Mary se retient d'émettre son avis sur la question. Nancy la court-circuite et continue son interrogatoire.

NANCY
Et vous pensez que si votre père est pris en Allemagne, cette histoire refasse surface auprès de ses détracteurs qui n'en feront qu'une bouchée ?

CLAIRE
En effet.

NANCY
Dans ce cas, voyez-vous un endroit en France où il aurait pu se réfugier ? Où a-t-il grandi, fait ses études ?

CLAIRE
Il a grandi à Dijon, a échoué à l'oral de Polytechnique et fait Centrale pour se consacrer à la chimie en vue de reprendre la direction de l'usine de son oncle. Mais à cause d'une brouille familiale, il a opté pour la métallurgie où notre famille était aussi présente.

MARY (commentant)
Vous êtes sur tous les fronts dîtes-donc.....

CLAIRE
Avec l'essor des chemins de fer, mon père a commencé une brillante carrière à la Compagnie des chemins de fer de l'ouest, où il a  étudié son premier ouvrage : un petit pont en tôle pour le chemin de fer de Saint-Germain.

MARY (se levant brusquement)
Alors il est là !

CLAIRE
Comment le savez-vous ?

MARY
Croyez-moi, un ingénieur retourne toujours à ses premiers amours en cas d'échec !

CLAIRE
Pourquoi ?

MARY
Pour tenter de comprendre ce qu'il a loupé !

CLAIRE (pensive)
À moins que...

NANCY
Vous avez une autre piste ?

CLAIRE
Peut-être bien. Est-il possible que mon père se soit réfugié dans un endroit où il a ressenti une immense joie en lien avec sa profession ?

MARY
Ça marche aussi...

NANCY
À quoi pensez-vous ?

CLAIRE
A la Statue de la Liberté ! Bartholdi a fait appel à lui pour le choix du cuivre et construire l'armature métallique. Il en était très fier. Je ne l'avais jamais vu aussi heureux depuis la mort de ma mère.

NANCY
Où est-ce qu'elle a été conçue ?

CLAIRE
Dans son atelier à Levallois-Perret.

MARY
J'en reviens, je ne l'ai pas trouvé, pourtant j'ai fouillé de fond en comble.

CLAIRE
Êtes-vous allé au 25 rue de Chazelles dans le 17e arrondissement de Paris, là où se montaient les pièces de cuivre ?

MARY
Euh non....

CLAIRE
C'est à cet endroit précisément que la Statue de la Liberté est sortie de terre. Tenez, regardez. J'ai immortalisé ce moment.

Elle récupère un cadre et leur montre une photo.

MARY
Incroyable ! La Statue de la Liberté trônant en plein Paris !

NANCY (affichant un grand sourire)
Je crois que nous venons de trouver l'endroit où il se cache !!