2- Le Torb'j
Maxine
La tête appuyée sur l'appui-tête de mon siège, je fume tranquillement ma cigarette avant que le travail commence. Une migraine se faufile dans mon cerveau, due au manque de sommeil. Les yeux me piquent. Je les ferme. La radio passe une chanson merdique de Cloclo. Il aurait dû noyer ses musiques au fond de la baignoire avec son sèche-cheveux celui-là et emmener Gertrude avec. Putain, ce que j'aimerais lui refaire le portrait ! Celle-là, en plus d'être chiante, elle est fan de ce chanteur. Je l'aimais bien avant moi Cloclo, avant de l'entendre en boucle, chantée par la vieille bique, déformée par sa voix de crécelle.
Mon doigt appuie machinalement sur le changement de station, jurant en me souvenant que ce maudit bouton ne fonctionne plus. J'avais donné un coup de poing dans l'autoradio pour me calmer les nerfs. De plus, j'étais à court de cigarettes. Je souffle, dépité à l'entendre chanter, ça s'en va et ça revient...
— Dans ta gueule, qu'elle va revenir, oui.
— Tiens, la princesse est en forme ce soir, entendé-je à côté de ma portière.
Je tourne la tête vers mon patron qui me regarde d'un air amusé. La calvitie l'a bien attaqué. Un gros trou se forme au-dessus de son crâne, luisant de sueur. Ses cheveux blonds s'étirent en un demi-queue de cheval. Son visage rond est tatoué sur la moitié par des croix et des têtes de mort. Il a de petits yeux de fouine, repérant facilement ceux qui ne suivent pas les règles. Son nez se confond dans sa longue barbe entretenue. Un homme assez bourru et imposant qui en intimiderait plus d'un, s'il voulait faire le malin. Mais à contrario de son apparence rustre, c'est un gros nounours qui donne envie de faire de gros câlins.
— Mal dormi et j'ai marché dans de la merde ce matin, bougonné-je en tapant sur l'autoradio pour l'éteindre.
Une fois que le son s'évanouit en grésillant, je sors de ma 4 L, puis claque la portière avec force. Une cigarette rejoint mes lèvres colorées pour la soirée. Une flamme apparaît devant mon visage. Le boss a été plus rapide que moi cette fois, il avait déjà son zippo dans la main. Je tire une bouffée, puis croise mes bras sur ma poitrine en le toisant du regard.
Il le soutient un moment avant de baisser sa tête sur ma tenue pas franchement avantageuse. Pull large noir, cachant mes magnifiques courbes. Que dis-je, mes rondeurs un peu trop larges ! Un pantalon baggy déchiré par endroit et des baskets en toile sentant la merde. Je n'ai pas eu le temps de les nettoyer. J'avais surtout la flemme. De plus, l'oisillon était absent, du coup, je n'ai pas pu récupérer mes clefs.
— Maxine, souffle-t-il désespérée, quand vas-tu faire un effort ?
Je souris. Il abuse là. Ma main se lève et se tourne vers mon visage de façon à le montrer. Comme une présentatrice météo, je me mets en scène la bouche en cul de poule, élargissant mes yeux et arquant mes sourcils.
— Tadaaa.
Il plaque sa main sur son front et la secoue, résigné. J'ai gagné. Il ne peut rien me refuser, les autres biquettes lui rapportent assez de pognon, moi, je suis là seulement pour servir au bar et jouer le rôle de gorille. Ça me correspond tout à fait, surtout que parfois, on me confond avec un gorille. Je ne suis pas tendre non plus, il ne faut pas déconner et laisser traîner les mains baladeuses sur les serveuses. Elles ont des sentiments aussi. Quoique, pour certaine, je me pose encore la question.
On se dirige ensemble vers l'entrée de la taverne. Un bâtiment loin d'être accueillant, enfoncé dans une ruelle proche de l'hôpital. L'enseigne clignote en rouge : le Torb'j. La dernière lettre s'est fait avaler par les ténèbres et ne va pas tarder à tomber. L'intérieur, à l'image du patron, rustre. Il ne s'est pas beaucoup emmerdé sur la déco. Dénichant des sièges dans des brocantes, faisant tout de même ressortir un petit côté original. Les tables, de simples ronds de chantiers repeints en marron. L'éclairage est tamisé dans la salle et au-dessus du bar, laissant la partie du fond sous les projecteurs pour ceux voulant se donner en spectacle. Comédien bas de gamme, groupe de garages ou danseuse exotique. La dernière partie, c'est là que les pervers affluent.
À cette heure, il n'y a pas encore grand monde. Trop tôt. Je me dirige vers le vestiaire pour y déposer mes affaires, croisant quelques bécasses qui piaillent sur leur nouveau maquillage. Elle me pète les oreilles autant que Rex. Je dépose mon sac dans mon casier et jette un bref regard dans le miroir brisé. Une sale gueule, rien de plus. Je souffle et mets mon paquet dans la poche arrière de mon jean.
— Retire ton pull pour le service Maxine, beugle le boss dans le couloir.
— Mais...
— C'est un ordre !
Je lève les yeux au plafond. Je n'ai pas tout à fait gagné, fait chier. Il arrive toujours à me prendre à revers au dernier moment. Le vêtement essaie de passer ma tête, mais il se coince dans l'épingle qui sert à tenir mes cheveux. Bordel ce n'est pas ma journée. Je me bats avec ce foutu pull qui me prend au piège comme la farce rentrant dans la peau des tripes de porc. Mes coudes se cognent contre les murs, provoquant un bazar monstrueux. Ils vont croire qu'une personne se fait bastonner. Mais le sort s'acharne. Aveuglé par ce maudit tissu, je ne vois pas le fil du fer à lisser d'une des poulettes et trébuche dessus. Résultat en est que je me suis radicalement vautré.
— Fichtre.
J'arrive à me dépatouiller avec hargne de pull de malheur et le balance dans mon casier. Les cheveux débraillés, je me redresse et claque la porte de mon casier avec colère. La porte des vestiaires s'ouvre à la volée sur le boss qui me regarde de haut en bas.
— Tu vois quand tu veux.
Je le toise avec rage. Il l'a fait exprès. C'est que ce soir, la soirée s'annonce animée. Je passe à côté de lui en grommelant, rejoignant mon poste où mon collègue s'y trouve déjà. Il me repère du coin de l'œil, le visage impassible. Le sourire, il ne le connaît pas. Et, avec nos deux tempéraments de feu, l'ambiance est au rendez-vous derrière le bar.
— Max, salue-t-il sèchement.
— La perche, réponds-je sur le même ton.
Il se renfrogne et me tourne le dos, en continuant d'essuyer les verres. Grand, sec comme si on lui avait aspiré toute graisse de son cul avec une paille. Les joues creuses renforçant ses fossettes. Le teint blafard et des cheveux noirs coupés en brosse. Il aurait été albinos, cela ne m'aurait pas étonné, mais que dire à part son côté légèrement efféminé qui attire toutes les pucelles en chaleur quand il leur offre son plus beau sourire.
— Pff. Baliverne.
— Qu'est-ce que tu dis ?
Merde, j'ai pensé trop fort. Je me tourne vers lui, affichant mon beau sourire sarcastique et lui rétorquant :
— Que t'avais un joli p'tit cul !
Il fronce les sourcils et me lance un regard noir. Pas difficiles à deviner, ils sont quasiment noirs. Son silence aussi froid que les glaçons de la machine s'accompagne du tressautement de sa mâchoire. Un compliment de ma part cache une connerie bien dissimulée, et il le sait. Il ne relève pas. Perte de temps. Puis surtout, à part s'épuiser et moi me faire marrer, il se lassera vite. Le tableau des scores est affiché, le patron compte les points entre nous, et je mène large la barque.
— Eh, Max, tu m'en sers un p'tit ?
Sauvé par Cendrillon. Je me rapproche de lui, accoudée sur le bar lustré, tapotant mes clefs sur le bois.
— Tu n'es pas de garde ce soir ?
— Non, je reprends seulement demain soir.
J'attrape une bouteille de vodka et lui sers un verre.
— Tiens, cadeau, pour le ménage.
— À force de me faire des cadeaux, je ne vais pas savoir comment te rembourser.
Un rictus se forme au coin de mes lèvres. Il fouille dans sa poche et me dépose la monnaie sur le comptoir. L'oisillon a décidé d'être sage. Je vais pour refuser de prendre l'argent, mais la perche arrive trop rapidement derrière moi et embarque les pièces avec lui. Je rage. Il a encore écouté la conversation. L'oisillon lève la main et de son sourire charmeur lui lance :
— Salut Damien.
— Ouais, répond la perche.
Un concentré de joie, de paillettes et de licornes dansant en tutu rose. Que du bonheur ! Plutôt un croque-mort qui ne sait plus où se trouve le cimetière et s'est retrouvé coincé entre quatre murs sous la poigne du boss. Or les apparences sont parfois trompeuses. La cloche retentit dans le bar. En parlant du loup, il annonce la fin de l'happy hour, forçant les jeunes traînards à rentrer dans les jupes de leurs mères. Le gibier va bientôt arriver.
Début de week-end, fin de labeur pour les hommes réclamant la danse de Vava la Valentina, qui trémousse ses tétons ornés de pampilles. Des courbes à faire jalouser les femmes voulant paraître belles auprès de leurs crushs, pour ma part, ça me fait gerber. Un string remonté jusqu'aux épaules, oui, oui, ça existe. Et, une coiffe avec des plumes de paon.
Cendrillon me lance un regard de soutien, quand il aperçoit le bétail entrer, leurs langues pendues comme des crevards. Je souffle. La soirée va être longue. Il finit son verre et m'abandonne. Ce genre d'évènement, très peu pour lui. C'est un casanier, et il a du sommeil à rattraper. Il lève sa main d'un signe et disparaît dans la foule. Je me retourne à peine, qu'un homme très peu patient me gueule dessus :
— Eh toi la grosse, je voudrais une bière et que ça saute !
Trois, deux, un. Et, un de moins. Le respect ici, c'est envers tout le monde, même moi. Le boss était juste derrière lui, abandonnant les vigiles qui triaient à l'entrée. Il l'a chopé par le col, plaquant la tête contre le comptoir et s'approche de son oreille, tandis que je penche la tête sur le visage de l'homme avec un air mutin.
— Ta mère t'a brûlé la langue à l'acide pour que tu causes comme ça à Maxine ?
C'est ce que je disais : un gros nounours. Gentil, mais pas touche au personnel, il sort les griffes. L'un des vigiles s'approche.
— Par... pardo...
Le boss lève le regard sur moi, jaugeant si j'accepte les excuses plutôt minables de l'homme. Je reste un moment silencieuse, puis je me retourne, attrapant des verres et partant à l'opposée d'eux, indifférente à son sort. Ça promet comme début de soirée. Je ne vois pas ce qu'il se passe. En revanche, au vu du tapage dans mon dos, le client s'est fait passer un savon avant d'être expulsé. Grosse ? Il y a pire. Moche ? C'est le cas. Agréable ? En option.
Les murmures s'intensifient dans le bar suite à l'incident, mais heureusement Vava fait son entrée sur scène. Se mouvant sur ses talons de quinze centimètres. J'exagère ? Oui, sûrement. Mais là, concrètement, j'ai à faire. Ils s'amassent tous au bar comme des moustiques approchant la lumière. À défaut de pouvoir les taser, je m'active derrière le bar avec la perche. Les bouteilles volent, les verres dansent, aucune goutte n'est perdue. Les serveuses font leurs entrées, récupérant les commandes en vol, les beuglants au-dessus de la musique trop forte. C'est le rush.
La nicotine s'imprime dans mes poumons. Ô douce caresse qui s'échappe de mes lèvres. Putain ce qu'ils sont en forme quand Vava fait son show. On a dû ravitailler le bar au moins deux fois. Tant mieux, en même temps, ça fait du bénef. Assise sur la marche à l'arrière du bâtiment, je prends le temps de souffler et de me rafraîchir par cette nuit sans étoiles. Mon haut me colle à la peau, coulant de sueur. La tête calée contre le mur en brique, je ferme les yeux. La migraine est passée, avec tous ces affamés, je n'ai pas pu y penser et tant mieux.
La porte s'ouvre sur la perche. Pas besoin d'ouvrir les paupières pour le deviner, il souffle comme un bœuf. Il s'allume une cigarette, tirant plusieurs bouffées dans le silence. Il se déplace sur le gravier. Je le sens. Son odeur de sueur lui collant à la chemise. Il est proche. Trop proche de moi. Je ne supporte pas ça. J'ouvre les yeux en fronçant les sourcils. Il est averti.
— Ce soir ?
— Rendez-vous avec Jack et Michel.
Un sourire narquois étire ses lèvres fines. Son bras calé à côté de ma tête, il me scrute, me jauge. Il danse ses épaules comme une panthère analysant sa proie. Il oublie vite que le prédateur ici, c'est moi. Il baisse le regard sur ma poitrine, dépassant de mon haut, erreur. Je me penche en avant, lui offrant une brève vue. Le piège se referme, mon arme se pointe sur sa tempe. Il l'a cherché.
— Même au travail, tu ne t'en sépares jamais.
Je hausse les épaules. Jamais. Je ne suis pas une petite fille sage, loin de là. La vie m'a-t-elle fait un cadeau ? Sûrement pas. Mon physique en atteste, mais la perche, ça ne le fait pas reculer. Il plante de nouveau son regard dans le mien. Il a compris. Le cric d'une sécurité se percute à mes oreilles. La pression s'installe entre mes jambes. Il n'est pas si con que ça finalement.
— Et après ça me fait le reproche que je ne m'en sépare jamais. Foutaise.
La perche rapproche son visage. Égalité. Un point partout, la balle au centre. Cependant, nous rangeons nos joujoux quand la porte s'ouvre de nouveau sur une serveuse essoufflée. Elle a le regard affolé. Petite chose perdue. Elle le pose sur moi. La perche s'est éloigné, calant son dos meurtri de la soirée, sur le mur d'en face.
— Le boss te cherche Max, il dit que c'est important, fit-elle en s'éventant avec sa main.
Important chez le boss, c'est illico presto, ma fille. J'ai intérêt à ne pas traîner, mais obéir ? Pas dans mes habitudes. J'écrase ma blonde dans les graviers et lève mon cul de la marche où je me sentais à l'aise. Mon service est fini si le boss m'invoque. Je traîne ma carcasse dans un dédale de couloirs, allumant une cigarette en levant les yeux au plafond. Les lumières grésillantes des plafonniers m'éclatent les rétines. Mes pieds me portent, tel un boulet traînant jusqu'à la porte. Je toque. Le respect, c'est dans tous les sens. J'attends. Il m'appelle. J'entre. Je me fige.
— Diantre !
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