39- Le revers des Enfers

Elio

J'analyse les rapports envoyés par la panthère, tandis que Franck nous conduit au Torb'j. Silver reste très prudent dans ses déplacements, il a déjà quitté Orléans, sans laisser de traces dans la direction à venir. Mes doigts se portent sur mes paupières closes, les frottant alors que je tente de connaître son réel objectif.

En relevant la tête, le paysage défile derrière la vitre.

— La réunion va être tendue, indique Franck en brisant le fil de mes pensées.

Le caméléon m'a informé de leurs missions à Damien et lui. Ils comptent donc en parler.

— Ils ont prévu des tranquillisants ? demandé-je en devinant la réaction de Maxine.

Nos regards se croisent dans le rétroviseur. Les pattes d'oies apparaissent aux coins des yeux de Franck. À ce que je vois, ils gardent des stocks partout. Une belle bande de dégénéré. Je cale ma tête sur l'appuie-tête, quand mon téléphone se met à sonner. L'appelant, la panthère. Mes sourcils se froncent quand je remarque le numéro utilisé. Son portable professionnel. Je décroche.

— C'est l'anarchie dans l'ombre, indique-t-elle en résonance de sonnerie en échos derrière elle.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Je l'entends pianoter sur son clavier.

— On a tous été appelés au bureau, ils sont même venus me chercher en hélico...

Ma mâchoire se contracte.

— Tous mes collègues sont là, continue-t-elle essoufflé. Je t'envoie un mail crypté dans la minute pour t'informer des détails, mais la seule info que je peux te donner maintenant c'est : les cerisiers en fleurs.

Elle raccroche aussi sec. Je regarde mon écran, voyant apparaître le mail dont elle m'a informé, l'ouvre et le scrute.

« L'or se dépense à flot. L'argent coule sur la mort. Les contrats ont été diffusés aux pôles. Le sang va couler. »

Mon estomac se serre en devinant le poids des conséquences. Mon père a perdu patience. Je comprends ce qu'il a commencé : il n'attend plus de résultats de la part de Cerbère. Il éparpille ses pièces d'or pour attiser la haine et la mort, orchestrant une traque plus intense, plus vicieuse, plus impitoyable encore. Le plan est clair et démentiel. Il lâche des meutes de tueurs et étale son fric pour la tuer... elle, et moi. La situation devient une guerre entre tueurs, tout comme ce qui s'était passé aux japons avant que Franck ne leur coupe l'herbe sous le pied. Un véritable bain de sang en perspective. Mais cette dernière phrase... « l'argent coule sur la mort »... reste mystérieuse, obscure comme une menace.

Le regard fixé sur l'écran, je ne remarque pas l'arrêt de la voiture. Je lève à peine la tête lorsqu'un souffle sec et violent pulvérise le verre de la voiture, projetant des éclats à l'intérieur, fendant chaque espace de chaleur. Instinctivement, je plonge, recroquevillé, mes bras couvrant ma tête pour me protéger de la pluie de verre brisé. Le bruit déchire l'air. Une autre explosion, plus violente encore, me renverse presque. La chaleur assaille mon dos et mes bras, irradiant depuis la zone de l'impact. L'odeur âcre des flammes s'impose à chaque souffle.

Désorienté, les oreilles bourdonnantes, je me redresse, la douleur s'insinue dans mes paumes écorchées. La voiture tangue sous les secousses de l'explosion, mais le visage ensanglanté de Franck attire mon regard. Je fixe une goutte de sang qui glisse lentement de sa tempe et tombe sur son col.

Devant moi, à travers le nuage de poussière et de fumée, le Torb'j est en feu. Les flammes montent en colonne, léchant le ciel, noircissant les murs et engloutissant l'entrée dans une incandescence insatiable.

Je m'éjecte de la voiture, sans réfléchir, mon souffle saccadé se confondant avec les crépitements du brasier. Autour de moi, la scène est irréelle, comme un cauchemar éveillé. Mais ce n'est pas la violence des flammes qui me cloue sur place, ni la fumée âcre qui me pique les yeux : c'est la voiture de Max, retournée, brisée, enfoncée dans le bitume comme un dernier témoignage de sa présence.

Le Torb'j brûle. Le bar, leur sanctuaire, pris sous les flammes. Elle... elle doit être à l'intérieur.

Des hurlements résonnent à l'intérieur.

— Max ! Max !

Le mien se répercute aux leurs. Les mots se brisent à peine prononcés, étranglés par la panique. Je ne distingue rien à travers la fumée, et la réalité m'agresse de plein fouet : elle pourrait être là-dessous, coincée, piégée sous le poids de cette coque de métal et de flammes.

Mon corps se tend, une vague de terreur brute traverse mes membres. Je me jette vers le bar, mes pas dérapant sur le sol, guidé par une force désespérée. Mais Franck me saisit fermement par le bras, me retenant de toutes ses forces, enfonçant ses doigts dans ma chaire pour me maintenir à distance.

— Lâche-moi Franck, hurlé-je les larmes aux yeux.

— Il est trop tard, renifle-t-il en m'emprisonnant dans ses bras.

Mon esprit refuse, nie cette réalité, incapable de la supporter. Je tente de me libérer de sa poigne, mon corps tremblant, animé d'une rage sourde et impuissante. Nous n'avons eu que quelques heures de décalage entre son départ et le nôtre. Franck avait prétexté rejoindre Tobias, mais était resté à l'appartement. Mon homme de main, mon ami, reste toujours près de moi quand il le peut. Cependant, je n'ai pas pu être près d'elle.

Ma gorge se serre, je veux hurler, briser ce cauchemar, lui échapper. Mais tout semble si réel, si étouffant. Une nausée violente me frappe alors que je pense à elle. Elle n'aurait pas pu... Pas elle, non. Tout devient flou, déformé par le désespoir. Mes jambes flanchent. Mes genoux s'écrasent lourdement sur le bitume. Mes poings se serrent. Il est vite rentré en action ce fils de pute. Une raison de plus à ajouter sur ma liste pour le traquer.

Je sens mon coeur se briser en mille morceaux rien qu'en imaginant ma chienne des enfers périr dans les flammes. Mes forces s'épuisent dans une lutte vaine, mes mains se croustillantes, mes bras peinant à résister. Le poids de la situation me brise, m'enveloppe d'une douleur insoutenable. Mon esprit bascule, glisse sur le fil de l'acceptation et du refus. Les larmes montent, salées, brûlantes. Je suis prêt à tout pour aller la chercher, même traverser le brasier.

— Elio !

La tristesse me ronge.

— Elio !

La haine me gagne.

— Relève-toi !

Le goût du sang envahit ma bouche.

Franck me lâche. On saisit ma mâchoire. Une douleur se propage sur ma joue quand je reçois une baffe. Je me redresse et saisis le col de Franck les yeux embrouillés de larme. Or un casque noir me fait face. Sa carrure est moins large. Elle me met un casque dans les bras avec force, me coupant le souffle.

— Grimpe avant que je ne t'attache avec une corde et que je te traîne sur la route !

Son sarcasme légendaire, résistant à toute épreuve. Je regarde autour de moi, c'est le chaos. J'aperçois Franck grimper dans une fourgonnette qui démarre aussi sec. Une alpine le suit, reconnaissant Damien accompagné de Mansur. Une moto se gare à côté de celle de Max, tandis qu'elle grimpe dessus.

— Bouge-toi le cul Elder, il ne faut pas traîner, sinon on sera deux à t'attacher avec une corde, presse le caméléon.

J'enfile le casque et grimpe derrière Maxine en m'accrochant autour de sa taille. Elle démarre en trombe, alors que les pompiers arrivent derrière nous. Je ne sais s'il s'est passé de longues secondes, minutes où quelques heures, mais ce que je sais, c'est que je me sens soulagé de sentir son corps contre le mien.

Nous dépassons l'alpine et la fourgonnette. Tog-hyong maintient la vitesse de Max qui conduit comme si la mort lui colle au train. Sachant qu'elle est elle-même affublée de se surnom, la métaphore me fait tout drôle. Elle fait un signe au caméléon, qui hoche la tête avant de sortir du périph.

— Tu m'entends bien ?

Sa voix se répercute dans le casque. Je lui tapote le ventre pour confirmer sa question, car je n'arrive pas à sortir le moindre son. L'enchaînement d'évènements ne laisse aucun répit à mon cerveau de se remettre, entre l'explosion, avoir eu peur de la perdre et maintenant une virée en moto.

— Nous quittons Paris, informe-t-elle dans le micro. La tong est partie rejoindre le boss récupérer nos affaires. La perche en profite pour récupérer la mère du boss en même temps... Putain ce bordel.

Elle rage dans le casque. Je serre ma prise.

— Où allons-nous ? demandé-je pour lui faire reprendre son explication.

— Quelque part où nous serons en sécurité.

C'est vague comme réponse.

— Mais encore ?

Elle soupire et change de sujet.

— Que j'attrape celui qui a fait exploser le Torb'j et ma titine. Il va sentir le canon de mon fusil s'enfoncer dans le cul et se prendre le rayon munition dans son intégralité.

Je souris face à sa colère aussi débordante tandis qu'elle file sur l'autoroute en accélérant. J'ai eu peur de la perdre, mais qui peut tuer la mort, surtout quand celle-ci est imprévisible.

Maxine

Après avoir roulé jusqu'à Poitiers, changé de moto, et fait le chemin averse en empruntant les petites routes, on arrive enfin sur la route des plants de Moulon à Gif-sur-Yvette. Personne sur les voies, perdue au milieu de la forêt. J'ai sûrement une gueule à faire fuir les sangliers au vu des kilomètres avalés sur les bécanes, mais c'était ça où prendre le risque de se faire tracer.

Le trajet s'est fait en silence la plupart du temps. Quand je ne râlais pas sur l'empaffé qui a voulu faire un barbecue avec l'équipe au menu. Je connaîtrais les dégâts seulement à notre arrivée. J'emprunte un chemin cahoteux avec ma moto. Déjà que j'ai les cuisses en compote, et le cul en charpie, on se retrouve secoué comme des cocotiers grâce au terrain pourri et rempli de culs de poule.

Fort heureusement pour mes membres, la lumière extérieure du gîte se fait enfin voir. Je me gare à côté de la bécane de la tong. La fourgonnette du boss et l'alpine de la perche sont là également. Une planque que Silver ne connaît pas et dont je me serais bien passé d'y foutre les pieds quand j'entends l'aboiement strident du caniche à l'intérieur.

Elio descend de la moto. Je me ferai bien un demi-tour express pour éviter de la croiser, mais c'est sans compter sur la perche qui se plante devant moi et me pique mes clés sur le compteur.

— N'y pense même pas.

Son regard luit d'un air meurtrier. Ne pas le chercher quand il est dans cet état.

— Pourquoi vous avez mis autant de temps ? siffle-t-il en fusillant le curé.

Je descends à mon tour, retire mon casque, attrape mon paquet dans ma veste et m'allume une cigarette.

— Tu voulais participer ? rétorqué-je en soulignant le sous-entendu.

Il me toise, un rictus sur le visage.

— La route a été longue, si on peut aller se poser, intervient Elio.

J'avoue, je m'affalerai bien dans un canapé là, je ne sens plus rien et l'adrénaline est redescendue. La perche nous invite à le suivre après avoir récupéré des sacs remplis d'alcool dans son coffre. Nous entrons dans le gîte, accueilli par une épaisse fumée de cigarette. J'en connais hein, il est en train de vider son stock de clopes. Sans grande surprise, mon ennemi de toujours vient se frotter sur ma cheville.

— Continue et tu vas apprendre à voler Rex ! bougonné-je en essayant de m'en défaire.

— Ne va pas nous la réveiller, elle a déjà été pénible tout le trajet, réplique la perche en posant les sacs dans le salon.

— Je n'allais pas la prendre sur ma moto, avec les vibrations elle m'aurait sali les courbes.

Une grimace déforme le visage de la perche quand je lui impose l'image. Elio, lui, nous regarde avec étonnement. Le pauvre, il est paumé. En même temps, il a fouillé mon passé et non celui des autres. De plus, la tong protège bien les infos du boss. D'ailleurs en parlant du loup, papa ours arrive à grands pas, clope au bec, bière en main, le crâne luisant de sueur.

— Ma princesse est saine et sauve.

Il me prend dans ses bras. Son élan de câlin me file la gerbe.

— Fichtre, tu en es à combien ?

Je m'extirpe tant bien que mal.

— Pas assez pour oublier, mais assez pour avoir décoléré et me concentrer. On vous attend dans le salon.

On le suit, et un sourire s'étire quand j'aperçois Cendrillon en pleine conversation avec la tong. Ma petite fée du ménage s'en est tiré. Je m'installe sur une chaise, me sors une nouvelle clope et attrape la bière que la perche me tend. Mes doigts caressent la feutrine de la table de jeu de la vieille. Souvenir de ses années de croupier en casino.

— Elle est où Gertrude ? demandé-je en ne la voyant pas.

— Dans sa chambre, elle se repose, répond papa ours.

Comment une vieille aigrie a pu élever un homme au coeur aussi tendre ?

Rex continue son concert en me fixant avec ses yeux affamés. J'avale une gorgée et pose mon Beretta sur la table. Mon regard en dit long sur mon attention.

— Tony, monte Rex avant que Gertrude ne le retrouve enterré dans le jardin, intervient la perche.

La tong attrape la bête frisée et disparaît.

— Brave toutou, tu l'as bien dressé, rétorqué-je en lançant un clin d'œil à Damien.

— Tu n'aurais pas fui c'est toi que j'allais dressé.

Une main se pose sur mon épaule. Pas besoin de deviner que le prêtre marque son territoire. Et ça ne plaît pas à la perche.

Tout le monde installé, on pourrait croire que nous sommes un tableau de Cassius Marcellus Coolidge. Si on retire l'aspect des chiens en les remplaçants par des tueurs expérimentés, remontés à bloc d'avoir vu leur bar partir en fumée, et des hackeurs pas mieux loti dans leurs colères. Bref, la joie règne en maître.

De plus, apprendre que la perche et la tong ont fait équipe pour buter le directeur de l'hôpital après avoir été informées qu'il abusait de Cendrillon tout en le menaçant et l'insultant en étant raciste, mon humeur à presque atteint son apogée. Cependant, la tong lui a trouvé de quoi finir sa formation, ça tombe bien, on a besoin d'un médecin dans l'équipe.

— Bon, grâce à l'appel que Max a reçu hier nous avons pu nous préparer à ce genre de situation.

J'avale une autre gorgée de ma troisième bière. Ce chien de Silver m'a mis en garde. J'ai informé le boss dans la foulée après mettre bien sûr énervé. Il a quitté les lieux avec Cendrillon, la perche et la tong étant en mission à ce moment. Je suis parti peu de temps après, mais ce ne fut pas le cas de quelques serveuses et de Ginette. Elles sont décollées en cendre, tout comme Vava qui répétait son show en string malgré la fermeture du bar. La guerre est bel et bien déclarée et notre revers, ils vont le sentir passé.

— Maintenant, établissons le plan, nous allons avoir besoin de beaucoup de monde, car en face, en plus de la Mafia américaine et coréenne, il y a Léon.

J'aperçois les poings de Damien et Tony se serrer. Ouais, pour l'avoir côtoyé une partie de ma jeunesse, ça ne va pas être une mince affaire. Je baisse mes yeux sur ma bière. Il était comme un frère pour Darius, il avait promis de toujours veiller sur moi, quelle qu'en soit la raison.

J'avale une autre gorgée. Ils débattent autour de la table. Ma main me démange, j'ai besoin de tirer. Un frère qui lui a tourné le dos. Une promesse qu'il rompt comme tant d'autres. Je me lève sans un mot, sors du gîte. Personne ne me suit, ou a été stoppé avant de pouvoir m'atteindre. Vaudrait mieux, j'ai le cerveau qui part en vrille.

Léon, une promesse que je te fais. Mes principes vont sauter pour un temps, car tu as brisé la confiance que Darius te portait.

Je disparais dans les bois longeant le gîte. L'aube commence à pointer le bout de son nez. Mon regard se porte vers le ciel en même temps que mon bras se lève. Le canon de mon Beretta pointé sur un arbre. Le premier coup part. Suivi du deuxième, jusqu'à ce que le chargeur se vide.

Un couteau se plante au centre du tronc criblé de balles. Des bras m'enserrent.

— Nous serons trois à lui faire payer, murmure la perche à mon oreille.

Uriel n'est plus en éveil. Max non plus, et j'imagine que le caméléon se terre dans un coin en imaginant quoi lui faire.

Léon, planque toi, car après avoir fait la fête du saint Graal, on s'occupe de ton cas.

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