Chapitre 17 - Le Sort
La nuit est sombre, deux Lunes, Mnga et Zeio, sont sous l'horizon et la troisième, Jaïa, ne réussit que difficilement à percer derrière les nuages. Tous feux éteints, le Géant se faufile entre les rochers à fleur d'eau pour se rendre dans la Baie des Rescapés, qui se cache entre de hautes falaises de basalte rouge. Les quatre Shoof et quelques mousses aux bons yeux se sont dispersés entre les gréements, de la proue à la poupe pour diriger le navire. Tout l'équipage est silencieux et on n'entend que les vigies qui communiquent avec Mikral à la barre. Le gros navire, presque toutes ses voiles affalées, conservant seulement la voile du mât central sous l'action du vent, se faufile très lentement sur l'eau. Il profite ainsi du vent du large et d'une marée haute pour naviguer avec adresse entre les rochers et les écueils qui gardent cette baie.
Après une longue soirée de navigation au noir, le Géant se retrouve dans le berceau des falaises et enfin, Mikral peut ordonner de larguer les amarres et de s'ancrer dans la partie calme de la baie, loin des brisants qui se forment sur les hauts fonds, qui sont maintenant derrière eux. Les marins affalent la dernière voile, bordent les cordages et l'énorme ancre du Géant s'agrippe au fond de la Baie. L'équipage entier pousse un soupir.
Le bateau demeure silencieux bien au-delà de l'amarrage et un tour des quarts de gardes armés est instauré. À son tour de garde, installé à la proue du navire, Galenn s'est équipé de son épée et de sa dague, et a endossé une armure de plates de cuir. Près de lui, un arc et un carquois ainsi qu'une gourde d'eau. Il se prépare à veiller pour une partie de la nuit.
Alors qu'il manipule doucement le cristal de Roche que Val lui a donné, il a la surprise de voir venir près de lui Kalya.
— Heureux de te voir debout Capitaine !
— Bonsoir Galenn ! répond-elle doucement. Cela me fait drôle d'avoir les yeux ouverts dans le noir et de ne rien voir tout à coup.
— Attends que Jaïa sorte des nuages et tu pourras discerner la plage qui nous attend demain matin.
Le regard décidé de le petite brune se porte vers la côte où se font entendre les vagues paresseuses qui s'y déposent en un rythme languissant. Elle vient s'assoir près de Galenn et pose son bâton près de l'arc.
— Ce sera la première fois que je verrai cette baie dans la lumière du soleil, demain.
— Oh ! fait le jeune homme un peu mal à l'aise. J'espère qu'il y aura du soleil.
Un petit rire lui répond.
— Je... je tenais à te donner ceci, ajoute la femme en touchant dans le noir, le bras du guerrier avec son poing fermé.
Galenn attrape la main et au creux de celle-ci il trouve une lanière de cuir et sous ses doigts, il discerne une perle.
— Kalya ce n'est pas TA perle ?
— Non, je ne peux m'en défaire. Mais c'est une perle que j'ai découverte lors d'une plongée avec le Géant, elle s'était prise dans mes vêtements. Elle est bleutée, ce qui m'a fait penser à tes yeux qui sont la première chose que j'ai pu discerner en recouvrant la vue. D'ailleurs, le pouvoir des perles est de permettre d'avoir une bonne vision... entre autre qualité.
— C'est donc un symbole de la mer tout désigné, reconnaît Galenn en souriant.
— Oui, en effet, il te rappellera que tu m'as redonné la vue et ramenée dans la réalité.
— Merci de ton présent, fait Galenn en enfilant le collier. J'en suis touché, bien que j'ignore comment j'ai exactement fait pour te redonner tes yeux. Tout ce que je voulais, c'était que tu te réveilles et reviennes avec moi...
— Tu aurais pu être pris là-bas toi aussi !
— J'avoue ne pas avoir anticipé cela, avoue le guerrier. J'y ai pensé seulement lorsque Handkili s'est manifesté. Pour être honnête... j'ai eu peur d'y rester. Mais je crois que l'action de Lenn et de nos amis dans la réalité nous a aidé grandement.
— Et ta capacité à mentir à un Mage ! Je t'en félicite !
— J'ai eu a berner certains ennemis au combat, par stratégies ou force brute, mais cette fois, c'était par esprit. Un tout autre domaine. Tu m'as cru ?
— Oui, si tu savais la haine que j'ai ressenti en pensant que tu choisissais la facilité de retourner vers la vie de mercenaire et l'autre continent.
— Une chance que tu étais bien ficelée ! rigole le guerrier.
— En effet.
Un silence passe pendant lequel le tangage du grand navire les berce au fin fond de la nuit. Une vigile passe, avec une flamme cachée sous un globe de cuir troué. Il salue Galenn puis continue sa ronde sur le navire.
— J'ai... Je voulais te ....
La jeune femme pousse un long soupir, Galenn attend avec patience. Ce qu'elle s'apprête à dire semble important et semble complexe et difficile pour Kalya.
— Je dois t'avouer que je regrette la manière dont je t'ai raité, finit-elle par dire. J'ai douté de ta parole..
— Mais..
— Non, ne m'interromps pas. J'ai douté de ta parole alors que tu ne disais que la réalité : pour toi, les Royaumes, les pierres, les maléfices, le Mage. Le temps que j'ai passé dans la dimension magique a été bien plus long que celui des quelques jours écoulés ici. J'ai eu a subir les affres du Mage. Il m'a conté, par pur plaisir éhonté, la manière dont il a éliminé ma famille, en utilisant de grands guerriers, comme l'Homme Bleu, que tu as eu l'honneur de combattre, si j'ai bien compris.
— L'Homme Bleu était un sbire du Mage ?
— Oui, en effet, donc tu n'es pas responsable de la venue du Mage pour attaquer les Royaumes, il était déjà en action quand tu étais...
— ...mercenaire.
— Oui. Il y était déjà.
— Il a toujours été là ?
— Oui, je crois, répond Kalya, incertaine. Nos Royaumes ont été détruits par ce sorcier, envoyés dans l'oubli, leurs auras fendus et disséminés dans une fausse réalité.
— Et tu acceptes le fait que nous devons tenter de les ramener dans la réalité maintenant ?
— Oui, les Royaumes de la Frontière de Eaux et celui des Trois Lunes doivent revenir à la réalité et aux mémoires, avec leur histoire et leur rôle important dans ce Continent. Il en est de même pour tous les autres Royaumes que Handkili a ainsi détruits.
— Il y en a d'autres ?
— C'est vrai, toi tu n'as pas oublié les événements comme moi, tu ne les connais tout simplement pas. Ta mémoire ne reviendra pas.
— Tu peux m'en parler un peu ?
— Le Royaume des Trois Lunes est... était le centre de la Magie de ce Continent. Tes parents, surtout dans la lignée de ta mère était de grand Mages. On s'y référait pour tout ce qui concernait les trucs de Magie, tu vois. Ensuite le Royaume de la Frontière des Eaux, d'où je viens, était le centre des Ports, des bateaux, des échanges et des relations d'affaires. Il y a eu deux autres Royaumes attaqués et anihilés par le Mage, celui des Grands Arbres, aux forêts abondantes et diversifiées, et le Royaume des Cîmes de Cristal, dont les montagnes sont riches en mines de toutes sortes.
— Cela fait quatre royaumes.
— Oui, seuls deux Royaumes résistent encore : ceux des Destriers des plaines, Grand éleveurs de destriers, des guerriers farouches et courageux. Handkili s'est vanté auprès de moi, de les avoir quasi vaincus. Ils résistent en se déplaçant continuellement. Puis, il y a le Royaume des Cités, celui qui recèle les ressources intellectuelles et les savoirs de tous les autres. Le Mage les a convaincus qu'il ne s'en prendrait pas à eux, donc ils attendent, en paix. C'est fou ! Mais, ce ne sont pas des guerriers et la population a été en partie éliminée, non par la force d'une armée de glaives mais par des ondes magiques. Le Mage Handkili convoite leur savoir et ne veut pas qu'il soit détruit par des affrontements armés. Mais de toutes façons, ce royaume ne possède presque pas d'armées... n'en possède plus selon moi.
— C'est un portait bien triste, murmure Galenn. Et comment on pourrait raviver ce continent... à nous deux.
— C'est là où le Mage se trompe. Les royaumes sont retirés de la réalité par un sortilège. Si nous réussissons à le lever, les royaumes reviendront dans la réalité et les souvenirs. Nous pouvons au moins faire en sorte de ramener nos deux héritages, Galenn.
— Malheureusement, je ne sais même pas en quoi concerne cet héritage, sauf d'après les images des souvenirs que Virko a partagé avec moi.
— Mon plus vieux frère, Maleïd Min Biggor, qui régnait sur notre Royaume, m'a raconté que le Royaume des Trois Lunes était central dans la vie et dans la formation magique de ce continent. Il protégeait et unissait les Six Royaumes. C'est la raison pour laquelle le Mage Handkili s'en est pris en premier à ton Royaume. Nous devons donc commencer par ce Royaume.
— Tu sembles si décidée maintenant, remarque le jeune homme étonné.
— Si tu avais vécu tout ce temps, hors de la réalité, comme moi, poursuivie par le Mage puis emprisonnée, battue et méprisée par lui... tu aurais cette détermination.
— C'est vrai... le temps ne se déroule pas au même rythme, remarque Galenn avec un triste sourire vers Kalya. Combien de temps y as-tu vécu ?
— Une apparence de trois à quatre saisons. Puis, un temps indéterminé dans l'emprise magique où tu m'as retrouvé.
Galenn pousse un grand soupir d'étonnement et d'admiration envers Kalya. Alors que la lune se fraie un chemin hors des nuages, Galenn glisse un regard vers le visage de la jeune femme et il réalise alors que ses joues sont couvertes de larmes.
— Kalya ?
— Désolé. Je vais devoir tenter d'oublier ces moments et ... je me demande si j'y arriverai.
Galenn se surprend à faire un geste qu'il n'a jamais fait envers quiconque : il tend ses bras vers elle. Elle s'y blottie un moment en reniflant. Ils restent un instant enlacés. Pour une des premières fois depuis que Leylias la Breïss est morte devant lui, il sent de la compassion pour une autre personne. Après Ja qui l'a fait sourire et a réussi à l'émouvoir, voilà que Kalya, qui lui semblait si dure, lui rappelle sa propre solitude.
— Retrouver nos Royaumes et agir dans la réalité devront t'aider, ajoute le guerrier.
— Je ne retrouverai jamais ce que j'ai perdu, soupire-t-elle en se reculant, mais oui, agir me fera du bien. Sans vraiment savoir les liens qui m'unissaient au Continent, j'aimais déjà agir pour aider des gens des Royaumes pour les ramener de l'autre côté, même s'ils n'avaient plus aucun souvenir. Être le seul bateau à réussir à traverser le Miroir, grâce au Géant des Mers. Maintenant, nous allons tenter d'agir directement sur les Royaumes.
— Donc, selon toi, le mieux est que nous commencions par remonter vers le Royaume des Trois Lunes afin de retrouver les forces magiques ?
— Oui, si tu es d'accord Galenn des Trois Lunes.
— Voilà, je ne suis plus de nulle part ?
Kalya se tourne vers le jeune homme avec un sourire alors que le Lune éclaire le regard bleu de Galenn.
— Encore merci d'avoir osé venir me chercher, Galenn.
— Il ne pouvait en être autrement, Kalya.
♾♾♾
Plus tard dans la nuit, alors que Galenn s'est enfin assoupi, son quart terminé, de lourds tremblements ébranlent le Navire et des lumières vertes scientillent sur la coque intérieure. La cloche d'alerte est agitée à tout rompre alors que des cris fusent de tous côtés .
— Nous sommes attaqués ! Tout le monde à son poste !
Galenn se lève si vite qu'il roule au bas de son hamac et c'est dans un geste réflexe qu'il se chausse de ses bottes et s'empare de son ceinturon et de son plastron de cuir en criant à ses petits voisins – tout en prenant le temps de les compter pour vérifier qu'ils sont tous là, ce qui est heureusement le cas :
— Debout tout le monde ! Les Shoof, on se lève !
Après que ses petits camarades ont attrapé leur maigre baluchon, le Guerrier prend lui-même les deux demoiselles et les mets sur son épaule, alors que Xen et Lenn se retrouvent pendus à son bras qui ne porte pas le ceinturon. Galenn se précipite vers l'échelle de bastingage qui le mènera au pont. Partout autour d'eux, les marins se précipitent vers les sorties de la cale, le pire endroit pour être en cas d'attaque.
— Que se passe-t-il ? questionne Val.
— Selon les lueurs vertes que je vois... de la magie, crie Lenn dans le tumulte.
— Oh ! Se contente de faire Ja et Val en se cachant dans le col du manteau de Galenn.
Le guerrier arrive sur le pont et évalue en un clin d'œil la situation, tout en ajustant son ceinturon. Elle n'est pas reluisante : des rayons de lumières vertes sont envoyés depuis le haut de la falaise et visent directement leur navire. Les voiles sont déjà en feu, les flammes lèchent avidement les grands mâts de bois. Les marins tentent sans succès de les éteindre et finalement doivent fuir pour éviter les tissus et cordages enflammés qui retombent vers eux. Ce feu vert n'est décidément pas naturel. Ja pousse un cri en voyant une silhouette en flammes qui se dirige droit sur eux. Du coude, Galenn le repousse vers le plat bord et la torche humaine se retrouve dans l'eau. Finalement, voyant les mâts se tordent comme des allumettes, les marins utilisent l'eau pour tenter de sauver certains de leurs compagnons de la mort par combustion. D'autres hommes sont aux arbalètes ou aux arcs, tentant de toucher l'ennemi mais la cible est bien trop loin et haute. On aperçoit, là-haut une petite silhouette qui lève les bras au ciel, envoyant des arcs verdâtres vers le bas de la Baie, jusqu'au site d'ancrage du Géant.
Galenn court vers le pont supérieur pour rejoindre les quartiers de la Capitaine. Il se retrouve face à face avec Kalya qui, les yeux exorbités, voit son navire brûler.
— Capitaine ? fait le guerrier.
— Armez les canons ! Feu à volonté ! crie-t-elle à son second sur le pont, qui répète l'ordre aux canonniers à l'entre-pont.
Apparemment, les marins ont anticipé l'ordre car ce n'est pas long que la détonation des canons se fait entendre. Les boulets atteignent la falaise et explosent mais bien en dessous du faîte de celle-ci. Cependant, cela semble étourdir un peu le lanceur d'arcs de feu car il se déplace plus loin. Mais il reprend rapidement ses jets vert vers le navire.
— Replacez les canons sur la cible ! ordonne la Capitaine en pointant la forme sur la falaise. Immobilisez le navire avec les ancres d'appoint. Archers ! souquez ferme et allez sur terre pour vous approcher de la cible.
— Besoin d'aide par ici ! fait un des canonniers de pont et Galenn se précipite pour les aider à diriger leurs canons sur les rails.
Tous les marins sont engagés dans la bataille, qui pour éteindre les flammes, qui pour actionner les lourdes pièces d'artillerie. Les archers et arbalétriers tentent de prendre un canot, mais le feu s'empare de ce côté du navire.
— Kalya ! crie Mikral avant de se jeter sur elle en la poussant.
La jeune fille est repoussé en bas du pont supérieur, le long de l'escalier. Un rayon de lumière verte frappe alors le second de plein fouet avant de mettre le feu à la barre et aux quartiers de la Capitaine. Galenn se précipite pour retenir Kalya qui a le réflexe de vouloir aller aider le vieil homme.
— Mik ! Non !
— Kalya ! crie Galenn en la retenant de toutes ses forces face au brasier. C'est trop tard ! Soit réaliste ! C'est de la Magie.
Kalya respire très fort. Dans ses prunelles, les flammes se reflètent lourdement. Puis, la Capitaine crie :
— Abandonnez le navire ! C'est un ordre !
Le flanc des canots étant en feu, il se lance de la poupe vers l'océan. Ils sont peu nombreux. Le carnage a été direct et brusque. Et malheureusement, efficace.
Dans l'eau, Galenn et Kalya se retrouvent dans un enfer de reflets verts et orangés. Alors qu'ils reviennent à la surface, le bateau craque de toutes parts, les mâts s'empilent sur les ponts du navire et l'ensemble de la carcasse semble hurler de douleur. Les éclairs vertes cessent. Le Géant se couche sur le flanc avant de sombrer par la proue, tombant dans le fond de la baie en de grands remous. Les quelques rescapés s'éloignent du lieu de naufrage afin de ne pas être emportés par le tourbillon de plongée du navire.
Galenn se retourne et lève les yeux vers la falaise. Il ne voit plus rien. Seul le noir.
— Les Shoof, demande le jeune homme à ses amis qui ont élu refuge sur une pièce de bois, vous voyez encore l'attaquant.
— Non Galenn, répond Xen, ses poils-plumes aplatis sur la tête par l'eau. Plus personne.
— Le pauvre Géant, fait Val...
— Et son équipage, ajoute Ja.
— Et Mikral, complète Lenn.
Galenn se retourne vers l'endroit où a sombré le Géant. Dans son champ visuel, il voit Kalya qui nage sur place, le visage crispé et malheureux. Il va vite la rejoindre.
De force, il l'emporte par l'épaule et la ramène vers le radeau des Shoof puis, il remorque tout le monde vers la plage.
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