Prologue
Un chuintement. C'est le bruit que fait ma lame lorsqu'elle transperce la chair coriace de la chimère.
Mon son préféré.
Celui qui indique que je suis au bon endroit, au bon moment. Là où je maîtrise parfaitement la situation. Là où mes actions ne pourront plus jamais nuire à quiconque.
— Et une de moins ! fanfaronne Baraquiel à mes côtés, sa dague enfoncée dans le cou d'une autre de ces bestioles.
Je lui fais un signe de tête puis retire ma claymore du corps inerte à mes pieds avant de l'essuyer machinalement sur mon pantalon. Autrefois d'un beige pâle, il est maintenant couvert de sang. Celui de mes victimes.
— Gadriel ! Attention!
Par réflexe, j'effectue une roulade vers la droite. Une boule de feu percute le sol et explose à l'endroit exact où j'étais quelques secondes plus tôt. Levant les yeux au ciel, j'aperçois le propriétaire de ce crachat : une wyverne verte. L'une des plus redoutables parmi ces bestioles.
Un sourire extatique étire mes lèvres. Enfin un défi à ma taille !
— Je m'en occupe ! Dis aux troupes de foncer vers la plaine afin d'encercler toute la vermine de Lilith.
Baraquiel me fait un signe de tête avant de trancher le cou d'un démon qui fonçait droit sur lui.
L'adrénaline et l'excitation bouillent dans mes veines. Je déploie mes ailes, plie mes genoux et me propulse à la vitesse d'une fusée dans le ciel. Ma prochaine victime est elle aussi prête à se battre. Sa gueule ornée d'un millier de dents perlées s'ouvre. Un bruit guttural annonce l'arrivée imminente d'un brasier. Sans attendre, je pique vers son ventre et fonce entre ses deux pattes arrière. J'en tranche une au passage lui soutirant un gémissement de douleur. Cependant, la bête est plus rapide qu'attendu. Elle me fouette de sa queue et me projette au sol comme un boulet de canon. La terre tremble lorsque je percute le sol. Je glisse sur une dizaine de mètres, mes vêtements se déchirent, ma peau s'écorche. C'est dans ces moments que je suis heureux de ne pas ressentir la douleur.
— Ah c'est comme ça que tu veux te la jouer, ma jolie ! Ça me va !
Je saute sur mes pieds, ramasse mon arme puis m'élance encore une fois vers la wyverne qui pique maintenant vers mes troupes. Je la rejoins en quelques coups d'aile et décide que le jeu a assez duré. D'un claquement de doigts, des pieux de pierre se matérialisent au-dessus de la bête. Je rabats mon bras vers l'avant et ils se plantent dans ses ailes, l'entrainant vers le sol à une vitesse fulgurante. La bête d'une dizaine de mètres s'écrase au sol et percute au passage des soldats de Lilith. Clouée sur place, elle se débat. Ses ailes se déchirent. Ses cris transpercent le ciel, mais déjà, mes hommes foncent vers elle pour l'abattre.
Je balaie la plaine des yeux : les troupes de Lilith sont en débâcle et mes soldats dominent la bataille. L'envie de les accompagner à décimer les derniers opposants me tenaille, mais j'ai promis à Yekun que mon absence serait brève.
Je repère donc Baraquiel et le rejoins au milieu du champ de bataille. Ce dernier pivote sans cesse sur lui-même tranchant tête après tête avec sa hallebarde.
— Yekun m'attend au Palais. Tu peux t'occuper du reste ?
— Avec plaisir !
Sur ce point, je le crois. Baraquiel doit aimer autant que moi, sinon plus, se retrouver en pleine action. Et je l'envie. En tant que gardien des portails, il n'a pas la responsabilité de milliers d'hommes et peut participer au combat lorsque bon lui semble. Ce qui n'est pas mon cas en ce moment. En temps normal, je resterais avec mes troupes, que j'ai passé des centaines d'années à entrainer au combat. Mais pour l'heure, je dois vaquer à ma deuxième obligation, celle dont je me passerais volontiers : diriger le royaume de Shéol en l'absence de mon souverain et plus vieil ami. Satanaël.
— Amuse-toi bien ! lancé-je avant de claquer des doigts et me téléporter dans le grand hall du château.
Le silence subit, si différent du champ de bataille, m'agresse comme si on m'avait mis des bouchons dans les oreilles. L'adrénaline qui coule encore dans mes veines proteste. Une langueur s'empare de moi.
Ouai, j'aurais préféré rester sur le terrain.
D'un soupir las, je range ma claymore dans son fourreau accroché à ma taille et grimpe les marches pour rejoindre la salle du conseil. Lorsque j'ouvre les grandes portes de bois cramoisies, tous les regards convergent vers moi. Mes vêtements imbibés d'un mélange de sang et de mucus, la sueur sur mon front et la poussière qui recouvrent mes bottes de cuirs en sont certainement pour quelque chose. En passant par de simples démons ouvriers, jusqu'aux démons de la bourgeoisie, une trentaine de personnes me suivent des yeux alors que je traverse la salle d'un pas rapide et grimpe les quelques marches de l'estrade menant au trône habituellement occupé par Satanaël.
Yekun qui m'attend debout à côté du siège royal, un livre et un crayon à la main, me lance un regard réprobateur.
— Tu m'avais dit cinq minutes, chuchote-t-il, les dents serrées, alors que je m'échoue sur le siège de bois recouvert d'un tissu vert émeraude.
Je hausse les épaules.
— Cinq minutes, vingt minutes, ça ne veut plus rien dire lorsqu'on a l'éternité...
— Tu en parleras à tes sujets qui sont mortels, je ne suis pas certain qu'ils aient la même notion du temps que toi.
— Ce ne sont pas mes sujets, grogné-je entre mes dents.
— Tant que Satanaël reste introuvable, ce sont TES sujets, corrige-t-il sur un ton sans appel avant de se redresser et remettre son masque de parfait petit intendant sur son visage.
Les mâchoires serrées, je détourne mon attention sur l'assemblée qui se trouve devant moi. Deux rangées d'oni, les gardes du Palais, encadrent une file de démons de toutes les races. La plupart sont vêtus de fins habits de velours, mais d'autres détonnent comme un flocon noir sur neige. Leurs habits sont plus simples, faits de coton autrefois blanc. Leurs joues sont creusées et leurs regards ont perdu un certain éclat.
— Faites passer les paysans en premier, chuchoté-je à Yekun.
Son corps se fige et il tourne un visage ulcéré vers moi. Si ses yeux avaient pu sortir de sa tête, ils l'auraient fait.
— Ce n'est pas la procédure habituelle, les nobles d'abord et ensuite la plèbe.
— Je me fous de la procédure. Faites-les passer en premier.
Yekun secoue la tête.
— Non, c'est impossible.
— Ne viens-tu pas d'alléguer que tant que Satanaël reste introuvable, je suis le souverain ici ?
Il penche la tête avec un regard de reproche.
— Tu n'es pas là pour renverser la hiérarchie, tu es là pour entendre leurs doléances et trancher. Il te reste une heure. Si tu veux entendre tout le monde, tu ferais mieux de commencer.
Je grogne en guise de protestation puis fais signe au premier démon d'avancer.
S'en suit une interminable parade de bourgeois imbus d'eux-mêmes qui réclament plus de fêtes, plus de danse et me présentent leur progéniture dans l'espoir que Satanaël veuille bien les considérer comme concubine. Le problème et qu'il n'est pas là et que je sais pertinemment qu'il n'en a rien à foutre. La seule femme qu'il n'ait jamais considérée comme sa moitié et maintenant l'ennemie jurée du royaume : Lilith.
L'heure passe lentement, trop lentement. Malgré tout, Yekun finit par demander aux citoyens restants de revenir demain sans même que j'ai pu parler à un seul paysan. Seuls quelques nobles ont eu le droit de parole.
Je sors de la salle d'une humeur encore plus maussade, priant pour que Satanaël revienne dans les plus brefs délais. Il s'est volatilisé depuis plusieurs semaines déjà. Sept pour être plus précis. Sept pénibles semaines où j'ai dû, en tant que bras droit, prendre en charge le royaume.
Et croyez-moi, je ne suis pas fait pour ça.
Je m'apprête à gravir les escaliers qui mènent à ma chambre lorsqu'une voix m'interpelle.
— Votre majesté !
Les poils de mon épiderme se dressent, comme à chaque fois qu'on m'attribue ce titre. Je pivote sur mes talons, prêt à cracher mon venin. Je m'arrête aussitôt lorsque j'aperçois le regard terrorisé d'Anet, la gouvernante.
— Je... Je me demandais si vous pouviez jeter un coup d'œil au menu pour la réception de demain. Et Galian aimerait que vous approuviez le choix du thème.
— Que je quoi ?
Ma voix est beaucoup plus brusque que j'aurais voulu, mais j'en ai marre de toutes ces conneries. Mes troupes sont sur le terrain à protéger les portails vers Gaïa, les attaques de Lilith sont de plus en plus fréquentes et ce qu'on me demande est de régler le menu d'une réception inutile et choisir la nouvelle couleur du mois ? C'est du gros n'importe quoi !
— Barquiel !! hurlé-je sans contenir ma colère.
Anet sursaute et se fait encore plus petite. Une fraction de seconde plus tard, le veilleur apparaît à mes côtés. De toute évidence, il n'était plus sur le champ de bataille. Sa crinière blonde, fraichement lavée, est nouée en bun sur sa tête. Il arbore un tricot blanc à col roulé et son habituel trench coat noir. Un pantalon de toile de la même couleur et des bottes de cuir complètent sa tenue.
— Gadriel, me salue-t-il d'une voix posée.
— J'ai besoin que tu me trouves Stan. Maintenant !
Son regard me quitte pour se poser sur Anet, complètement terrorisée. Il revient ensuite sur moi.
— Je voulais justement m'entretenir avec toi à ce propos. Rejoins-moi à l'astrolabe.
Puis, sans plus de cérémonie, il s'évapore, me laissant seul avec la pauvre gouvernante qui tremble de peur. Une pointe de remords me monte à la gorge et je tente du mieux que je peux d'adoucir mon humeur.
— Je vous fais confiance pour le menu, Anet. Et passez le mot à Galian qu'il peut choisir le thème lui-même. Il s'y connaît plus que moi de toute façon.
— Tr-très bien majesté, bafouille-t-elle avant de plier l'échine et s'éclipser sans demander son reste.
Un long soupir s'échappe de mes poumons. Je rêve d'une bonne douche chaude. D'une soirée tranquille à lire précédée d'une baise rapide. Mais de toute évidence, ça devra attendre. Je ne supporte vraiment plus cette situation. Plus vite Satanaël revient, plus vite je pourrais retrouver ma routine et mon rôle auprès des armées de Shéol.
D'un claquement de doigts, je me téléporte dans l'astrolabe où Baraquiel est déjà penché sur ses cartes. L'endroit est comme d'habitude : à la fois rangé et bordélique dans une atmosphère feutrée. Des centaines de piles de papiers recouvrent les différentes étagères qui, appuyées sur les murs, encadrent une grande table de bois. Une gigantesque carte de Gaïa y est déroulée et les yeux de Baraquiel la parcourent malgré la faible lumière des chandelles. Les différents continents y évoluent en temps réel. Pour les yeux d'un simple déchu, ce n'est rien de plus qu'une carte. Cependant, je sais que Baraquiel y voit bien plus : l'essence de toutes les âmes qui parcourent Gaïa.
Les sourcils de Baraquiel se froncent, ce qui me donne espoir.
— Tu le vois ? demandé-je.
— Oui et non.
Un vague de frustration remonte en moi, comme chaque fois qu'il me répond de manière si vague. Du Baraquiel tout craché !
— Sois plus clair, grogné-je.
— Je vois des traces de sa magie, répond-il sans s'offusquer. Néanmoins, je ne vois pas la source de son essence.
L'espoir revient en moi à la vitesse d'un animal qui s'enfuit après une longue captivité. C'est le premier signe de vie que Satanaël nous donne depuis des mois !
— À quel endroit ?
— Au nord de l'Amérique. À l'endroit même où des démons ont réussi à se téléporter pendant la bataille.
— Combien ont réussi à franchir les portails ?
— Trois simiots et une sirène.
Une série de jurons sortent de ma bouche. Les simiots ne sont pas si difficiles à éliminer. Ces petits démons semblables à des singes agissent comme des bêtes sans cervelle. Pour les sirènes, c'est une autre paire de manches. Elles sont plus prudentes et utilisent leur pouvoir de séduction pour faire le sale boulot à leur place. Des équipes devront être déployées pour régler ce léger problème de débordement. Le plus vite sera le mieux, avant que des humains ne soient attaqués ou pire, que les anges débarquent pour nous faire la morale.
Soudain, une idée me traverse l'esprit.
— Satanaël a dû utiliser sa magie pour les neutraliser, m'exclamé-je d'un ton presque enjoué. D'où les traces de magie que tu détectes.
Je frotte mes mains ensemble, un sourire satisfait aux lèvres.
Ta première erreur depuis des mois, mon ami.
S'il pense que je vais laisser passer cette chance de le ramener à Shéol, c'est mal me connaître.
— Trouve-moi le prochain portail le plus proche de cet endroit. Je me charge de le ramener à Shéol.
Baraquiel ne peut s'empêcher de sourciller, lui qui ne semble jamais étonné.
— Vraiment ? Et qui va diriger le royaume pendant ton absence ? Je te rappelle qu'en l'absence de Stan, c'est toi qui en es responsable.
— Merci pour le cours de hiérarchie, ironisé-je. Figure-toi que chaque seconde qui passe me rappelle cruellement tout ce que tu viens de dire.
Je secoue l'air de ma main et ajoute :
— Le royaume se portera très bien sans moi. Tu t'occuperas des armées et si des nobles veulent à tout prix savoir quoi porter pour le bal, Yekun se fera un plaisir de leur répondre.
Baraquiel pince les lèvres puis finit par soulever les épaules.
— Comme tu veux, répond-il de son ton désintéressé habituel.
Parfois, j'aimerai avoir le même détachement que lui. Les émotions viennent et passent chez lui comme si elles ne l'affectaient jamais. Ce qui n'est pas toujours mon cas. Avec le temps, j'ai appris à me contrôler, mais mon passé revient plus souvent qu'autrement me hanter. J'aimerais l'effacer d'un claquement de doigts, mais mes pouvoirs ne fonctionnent pas ainsi. Ces remords, je dois les porter pour toute l'éternité. C'est ma punition pour le carnage que j'ai causé sur Gaïa.
Pendant que je tente de refouler encore une fois les regrets qui remontent à la surface, Baraquiel calcule en quelques minutes l'heure et l'endroit du prochain portail pour Gaïa. Je réalise soudain que cela fait des années, sinon des siècles, que je n'ai pas mis les pieds là-bas, et j'ai bien l'intention d'y rester le moins longtemps possible. Je débarque, retrouve Satanaël, élimine les vermines si Stan ne l'a pas déjà fait et ramène mon putain de souverain sur son trône.
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