Chapitre 9: Culpabilité

Émilie

Sans faire de bruit, j'entre dans la chambre d'hôpital qu'on m'a indiquée à l'accueil. J'aperçois Olivier dans un lit. Sa tête est tournée vers la fenêtre de sorte qu'il ne voit pas arriver, mais une fois à sa hauteur, il sent une présence à ses côtés et pivote le visage vers moi. Mon cœur se serre dans ma poitrine dès que je découvre ses traits. Un bandage recouvre une partie de son crâne et son œil droit est pourpre et enflé. Il semble incapable de l'ouvrir.

Je ne peux retenir ma stupeur et porte ma main à ma bouche.

— Oh mon dieu Oliver ! Je suis tellement désolée !!

— Émilie, prononce-t-il d'une voix enrouée. Je suis contente de te voir.

Il sourit faiblement puis grimace de douleur.

— J'aurais dû venir avant, m'excusé-je. Comment vas-tu ? As-tu mal quelque part ? Est-ce que les médecins t'ont dit si tu pourras sortir bientôt ?

— Trop de questions, me répond-il un demi-sourire sur les lèvres.

— Désolée...

Il balaie l'air de sa main, signe qu'il blaguait.

— Je vais bien. Les médecins voulaient me garder sous surveillance pour la nuit, mais je vais avoir mon congé cet après-midi. J'ai juste un mal de tête de la mort et je ne parviens pas à aligner deux pensées.

Il me sourit encore une fois pour me rassurer, mais c'est peine perdue. Un silence s'installe entre nous. Je ne trouve pas les mots et me sens horriblement responsable de ce qui lui arrive.

— Toi, est-ce que ça va ? me demande Olivier.

Je hoche la tête, incapable de parler tant ma gorge est obstruée par cette boule de culpabilité.

— Miranda m'a dit que c'est un client qui s'est chargé de ces bandits ?

— Oui, c'est vrai.

— J'aimerais bien le remercier. Savoir que tu vas bien m'aide à passer à travers mon mal de tête.

Ses yeux brillent de douceur et d'une autre lueur qui me met mal à l'aise. Je sais depuis un certain moment qu'Olivier aimerait bien que notre relation dépasse le stade de simple collègue de travail. Il a toujours été respectueux et ne m'a jamais directement avoué ses sentiments, même si j'ai refusé ses invitations à prendre un verre à plusieurs reprises. Il n'a jamais été déplacé et c'est ce que j'apprécie le plus chez lui. Je n'ai malheureusement pas de temps pour un homme dans ma vie avec Mickaël et mon travail. Je n'ai pas non plus l'envie de faire confiance à une autre personne que moi-même.

Devant mon silence, Oliver me sourit tristement, comme s'il comprenait encore une fois mon refus de devenir plus qu'une amie.

L'idée de lui dire que ce fameux client est dans les parages me traverse l'esprit, mais cela impliquerait de longues explications pénibles quant au fait qu'il a passé la nuit chez moi. Je préfère éviter.

— Est-ce que Miranda a trouvé quelqu'un pour me remplacer, demande Oliver qui me sort de mes pensées.

Je réalise au même moment qu'il a fermé les yeux.

— Oui, ne t'inquiète pas. Repose-toi et prends le temps de te remettre de tout ça.

Il hoche la tête faiblement.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-moi signe.

— Merci. Ma sœur vient me chercher tout à l'heure, alors tout va bien, ne t'inquiète pas. Dans quelques jours, je devrais être de retour dans les cuisines à te taquiner.

Ses paupières toujours closes, il m'offre un léger sourire qui se veut rassurant.

Je prends sa main et la serre pour qu'il comprenne combien je suis désolée. Jamais il n'aurait dû se trouver mêlé à tout ça. Comme ses yeux sont toujours fermés, je comprends qu'il a besoin de se reposer et je me retire, cette fichue boule de remords encore dans la gorge.

Lorsque je sors de la chambre, mes yeux cherchent inconsciemment Gadriel. Je ne le vois nulle part. Je devrais être soulagée de constater qu'il est enfin sorti de ma vie, mais ce n'est pas tout à fait ce que je ressens. L'angoisse qui niche dans mon ventre depuis qu'il est entré dans ma vie ne s'atténue pas et je réalise que Gadriel n'en était peut-être pas la cause. J'ai la désagréable sensation que quelque chose de grave plane au-dessus de ma tête, un peu comme lorsque le vent se lève avant un orage et j'ai maintenant l'intime conviction que Gadriel n'était pas celui qui annonçait la tempête.

— Tout va bien, madame ?

Une infirmière qui passait par là me ramène à la réalité. Je réalise que je suis plantée en plein milieu du couloir, les yeux dans le vide depuis je ne sais combien de temps.

— Oui, tout va bien, la rassuré-je.

Je la remercie d'un faible sourire puis pivote afin de rejoindre l'ascenseur. Une fois à l'extérieur de l'hôpital, j'emprunte le boulevard principal et parcours les trois kilomètres qui me séparent de mon travail.

Comme nous nous étions entendus, Miranda m'affecte à la plonge pour la journée pendant qu'elle effectue seule le service aux tables. Je tente de ne pas ressasser les événements des derniers jours et me concentre sur ma tâche. Ramasser les tables, remplir et vider le lave-vaisselle industriel. Rien de très palpitant, au moins l'avant-midi et une partie de l'après-midi passent rapidement.

Alors que je m'apprête à laver à la main quelques chaudrons, Miranda débarque dans la cuisine et m'annonce que j'ai de la visite. Je regarde l'horloge accrochée au mur et réalise qu'il est déjà 16 h 30. C'est sans doute Julie avec Mickaël. Chaque vendredi, Julie l'amène au restaurant après l'école pour souligner le début du weekend. Il commande à chaque fois des croquettes de poulet avec des frites et Miranda, qui l'a vu grandir, lui offre toujours un dessert de son choix gratuitement.

J'enlève mes gants de vaisselle, essuie mon front et quitte mon poste pour aller les saluer. Une fois dans la salle à manger, mes yeux se posent sur la petite silhouette de mon fils assis à la banquette en face de Julie. Il a la tête baissée, l'air concentré sur le dessin qu'il gribouille sur un papier qui lui sert à la fois de napperon et de menu. Mon cœur se réchauffe aussitôt comme à chaque fois. Il est si pur, si innocent. J'aimerais pouvoir le protéger de tous les tracas de sa vie à venir. Le garder ainsi, à cet âge, où son seul souci est de choisir entre le gâteau au chocolat ou à la vanille.

Sans plus attendre, je les rejoins.

— Salut fripouille, lancé-je en ébouriffant les cheveux de mon fils. Tu as passé une belle journée ?

Mickaël proteste, dégage ma main de ses cheveux puis hoche la tête sans même me porter réellement attention.

— Et toi ? me demande Julie, un sourire espiègle sur les lèvres. Tu as passé une belle matinée avec ton invité ?

Je secoue la tête en levant les yeux au ciel, parfaitement consciente du double sens de sa question. J'ouvre la bouche pour démentir ses insinuations, mais elle m'interrompt aussitôt.

— En parlant du loup...

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je me retourne pour suivre le regard de Julie. J'aperçois à l'entrée du restaurant une silhouette imposante qui m'est maintenant familière.

Il balaie la salle à manger du regard et ses yeux se percutent les miens. Mon corps se tend. Une chaleur improbable s'invite dans mon ventre. Ses yeux s'attardent un moment sur moi puis il remarque mon fils et mon amie à mes côtés. Alors qu'il semble vouloir tourner les talons et décamper, Julie s'égosille à mes côtés :

— Hey Gadriel ! Viens t'asseoir avec nous !

Tous les clients du restaurant tournent la tête dans notre direction. Gadriel se crispe, grimace légèrement puis revient vers nous. Une fois à notre hauteur il salue poliment Julie et Mickaël puis se tourne vers moi. C'est à ce moment que je remarque son état général. Ses cheveux dorés, attachés ce matin, sont en broussaille. Une ecchymose zèbre sa joue gauche, sa veste et son jean sont maculés de boue et sa droite manche est déchirée à certains endroits.

— Ouais ! On dirait que tu as passé une grosse journée, lance mon amie alors que les mots me manquent.

— En effet, répondit-il de sa voix grave.

Puis devant un silence malaisant, il ajoute :

— Je suis seulement venu manger un peu avant de repartir.

— Tu peux manger avec nous si tu veux, propose Mickaël qui a enfin lâché son dessin des yeux.

Mon fils lui offre son plus beau sourire édenté et se décale vers la gauche pour lui faire de la place sur la banquette.

Gadriel jette un regard hésitant vers moi. Je hoche la tête et esquisse un léger sourire. Même si mes sentiments sont confus en ce moment, c'est-à-dire qu'ils alternent entre l'angoisse, la colère et la stupéfaction, je ne peux m'opposer à sa présence ici dans un lieu public. Ni au fait que Mickaël et Julie semblent vouloir sa compagnie.

Contrairement à moi.

Du moins, je crois.

— Tu t'assois quelques instants avec nous, Émilie ? demande Julie, non sans relever ses sourcils à deux reprises de manière peu subtile.

— Je ne sais pas, ma pause est presque finie alors...

— Alors passe tes dernières minutes avec nous, insiste-t-elle. J'ai des potins pour toi !

Elle tire sur ma manche pour me forcer à m'asseoir avec eux.

J'atterris sans grâce sur la banquette et mes genoux effleurent ceux de Gadriel en face de moi. Un courant électrique parcourt tout mon corps.

Mon regard croise celui de Gadriel.

L'a-t-il senti lui aussi ?

Une lueur étrange brille au fond de ses prunelles et pour une raison que j'ignore, aucun de nous deux ne réajuste notre position afin de séparer nos deux genoux.

— C'est quoi des potins ? demande Mickaël pendant que Gadriel détache sa veste pour la retirer.

Je ramène mon attention vers mon fils.

— Ce sont des rumeurs qui se promènent d'une personne à l'autre. Des choses que l'on a entendues et qu'on raconte aux autres, lui expliqué-je.

— Ah ! C'est comme Bastien qui m'a raconté que monsieur André à l'école sera absent toute la semaine ?

— Monsieur André, ton enseignant ?

— Oui, il semblait triste dans les derniers jours, alors je lui ai donné un câlin hier avant de partir. Mais aujourd'hui, il doit être encore triste, car il était absent et c'est là que Bastien m'a dit qu'il ne reviendrait pas avant plusieurs jours.

Je fronce les sourcils, étonnée que l'école ne m'ait pas avisé du changement d'enseignant.

— C'est exactement ça un potin, ajoute Julie pendant que mon attention revient sur Gadriel ou plutôt sur son avant-bras qu'il vient de glisser hors de sa veste.

La stupéfaction m'envahit lorsque je constate qu'il est couvert de lacération !

Cinq pour être plus précise. Du sang séché les recouvre et la peau autour des plaies est rouge et enflée, signe d'infection. Je lève un regard surpris vers lui alors que ses yeux croisent les miens. L'arête de sa mâchoire se contracte puis il se ravise en enfilant à nouveau sa veste sans personne ne s'aperçoive de quoi que ce soit.

— Le père de Maddie dans mon cours d'écriture est policier, continue Julie. Elle m'a raconté qu'hier soir, son père a été appelé pour une agression au parc Notre-Dame. L'homme aurait été attaqué par une bête sauvage ! Un loup selon Maddie !

— Un loup ? reprend Mickaël. Il y a des loups ici ?

— Apparemment ! renchérit Julie.

— Je ne crois pas mon ange, le rassuré-je.

Puis mon cœur s'arrête. La vérité me percute. Une autre attaque. Une bête sauvage. Des lacérations sur la peau de Gadriel et sa visite à l'hôpital à un certain monsieur Turcotte. André Turcotte. Le professeur de mon fils.

— Émilie, la vaisselle s'empile. Tu peux retourner à ton poste s'il te plaît ?

La voix de Miranda me parvient étouffée par le bourdonnement dans mes oreilles. La peur me prend aux tripes, cette peur qui nous paralyse et nous fait voir le pire. Une peur qu'aucune mère ne désire ressentir, celle qui menace la vie offerte à un autre être humain. Mickaël, mon fils, est peut-être en danger.

Mon regard croise celui de Gadriel. Il fronce les sourcils. L'inquiétude se creuse sur son visage tandis qu'il m'observe.

— J'arrive, m'entends-je répondre à Miranda avant de me lever, traverser la salle à manger et la cuisine jusqu'aux toilettes des employés. 

Puis je vomis dans l'évier.  

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