Chapitre 6: Le petit homme

Gadriel

Mais qu'est-ce que je fous ici ?

Me voilà assis sur un canapé d'une qualité douteuse et qui a sans doute plus d'un quart de siècle derrière la cravate. Je sens ses ressorts sous mon cul et même s'il semble passablement propre, sa couleur brune ne m'inspire pas confiance. C'est la meilleure couleur pour camoufler des taches suspectes. D'ailleurs, tout autour de moi transpire le vieux : la pièce est étroite, le plafond bas et les murs abîmés. Même si, de toute évidence, Émilie a mis beaucoup d'effort pour faire en sorte que ça ne paraisse pas trop. Les murs peints en jaune poussin aident à rendre la pièce plus enjouée. C'est à la fois un salon, une entrée et une salle à manger. Bref, un peu de n'importe quoi. J'aperçois une cuisine sur ma gauche et je compte deux chambres. Peut-être trois. Les rideaux turquoise cachent tant bien que mal les châssis de bois pourris qui laissent passer les courants d'air et quelques plantes et cadres placés ici et là dissimulent sans doute d'autres imperfections. De plus, je suis certain que tous les meubles ici sont de seconde main ; ils sont tous dépareillés. Bref, la petite serveuse ne croule pas sous l'or, c'est une évidence. Tout le contraire d'une potentielle maîtresse de Stan. Il aime le luxe et jamais il n'aurait accepté qu'une de ses conquêtes vive ici.

Pour ma part, je suis juste heureux d'éviter une autre nuit dehors à me les geler. Même si le canapé s'annonce inconfortable (à peine moins que le sol), j'ai un toit, des couvertures et potentiellement à manger demain matin. Beaucoup plus que ce que j'ai déjà connu par le passé.

D'ailleurs, la fatigue me gagne. Je retire mon chandail pour dormir et m'apprête à faire de même avec mon pantalon quand j'entends une porte claquer derrière moi.

Surpris, je pivote, mais la pièce est vide. La porte de la salle de bain est toutefois ouverte, signe qu'Émilie n'y est plus. Est-ce que j'avais une petite espionne ? Un sourire me monte aux lèvres à cette idée. Je l'ai surprise plusieurs fois à rougir ce soir et j'avoue que ça m'a plu. Sa pudeur est rafraichissante. Ce ne sont pas les succubes de Shéol qui rougiraient ainsi ! J'opte pour garder mon pantalon, question de ne pas trop l'embarrasser davantage demain si elle se lève avant moi.

Une fois ma ceinture rattachée, j'installe ma carcasse du mieux que je peux dans ce minuscule canapé. L'idée de dormir directement sur le plancher me passe par la tête, mais je finis par trouver une position presque confortable.

Alors que j'aspire à m'endormir le plus vite possible, mes idées vagabondent vers la prochaine étape. Il n'y a aucune trace de Stan dans l'appartement et la jeune serveuse affirme ne pas le connaître. Elle nie aussi avoir rencontré un individu qui correspond à sa description.

Est-ce que je peux me fier à ses paroles ? Aucune idée. Elle a forcément dû le croiser. Qu'est-ce qui expliquerait son aura partout sur elle sinon ? Peut-être bien que les plumés d'Éden lui ont effacé la mémoire ? C'est une possibilité. Surtout si Stan a utilisé sa magie sur elle.

C'est d'ailleurs pour cette raison que je ne lui ai pas avoué la vérité. Uriel et ses petits copains auraient tôt de fait de débarquer s'ils apprenaient qu'une humaine connaissait ma vraie nature. Cette histoire qu'elle m'a sortie, celle du flic sous couverture, est parfaite. Je n'aurais pas trouvé mieux ! Elle est moins méfiante ainsi et ça m'arrange. Ça me permet d'avoir un toit sur la tête le temps que je mette cette affaire au clair et peut-être même de quoi remplir mon estomac malmené depuis mon arrivée. Putain que je déteste avoir faim. C'est la pire sensation dans cette dimension. Vivement mon retour à Shéol afin de ne plus ressentir ce supplice.

D'ailleurs, je ferais mieux de changer mon angle d'approche. Suivre la petite serveuse ne mène nulle part jusqu'à maintenant à part me baratiner des crétins qui ne savent pas se battre. Il y a un lien entre elle et Stan, c'est indéniable. Sinon pourquoi des sbires de Lilith s'en seraient-ils pris à elle ? Baraquiel a parlé de créatures qui ont réussi à franchir les portails, dont une sirène, experte dans l'art de contrôler les esprits. Je ne serais pas surpris d'apprendre que ces abrutis qui ont attaqué la petite brunette sont sous son charme. Si j'arrive à trouver cette la sirène, je la bâillonne et lui enlève une à une ses écailles jusqu'à ce qu'elle m'explique la raison de sa présence ici puis la retourne à Shéol à renfort de grands coups de pied dans le cul. Je m'assure ainsi par le fait même que la petite serveuse reste en sécurité.

En temps normal, je m'en ficherais. Rares sont les fois où je me suis préoccupé du sort d'un humain. À une certaine époque, je me foutais même de savoir si je leur faisais du tort. Cependant, elle m'a quand même offert à manger, elle a soigné ma blessure, même si c'était inutile, et ce soir elle m'offre un logis bien malgré elle. Parce que oui, je vois bien qu'elle n'avait aucune envie de m'héberger. Ça ou être torturée, je crois qu'elle aurait préféré la deuxième option. Mais qu'elle le veuille ou non, elle est ma seule piste pour l'instant, alors elle devra se coltiner ma présence pendant quelque temps encore.

Pendant que mes pensées défilent dans ma tête, je sens peu à peu mon corps se détacher de mon esprit pour sombrer dans le sommeil. C'est une sensation que j'ai toujours détestée, comme toutes les fois où je perds le contrôle, mais mon enveloppe corporelle a besoin de repos dans cette dimension et je dois me résoudre à lui obéir.

***

C'est la sensation d'une présence à mes côtés qui me tire de mon sommeil le lendemain. J'ouvre les paupières, les sens aux aguets.

Mais qu'est-ce que.. ?

Un humain, version miniature, est planté devant moi. Ses pupilles sombres me scrutent avec attention. Une désagréable sensation de déjà-vu me prend aux tripes.

— Tu es assis à ma place, me lance-t-il d'un air sérieux.

— Pardon ?

Il reste là, à me fixer un long moment, puis ajoute :

— Tu peux te tasser ?

— Euh... oui. J'imagine, grommelé-je.

Je me redresse sans prendre le temps de m'étirer et libère le coin gauche du canapé.

Le petit humain se glisse à mes côtés, saisit la télécommande qui traîne sur la table d'appoint et ouvre la télévision.

Avant même que je ne réalise ce qui vient de se passer, je me retrouve à regarder un dessin animé où une femme hystérique chante à tue-tête sa libération.

Bref, une vraie torture.

— Tu aimes la magie ? me demande soudain le petit sans même quitter l'écran des yeux.

Il semble si concentré que je me demande même s'il s'adresse à moi.

— Euh... ouai.

— Pas moi.

Je tourne mon visage vers lui, surpris.

— Ah oui ? Et pourquoi ?

Le garçon daigne quitter l'écran des yeux pour me regarder.

— Parce que je ne sais pas comment la contrôler.

Sa réponse me déstabilise. Mais pas autant que l'impression de déjà-vu qui m'assaille de nouveau.

Le gamin retourne à son émission tandis que je le scrute sans gêne. Ces joues hautes, ce nez retroussé et ces lèvres asymétriques... C'est le portrait craché de sa mère. Si l'on ne tient pas compte de sa tignasse ébène et de ses yeux bruns aux paillettes acajou.

— Mon ange ! Tout va bien ?! s'écrit une voix derrière nous.

Mon corps se crispe.

Mon ange ?!

Je me retourne et découvre Émilie debout dans l'encadrement de sa porte. Sa mine encore barbouillée de sommeil affiche de l'inquiétude et je réalise vite qu'elle ne s'adresse pas à moi, mais au petit humain qui s'est retourné au même moment.

— Le monsieur à côté de toi ne t'a pas touché ? demande-t-elle d'une voix trouble.

— Non, maman.

Le garçon retourne son attention sur l'écran, mais moi je la garde sur elle.

— Pourquoi je l'aurais touché ? répliqué-je sèchement.

Elle me prend pour qui ? Un détraqué ? Bon j'ai pété la gueule à trois mecs devant elle en moins de 24 heures, mais de là à croire que je ferais du mal à un enfant... ?

Une ombre fugace passe dans son regard. Elle se mord les lèvres puis secoue la tête. Cette non-réponse ne me suffit pas. Je saute sur mes pieds, contourne le canapé et agrippe son bras pour qu'elle me suive à l'intérieur de sa chambre.

En refermant la porte, je me fige, déstabilisé par le décor qui s'offre à moi : des murs vert lime couverts de calques de dinosaures, un plafond parsemé d'étoiles multicolores et un joyeux bordel de jouets de toute sorte. Ce n'est pas sa chambre. C'est celle du garçon.

— Mais qu'est-ce qui te prend de m'enfermer ici ! proteste Émilie, les bras croisés sur sa poitrine.

Je m'apprête à répliquer lorsque je surprends son regard qui s'attarde sur mon torse dévêtu. L'adorable couleur qui apparaît sur ses joues fait disparaître toute trace de colère de son visage. Ses cheveux sont ébouriffés et j'aperçois une mèche grise sur sa tempe parmi le brun de sa tignasse. Je l'aurais trouvé magnifique en ce moment, au naturel, si ce ne fut de son horrible pyjama mauve à motif de licorne et d'arc-en-ciel.

Je n'ai jamais rien vu d'aussi laid !

Tellement laid que je réalise seulement maintenant qu'elle n'a plus aucune trace de l'aura de Stan sur sa silhouette. Elle s'est évaporée, comme le font toutes traces de magie après quelque temps. C'est signe qu'elle ne l'a pas revu ou croisé depuis au moins quarante-huit heures.

Émilie s'écarte d'un pas vers l'arrière, ce qui me ramène à la réalité. Elle me fixe d'un air impatient, attendant toujours une explication à mon comportement.

— Le petit humain, c'est ton fils ?

Ses sourcils se relèvent de surprise.

— Oui, c'est mon fils.

— Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu avais un enfant ?

— Parce que ça ne te regarde pas !

Elle a raison, mais cette découverte me déstabilise. Elle doit avoir quoi, vingt ans ? Peut-être vingt-cinq au maximum ? L'enfant n'est pas un poupon, ce qui signifie qu'elle l'a eu très jeune. Et si le sort de la brunette caractérielle m'importe peu, celui de l'enfant m'inquiète. Pour une raison que j'ignore, Lilith en a après elle. Je ne peux me permettre d'avoir un orphelin sur la conscience.

En plus de tout le reste...

— Est-ce que son père vit avec toi ?

Question de savoir combien de personnes je dois protéger...

Son visage s'assombrit. Elle détourne le regard.

— Non, il ne vit pas ici et je ne l'ai pas revu depuis des années.

— Pourquoi ? laissé-je échapper sans trop réfléchir.

Elle ouvre la bouche, puis se ravise. Je peux voir mille et une émotions naviguer dans ses prunelles en l'espace de quelques secondes. Je me maudis moi-même d'avoir posé cette question.

Puis, soudain, elle explose :

— Mais pourquoi me poses-tu toutes ses questions ?! Ça ne te regarde pas ! On ne se connait même pas !

Un grognement m'échappe. Putain qu'elle est pénible ! Même si elle a raison. Je passe une main sur mon visage puis inspire pour me calmer.

— Écoute..., je suis désolé, reprends-je d'un ton conciliant même si j'ai juste envie de la planter là et la laisser s'arranger avec la menace qui plane au-dessus d'elle. Je te pose ces questions, car j'ai besoin de savoir combien de personnes je dois proté...

Je m'arrête aussitôt de parler, réalisant qu'elle me fixe d'un drôle d'air.

En une microseconde, elle franchit l'espace qui nous sépare. Son corps se plante devant moi et sur la pointe des pieds, elle approche son visage du mien. Ses prunelles grises scrutent mon front avec attention, ses petites lèvres pincées dans une moue adorable.

Mon souffle se coupe.

Et puis, sans crier gare, elle arrache les bandelettes adhésives près de mon œil.

— Aieee !! braillé-je comme un gamin.

Je porte la main à mon sourcil sans doute épilé dans sa totalité.

La douleur est cuisante, insupportable pour une personne qui n'a pas senti cette douleur depuis des siècles. Je ne peux réprimer un sursaut de colère :

— Bordel, qu'est-ce qui te prend ?!

Émilie attrape ma paume et l'écarte aussitôt.

— Ta plaie ! Elle a disparu ! s'exclame-t-elle, incrédule. Il n'y a plus aucune trace de ta blessure !

Eh merde...

— Je cicatrise vite, éludé-je.

Encore une fois, sans m'avertir, elle plaque ses petites mains sur mon torse et m'oblige à pivoter sur le côté. Une vague de chaleur bienfaitrice se propage sur ma peau alors qu'elle palpe mon flanc droit avec ses doigts. Malgré moi, je ferme les yeux pour profiter de cet échange d'énergie involontaire de sa part. Je n'ai pas ressenti ce genre de bien-être depuis mon arrivée dans cette dimension et ça fait foutrement du bien.

— Hier soir... tu avais des bleues ici, souffle-t-elle en tapotant ma peau. Et, maintenant, plus rien !

Ses mains glissent lentement sur mon épiderme en direction de mon dos puis remontent vers mes omoplates. Je pivote et l'arrête avant qu'elle n'atteigne mes points névralgiques où mes ailes devraient être. J'enserre ses poignets avec douceur et secoue la tête pour lui signifier que c'est une ligne à ne pas franchir.

Elle abaisse le regard, confuse, puis s'écarte.

Un silence inconfortable s'installe avant qu'elle ne reprenne la parole dans un murmure à peine audible :

— Personne ne cicatrise à cette vitesse...

Je cherche désespérément une excuse à lui balancer, mais une voix derrière la porte me sauve cette peine.

— Maman ?

L'appel de son fils ramène Émilie à la réalité. Elle me lance un regard d'avertissement du genre « tu ne t'en sortiras pas ainsi, on en reparle plus tard » et me contourne pour quitter la pièce. Sa douce odeur de poire suit son sillage et caresse mes narines. Un parfum singulier et délicat qui attise encore une fois mes sens. Mais qui sent aussi bon en sortant du lit ? Et avec un pyjama aussi affreux ? Je serre les mâchoires et emboite le pas derrière mon hôte. Sitôt sortie de la chambre, cette dernière disparaît dans une autre pièce adjacente à la salle de bain. Pour ma part, j'attrape un chandail à l'aveugle dans mon sac près du canapé et l'enfile.

À peine une minute plus tard, Émilie ressort de la chambre, son horrible pyjama en moins. Un jean skinny et un t-shirt noir ajusté à ses jolies courbes le remplacent. Un lion de feu imprimé sur son chandail attire mes yeux sur sa poitrine. Elle le remarque, croise les bras et me jette un regard noir comme le charbon.

Je lève les yeux au ciel et retourne à mon canapé à côté du gamin toujours absorbé par son émission. J'entreprends de ramasser mes affaires et en profite pour faire l'inventaire un peu plus exhaustif du sac de secours qu'Asbeel m'a refilé.

Pendant ce temps, j'entends Émilie qui s'active dans la cuisine. Je n'ose pas la regarder, des plans pour qu'elle me saute à la gorge à la moindre incartade. Je ne sais pas si, dans ce nouveau siècle, toutes les humaines sont aussi promptes qu'elle, mais on est loin des poupées immobiles que j'ai croisées à mon dernier séjour sur Éden, il y a plus de trois cents ans. À cette époque, les femmes n'étaient bonnes qu'à sourire sagement et obéir à leur mari, sous peine d'être jugées ou même punies physiquement. Peut-être que les choses ont bel et bien évolué pour le mieux telles qu'Asbeel le prétend. Ou peut-être que la brunette est dans une classe à part. Tout ce que j'en sais, c'est que maintenant qu'elle n'a plus l'aura de Stan sur elle, les créatures qui ont traversé le portail devraient la laisser tranquille. Me reste plus qu'à les retrouver et les neutraliser afin qu'ils n'attirent pas davantage l'attention. Avec un peu de chance, je pourrais retourner chez nous avant la fin de la journée. Tant pis pour Stan, il ne vaut pas le calvaire que je dois endurer en restant dans cette dimension. J'ignore ce qui est pire : le froid, la faim ou la tigresse qui bardasse dans la cuisine.

— Je prépare le déjeuner pour mon fils, tu veux quelque chose à manger ? lance cette dernière d'où elle est.

À son ton, je comprends très bien qu'elle demande pour la forme. Et pour une raison que j'ignore, ça m'incite à accepter son offre.

— Oui, je veux bien, dis-je en tournant mon regard vers la cuisine.

Elle soupire et plonge la tête dans le frigo.

— Tu veux manger quoi ?

Je hausse les épaules.

— La même chose que ton fils j'imagine.

Je l'entends réprimer un gloussement lorsqu'elle sort du frigo et ramène son attention sur moi. Je surprends une lueur de malice dans son regard qui ne me dit rien qui vaille. Je jette un coup d'œil au petit toujours devant la télévision puis vais la rejoindre dans la pièce adjacente au salon. La cuisine est petite, mais bien rangée. Un petit îlot à déjeuner fait office de séparation entre les deux pièces. Sur une étagère, près du frigo, se trouvent des petites figurines semblables à des bibelots. En les examinant davantage, je réalise qu'elles représentent pour la plupart des guerriers. Une en particulier attire assez mon attention pour que je m'en approche et l'examine davantage. Elle représente un homme aux cheveux argentés, vêtu d'une redingote noire. Il tient un odachi dans ses mains, une épée traditionnelle japonaise datant du début du siècle dernier. Mais ce qui me frappe le plus est l'unique aile noire dans son dos.

— Qui est-ce ? demandé-je en pointant la figurine du doigt.

Émilie lève la tête de sa préparation pour regarder dans ma direction.

— Lui ? C'est Séphiroth, un personnage de jeu vidéo.

— Pourquoi n'a-t-il qu'une aile et non deux ?

— Séphiroth est une fusion entre Jenova, un être puissant venu de l'espace, et un humain, explique-t-elle tout en tartinant des tranches de pain dans une assiette. L'aile noire fait référence à cette fusion ainsi qu'à la mélodie « One wing Angel » qui accompagne l'affrontement final entre lui et les héros du jeu.

— Et c'est quoi un jeu vidéo ?

Émilie suspend ses gestes et se tournent vers moi les sourcils relevés.

— Tu te fous de moi ?

Je secoue la tête.

— Tu ne connais pas les jeux vidéo ?! Tu sors d'où, une caverne ?

Pas tout à fait...

Est-ce que tu es mon père ? demande soudain une petite voix à mes côtés.

Je tourne la tête et aperçois le petit homme qui, tel un ninja, a quitté le salon pour s'installer à l'îlot.

Un bruit de couteau qui tombe par terre retentit, suivi d'un juron étouffé. Je quitte le petit humain des yeux pour les poser sur Émilie, les joues en feu, en train d'essuyer les traces de beurre d'arachides au sol. Je m'accroupis en face d'elle pour l'aider. Ma main frôle la sienne lorsque nous voulons tous les deux ramasser le couteau. Nos regards se croisent. Sa poitrine se soulève. Elle se redresse aussitôt et se détourne de moi. En me dépliant, je ramène mon attention vers le garçon qui attend toujours une réponse.

— Non, je ne suis pas ton père.

Le gamin lève un sourcil, parcourt ma silhouette du regard puis retourne ses prunelles acajou vers sa mère.

— J'ai faim ! déclare-t-il aussi soudainement qu'il est apparu.

— Ça vient, ça vient mon petit bonhomme, répond Émilie alors qu'elle sort un nouveau couteau à beurre.

Une minute plus tard, elle dépose une assiette devant son fils et une autre juste à côté. Je m'approche et constate qu'elle m'a pris au mot. Devant moi, un visage de clown est formé à l'aide de deux raisins pour les yeux, une tartine pliée en deux pour le nez et un quartier de pomme qui fait office de bouche. Je croise le regard amusé d'Émilie et je ne peux faire autrement que de lui rendre son sourire. Bon joueur, je m'assieds aux côtés du petit humain et déguste ce chef-d'œuvre de la gastronomie sans rouspéter.

Émilie nous rejoint avec une tasse café dans les mains.

— Dépêche-toi de terminer ton déjeuner, mon ange, ordonne-t-elle.

Mon corps se fige et ma tête se lève en même temps que celle du petit.

— Oui, maman, répond ce dernier alors que je réalise qu'encore une fois, elle ne s'adressait pas à moi.

Ce qui ne passe pas inaperçu à voir le regard au sourcil froncé qu'Émilie envoie dans ma direction. Je replonge mon nez dans mon assiette comme si de rien n'était. Quelle idée de donner ce genre de surnom à un enfant de toute façon !

Trois bouchées plus tard, le gamin saute en bas de son tabouret. Il attrape son manteau et son sac d'école dans l'entrée puis s'apprête à sortir.

— Un instant, monsieur, tu n'oublies pas quelque chose ? l'arrête Émilie.

— Noooon, nargue le garçon de manière innocente.

— Brossage de dents...

— C'est inutile maman !

— C'est très utile si tu ne veux pas que mon budget jouet aille tout droit dans le budget dentiste.

Le petit lève les yeux au ciel exactement comme j'ai déjà vu sa mère faire à quelques reprises et file comme une flèche à la salle de bain.

— Je vais marcher avec lui jusqu'à l'arrêt d'autobus, m'annonce Émilie en mettant son manteau. Je reviens dans quelques minutes.

Elle me parcourt ensuite du regard, fronce du nez et ajoute :

— Si tu veux prendre une douche, il y a des serviettes dans l'armoire de la salle de bain.

J'ai compris le message, pensé-je en hochant la tête, un sourire aux lèvres.

Un foutu sourire aux lèvres, devrais-je dire ! Depuis quand je souris comme un idiot ? Une grimace efface mon sourire puis je suis les conseils d'Émilie et saute dans la douche dès qu'elle sort avec le petit. Très vite, la salle de bain est complètement envahie par la buée et je pousse un soupir d'aise. L'eau brûlante caresse ma peau et apaise un peu mon mal du pays. La minuscule douche n'est rien si je la compare à celle de mes appartements, pourtant j'y reste un long moment afin de détendre mes muscles et me remette les idées en place. Les deux dernières journées furent éprouvantes à plusieurs niveaux et il est grand temps que je retrouve ces bestioles et les retourne à Shéol. La perspective de régner encore quelque temps sur le royaume en attendant le retour de Stan me paraît soudain moins horrible que de prolonger mon séjour dans cette dimension avec ce corps qui, comme une prison, me torture à chaque minute qui passe.  

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