Chapitre 5: Monosyllabes
Émilie
Franchement, côté chance depuis 24 heures, j'ai déjà fait mieux. Avec l'altercation d'hier dans la ruelle et celle du restaurant ce soir, je commence à croire que je porte la poisse. En fait, je ne réalise pas encore tout ce qui vient d'arriver. J'étais tranquille, adossée au comptoir à discuter avec Oliver, quand la porte arrière des cuisines s'est fait défoncer. Deux hommes ont fait irruption et ont foncé sur nous. Oliver s'est interposé entre eux et moi, mais avec ses 140 livres, mouillé, il n'a pas fait long feu. Pendant que les deux intrus tabassaient Oliver, j'ai vite contourné le comptoir afin d'aller chercher de l'aide, mais un troisième homme a surgi devant moi. J'ai crié juste avant que l'homme ne m'empoigne à la gorge. Ma vie a défilé devant mes yeux à mesure que mon souffle restait coincé dans mes poumons. J'ai eu peur. Peur pour ma vie. Peur pour ce qu'il adviendrait de Mickaël. Je ne pouvais le laisser seul, faire de lui un orphelin. Je devais lutter. Je devais rester en vie pour lui. Et c'est ce que j'ai fait dès que l'occasion s'est présentée.
Mon sauveur, ce Gadriel... Il est entré en trombe dans la cuisine juste au bon moment. L'attention de mon agresseur s'est détournée vers lui et j'ai pu m'en débarrasser à ma manière.
Résultat ? Me voilà maintenant à répondre aux questions d'un enquêteur à l'humour douteux. Et la cerise sur le sundae ? Je dois héberger un total inconnu chez moi. Miranda est comme une seconde mère pour moi. Sans elle, je serais à la rue. Je lui suis reconnaissante de tout ce qu'elle a fait pour moi depuis mon arrivée dans cette ville. En d'autres termes, je n'avais pas le choix d'acquiescer à sa demande. Toutefois, pour être franche, ça ne m'arrange pas du tout. J'espère seulement que cet inconnu adepte du nudiste arrivera à trouver une chambre d'hôtel d'ici demain. Pas question que je le loge plus d'une journée avec ce qu'il m'a balancé hier soir.
Il s'est quand même rattrapé depuis sa première apparition en habit d'Adam. Il m'a sauvé les fesses à deux reprises et pendant l'interrogatoire de l'enquêteur, il n'a pas mentionné que j'avais moi aussi mis K.O. un de nos assaillants. La dernière chose dont j'ai besoin, c'est d'avoir des démêlés avec la justice. Même si c'était de la légitime défense, il y a bien longtemps que je ne fais plus confiance aux forces de l'ordre. Merci à mon ex-beau-père...
Après avoir passé tous les témoins en interrogatoire, l'enquêteur note nos coordonnées et nous mentionne que nous serons sans doute appelés à témoigner. Il avertit également Gadriel qu'il pourrait être accusé de voie de fait, mais que selon lui, ça sent le cas de légitime défense à plein nez. Leurs avocats respectifs vont certainement les dissuader de porter plainte.
Une fois les policiers partis, je m'offre pour aider Miranda à ramasser le fouillis dans la cuisine.
— C'est comme tu veux, Émilie, me répond-elle. Tu dois être fatiguée après toutes ses émotions, mais en même temps, un coup de main ne serait pas de refus.
— Je vais t'aider, lui assuré-je.
Dans les faits, j'essaie de gagner du temps. Plus je repousse le moment où Gadriel m'accompagnera jusque chez moi, mieux ce sera. Et puis, peut-être que j'arriverai à trouver une excuse pour qu'il ne vienne pas ? Il pourrait peut-être aller chez Antoine ?
— Pour ma part, si ça ne vous dérange pas trop, je vais rentrer, annonce ce dernier. J'ai un mal de tête à tout casser.
C'est peu surprenant, son œil a doublé de volume depuis tout à l'heure. Assez qu'il ne semble plus être en mesure de l'ouvrir.
— Tu ne prends pas ton auto j'espère ? lui demande Miranda.
— Non, je vais aller dormir chez ma blonde à deux coins de rue d'ici.
Eh merde, l'option « Antoine » pour loger Gadriel vient de tomber à l'eau.
— D'accord, fais attention à toi ! lui conseille ma patronne.
Il nous salue d'un signe de tête avant de ramasser ses affaires et quitter par la porte arrière.
Je jette alors un coup d'œil Gadriel. Il est toujours assis à la table des employés et m'observe sans rien dire.
Un long frisson parcourt mon échine lorsque nos yeux se croisent. Son regard n'est ni menaçant et ni intrusif. Il est seulement... insondable. Je n'arrive toujours pas à comprendre ce qu'il fait ici. Son attitude taciturne me trouble. Un humain normal se serait présenté, aurait fait ce qu'on appelle du small talk. Lui ne fait que me regarder sans parler. C'est plutôt perturbant.
— Tu peux finir la plonge pendant que je m'occupe des débris de vaisselle et les marmites éparpillées ? me demande Miranda tout en me ramenant à l'instant présent.
— Oui, oui, je m'en occupe, dis-je en tournant les talons vers l'espace de travail d'Olivier.
Je commence immédiatement à vider le lave-vaisselle pour le remplir de nouveau.
— Je peux aider, vrombit une voix derrière moi.
Je me fige. Puis pivote vers Gadriel qui est maintenant debout à un mètre de moi et me fixe toujours.
— Euh oui, d'accord. Euh...
Je regarde autour de moi afin de lui trouver quelque chose à faire.
— Tu peux aller ramasser les tables et ramener la vaisselle sale, ordonne Miranda plus rapide que moi.
Il hoche la tête puis quitte la cuisine sans un mot.
— Tu le connais, chuchote Miranda dès qu'il quitte la pièce.
— Non, pas vraiment.
— Comment ça, pas vraiment ?
— Et bien je l'ai croisé pour la première fois hier. Pourquoi ?
Miranda hausse les épaules tout en se penchant pour ramasser quelques chaudrons.
— Bah, j'avais l'impression qu'il y avait une connexion entre vous. Durant l'interrogatoire de l'enquêteur Demers, son regard s'arrêtait constamment sur toi et quand ce n'est pas lui qui te regarde, c'est toi qui l'observes comme un animal de cirque.
— Je ne le regarde pas comme ça ! protesté-je.
J'ai le droit à un autre haussement d'épaules avant qu'elle n'aille chercher le balai et le porte-poussière pour se mettre au travail.
Je fais de même de mon côté. Gadriel revient avec un premier chargement dans la cuisine et je lui explique où vider les assiettes pour le compost.
Après plusieurs allers-retours, il m'aide à essuyer les chaudrons et les ustensiles de cuisine qui ne vont pas au lave-vaisselle. Nous finissons en préparant les tables pour le déjeuner du lendemain avec Miranda. Pendant tout ce temps, Gadriel et moi n'échangeons presque aucune parole. Une question ou deux d'ordre logistique et des explications de ma part, mais rien d'autre.
Une fois le travail terminé, il est près de 23 h et mon manque de sommeil de la veille commence à se faire sentir. Malheureusement, je ne peux repousser davantage mon retour chez moi en compagnie de cet inconnu.
— Bonne nuit, Émilie, lance Miranda en fermant les lumières puis la porte du restaurant derrière nous. Bonne nuit à toi aussi, Gadriel. Et merci d'avoir cassé la gueule à ces salauds. Petit déjeuner gratuit demain pour toi !
Elle fait une petite pause puis ajoute un peu à la blague :
— Petit déjeuner gratuit à vie même !
Gadriel hoche la tête en signe de remerciement et, pour la première, j'aperçois le coin de ses lèvres se soulever dans une ébauche de sourire.
— D'accord, c'est noté, répond-il.
Miranda nous salue puis se dirige vers sa voiture.
Nous restons quelques secondes plantés devant le restaurant. L'affiche lumineuse de chez Louis grésille en guise de bruit de fond. Gadriel est devant moi, une main dans les poches, l'autre qui tient un sac sport. Il observe les alentours en silence. La température a drastiquement chuté depuis ce matin et pendant que je relève le col de mon manteau, je remarque que Gadriel n'en porte aucun.
— Tu n'as pas froid ? lui demandé-je.
Son regard violet, tourné vers la rue, revient s'accrocher au mien.
— Un peu oui.
— Tu n'as pas de manteau ?
— Non. En fait, je l'ignore.
Il dépose son sac au sol, s'accroupit et fouille à l'intérieur. Quelques secondes plus tard, il en ressort une veste noire à zip, doublée de laine grise.
— Merci, Asbeel, chuchote-t-il à voix basse.
Il se redresse et enfile le manteau ajusté à la perfection à sa forte carrure. Je dois l'avouer, lorsque je l'ai vu sortir des toilettes tout à l'heure avec ses nouveaux habits, il m'a tout de suite paru moins menaçant. Sa taille est impressionnante, certes, et je ne peux m'enlever de la tête l'image de son corps nu et musclé. Toutefois, avec son T-shirt noir, son jean de la même couleur et sa veste, il a déjà l'air d'un mec plus normal. Presque normal
Je prends soudain conscience que je suis plantée devant lui depuis au moins une bonne minute à l'observer. Il reste là lui aussi à me regarder. Puis un léger sourire naît sur ses lèvres. Ce qui me fait rougir instantanément.
Bordel ! Depuis quand tu rougis !
— Bon euh.. c'est par là, marmonné-je avant de sortir du stationnement et tourner à gauche sur la rue principale devant nous.
Gadriel m'emboîte le pas et une fois sur le trottoir, nous marchons côte à côte. Pendant plusieurs minutes, seuls le bruit de nos pas et celui des quelques voitures qui passent accompagnent notre silence.
Silence qui me rend de plus en plus mal à l'aise.
Après avoir parcouru la moitié du chemin, je décide de prendre les devants et entamer une conversation :
— J'espère que tu n'es pas trop difficile. Je n'ai pas de chambre d'ami alors tu devras dormir sur le divan. J'ai des draps propres et un oreiller pour toi cependant.
— Aucun problème.
Sa réponse courte me ramène au point de départ. Pour une raison qui m'échappe, je supporte de moins en moins ce silence entre nous. Je profite d'un moment d'arrêt à une intersection piétonnière pour tenter une autre approche :
— Tu viens de Calgary, c'est bien ça ?
— Apparemment.
Non, mais c'est quoi cette réponse ?! Son ton n'est pas méprisant, mais je ne peux m'empêcher de m'offusquer.
— Tu voyages souvent comme ça à l'improviste sans réserver de chambre d'hôtel ? répliqué-je plus sèchement que je ne l'aurais voulu.
— Le moins souvent possible, grommèle-t-il alors que le feu de circulation nous indique qu'on peut traverser.
— Pourquoi ?
— Je déteste voyager.
Sa réponse me surprend. Qui n'aime pas voyager ? Tout le monde aime voyager ! Et puis qui dit voyages, dit vacances ! Chose que je n'ai pas eue depuis une éternité. Mais peut-être est-il ici pour affaire après tout ? Ce serait la seule explication logique. On est loin d'être une station balnéaire ici. Il y a bien quelques montagnes à grimper, de beaux lacs, mais en novembre, côté touristes, c'est plutôt tranquille dans la région.
— Tu es ici pour affaire ? hasardé-je à la suite de mes réflexions.
Nous sommes maintenant rendus de l'autre côté de la rue. Il s'arrête sec et se tourne vers moi, m'obligeant à faire de même.
— Écoute, je ne viens pas de Calgary et je ne suis pas ici pour affaires. Je suis ici pour retrouver mon sou... mon ami qui a disparu. Et pour une raison que j'ignore, tous les indices qui pourraient me mener à lui pointent dans ta direction.
— Dans ma direction ? répété-je, étonnée. Pourquoi dans ma direction ?
— J'en sais rien. Est-ce que tu héberges un homme chez toi ? Grand, yeux foncés, cheveux noirs ?
— Je... non.
Je secoue la tête puis ajoute en marmonnant :
— Le seul que j'héberge, apparemment, c'est toi.
— Est-ce que tu aurais croisé quelqu'un qui correspond à cette description dans les derniers jours ?
— Pas vraiment...
Ma réponse ne semble pas le satisfaire. Il passe une main dans sa barbe naissante et regarde autour de nous. Il me semble soudain las. Comme si le poids du monde reposait sur ses épaules. La culpabilité m'envahit. J'aimerais pouvoir l'aider alors qu'il m'a sauvé la peau des fesses à deux reprises.
— Comment il s'appelle ? osé-je demander.
— Satanaël.
— Sataquoi ?
— Satanaël. Mais on le surnomme Stan la plupart du temps.
— Je n'ai pas de difficulté à comprendre pourquoi avec un nom comme ça...
Non, mais qui aurait l'idée de donner un tel nom à son enfant ?
Ma réplique le fait sourciller et j'ai l'impression que le coin de sa bouche se soulève de quelques centimètres, mais pas assez pour faire apparaitre un sourire.
— Alors tu le connais ? reprend-il.
Je secoue la tête
Gadriel soupire puis se masse les tempes à l'aide de ses index. Un long silence s'installe et je réalise que nous sommes encore immobiles sur le trottoir.
— Ça va ? ne puis-je m'empêcher de demander.
— Pas vraiment. J'espérais que tu pourrais m'aider.
De quoi me faire sentir encore plus mal...
— Je... je suis désolée. Peut-être que c'est un client que j'ai croisé au restaurant ?
— Tu as couché avec des clients dernièrement ?
La question me surprend.
Non.
M'insulte !
Je serre les poings pour réprimer la colère qui monte en moi.
— Quoi?! Non ! Tu me prends pour qui ?!
Il hausse les épaules.
— Pour une femme ?
J'ouvre la bouche, prête à répliquer, mais rien n'en sort. Qu'est-ce qu'il entend par là ?
Je scrute son visage : son regard n'est ni méprisant ni blagueur. Pourtant, je ne peux m'empêcher de me sentir attaqué. J'ai trop souvent croisé des clients misogynes qui pensent que les femmes ne sont pas là que pour combler leur besoin primaire.
— Qu'est-ce que tu insinues par-là ? Que parce que je suis une femme, je couche avec tout le monde ?
Il fronce les sourcils d'un air surpris.
— Non.
Mes poings sur les hanches, je lui fais comprendre d'un regard assassin qu'il ne s'en sortira pas qu'avec une autre monosyllabe cette fois-ci.
Il soupire puis s'explique :
— J'insinue que comme tout le monde, tu as des besoins charnels et qu'il est fort possible qu'un des clients du restaurant ait été celui qui les a comblés.
Merde, comment fait-il pour utiliser des mots aussi sexy ! Besoins charnels. Qui utilise encore ce genre d'expression ? Avec cette voix grave qui a autant d'effet sur moi que s'il m'avait plaquée au mur, sa bouche sur la mienne. La chaleur monte d'un cran et je détourne le visage afin de camoufler mes joues cramoisies même si avec ma peau aussi blanche que la neige, je sais que c'est peine perdue.
Je sens ses yeux sur moi alors que j'admire faussement le trottoir sous mes pieds. Un autre foutu silence s'installe entre nous et j'ai la drôle d'impression que tout autour, l'air devient plus lourd. Devant mon obstination à éviter son regard, il reprend le chemin vers mon appartement et je le suis, bien décidée à ne plus lui poser de question.
À l'intersection suivante, il tourne à droite pour emprunter la rue qui mène à mon bloc.
C'est alors qu'une évidence me percute aussi vite que la peur qui me prend dans la gorge.
J'attrape la manche de sa veste et l'arrête net.
— Comment sais-tu que c'est par là qu'on doit aller ?
Son regard s'ancre dans les miens, une absence totale de culpabilité sur son visage.
— Je voulais te garder à l'œil hier soir alors je t'ai suivie.
J'ouvre grand les yeux, déstabilisée par sa franchise. Est-ce que je dois fuir à toute vitesse ou lui passer un savon ?
— Ces gens qui t'ont attaqué dans la ruelle et au restaurant ce soir, continue-t-il, ce ne sont pas de simples bandits. Ils font partie d'un groupe organisé avec une chef à leur tête.
Non, mais il délire ou quoi ?
Et soudain, l'évidence me frappe : Grand, baraqué avec un air taciturne...
C'est le portrait type du policier sous couverture !
— Tu es flic ! m'exclamé-je.
Ses sourcils se froncent.
— Et tu es sous couverture pour enquêter sur le crime organisé !
Les mots sortent de ma bouche à toute vitesse, trop fière de ma découverte. Et à son air déstabilisé, je suis presque sûre d'avoir visé juste ! Pourquoi sinon m'aurait-il suivie ? Pourquoi saurait-il aussi bien se défendre et aurait-il cet air si mystérieux ?
— C'est eux qui détiennent ton ami ! continué-je
Un scénario dément se crée dans ma tête. C'est le seul assez logique pour expliquer son comportement.
Il détourne le visage un instant, se passe une main dans les cheveux puis acquiesce sans rien dire.
Ah ! Je le savais !
J'ai trop souvent écouté de séries policières pour ne pas repérer ce genre de type. J'ai presque envie de faire une danse de la victoire devant ma déduction sans faille. Néanmoins, je me garde une petite gêne. Mes danses de la victoire ne sont réservées qu'à mes amis proches. Gadriel me prendrait pour une dingue. Ce que je suis la plupart du temps, mais il n'est pas obligé de le savoir.
— Et j'enquête sur ses personnes qui veulent s'en prendre à toi, continue-t-il en mettant fin aussitôt ma fête intérieure.
Mon sang se glace. Mes mésaventures n'étaient donc pas liées au hasard. Je me souviens soudain des paroles qu'il a prononcé la veille : « Tu es en danger et je peux te protéger ».
— Pourquoi moi ?
J'arrive à peine à prononcer les mots. Ma gorge s'est asséchée à la simple pensée que quelqu'un pourrait me vouloir du mal. Moi, Émilie ? Une simple serveuse, dans une ville qui n'apparait même pas sur toutes les cartes !
— À cause de ton lien avec mon ami.
Son visage est impassible et ne laisse transparaître aucune émotion. Sans le réaliser, je fais un pas vers l'arrière pour créer une distance entre nous. Mon geste ne passe pas inaperçu :
— Tu n'as rien à craindre de moi, m'assure-t-il d'une voix douce qui me surprend venant de lui. Je ne suis pas là pour te faire du mal. Au contraire. Si tu es mon seul moyen de retrouver Stan, il n'est pas question de les laisser s'en prendre à toi.
— P... pourquoi voudraient-ils s'en prendre à moi ? bégayé-je bien malgré moi.
J'essuie mes mains sur mes jambes et prends une grande inspiration pour calmer les battements de mon cœur qui refuse de croire que quelqu'un pourrait en vouloir à ma vie.
— Je crois qu'ils détectent la même chose que je détecte sur toi.
Détecte quelque chose ? Mais de quoi parle-t-il ?!
J'essaie de rassembler toutes les informations, mais rien de fait de sens. Un gang de rue en a après moi, parce qu'ils détectent quelque chose en moi qui les mènerait à son ami. C'est quoi ce délire ? Je secoue la tête, complètement perdue avant de revenir sur ce dernier détail.
— Et que détectes-tu ?
J'ai posé la question sans m'en rendre compte et je ne suis pas certaine de vouloir la réponse.
— C'est difficile à expliquer...
Il regarde au loin et un muscle de sa mâchoire tressaute. Il hésite, comme s'il pesait ses mots pour éviter de m'effrayer ou se demandait ce qu'il peut me révéler.
— Et si on en parlait plus tard ? propose-t-il, son regard revenant sur moi. Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée de rester à l'extérieur aussi longtemps.
Soudain, un horrible pressentiment s'empare de moi.
— Tu crois que je suis en sécurité dans mon appartement ?
Je pense à Mickaël. Je pense à Julie. Ils sont seuls et sans protection. Si quelque chose devait leur arriver, je, je...
— J'en ai aucune idée, répond-il.
Ma gorge se noue. Je dois rentrer au plus vite ! Je mets fin à notre conversation et reprends la direction de chez moi. J'accélère le pas, Gadriel sur mes talons. En moins de cinq minutes, nous sommes devant mon bloc. Je pique à l'intérieur, monte les marches quatre à quatre puis extirpe les clés de mon sac à dos. Mes mains tremblent. Je n'arrive pas à glisser la clé dans la serrure.
Les mains chaudes de Gadriel enveloppent soudain les miennes.
— Ça va aller, murmure-t-il doucement. Laisse-moi faire.
Je lui remets les clés et en moins de deux il ouvre la porte de mon appartement.
Les lumières sont toujours allumées. La télévision joue une info pub. Pourtant, il n'y a personne pour la regarder ! Mon cœur s'emballe !
— Julie ?! m'écrié-je en débarquant dans l'appartement.
— Ouais ? retentit une voix provenant de la cuisine.
Ma coloc entre enfin dans mon champ de vision, un bol de chips dans les mains.
— Qu'est-ce qui se pass...
Elle suspend sa question lorsque ses yeux se posent sur l'homme derrière moi. Son regard passe de lui à moi, puis revient sur lui.
— Bonsoir, l'accueille-t-elle d'une voix chaude.
Le soulagement s'empare de moi et je ne peux réprimer mon envie de lever les yeux au ciel.
Deux secondes. C'est le temps que ça lui prend pour passer en mode séduction.
Gadriel soulève un sourcil puis la salue à son tour. Je décide de couper court à leur échange.
— Est-ce que tout s'est bien passé ce soir ?
— Ouaip, rien à signaler, chef ! Et toi ? Pas trop de clients désagréables ?
— Seulement trois, mais je crois qu'ils ont appris leur leçon.
J'entends Gadriel émettre un son s'apparentant à un rire derrière moi.
— Tu me présentes ? roucoule Julie en pointant du menton mon invité surprise.
Je me tourne vers ce dernier qui observe avec attention la pièce où nous nous trouvons. L'entrée de mon appartement donne directement une pièce où se trouve ma table à manger, le salon et la cuisine séparée par un îlot.
— Julie, je te présente Gadriel. C'est euh...
Merde, je dois trouver un mensonge pour ne pas brûler sa couverture de flic. Enfin, j'imagine. Il ne m'a rien demandé non plus.
— Une connaissance qui est en voyage dans notre région, débité-je.
Voilà. Le moins de détails possible m'évitent de mentir et puis je sais que Julie ne posera pas d'autres questions. Du moins, pour l'instant. Il vient bel et bien d'ailleurs, donc on peut dire qu'il est en voyage. Reste l'idée de connaissance, mais bon, quelqu'un qui nous sauve les fesses deux fois, c'est une connaissance non ? Du moins certainement pas un ennemi !
— Enchantée, Gabriel. Bienvenue dans notre trou perdu !
— Gadriel, la corrige-t-il en mettant l'accent sur le « d ».
— Oh pardon ! s'excuse-t-elle.
Comme seule réponse, Gadriel hoche à peine la tête. J'ai l'impression qu'il est habitué à corriger tout le monde.
— Gadriel va dormir ici pour quelques jours, annoncé-je à ma coloc. J'espère que ça ne te dérange pas trop.
— Pas du tout, répond Julie en détaillant avec lenteur calculée l'homme près de moi.
Toutefois, Gadriel ne parait pas le remarquer. Son regard est plutôt fixé sur une pile de factures en retard qui traînent sur la table à quelques mètres de nous.
Je dépose mon sac à dos sur celles-ci puis me dirige vers l'armoire du salon qui contient draps et oreillers de rechange.
— Voilà, dis-je en déposant la literie propre sur le divan. Ce n'est pas comme à l'hôtel, mais c'est mieux que dormir dehors au froid.
— C'est parfait, dit-il. Je peux emprunter ta salle de bain ?
— Oui, c'est la porte du milieu à ta droite.
Il s'approche de moi, retire sa veste et la dépose sur le divan avant d'entrer dans la salle de bain avec son sac de sport.
Aussitôt la porte refermée, mon amie bondit vers moi.
— Wow ok ! Faut que tu m'expliques là ! C'est qui ce mec et qu'est-ce qu'il fait ici ?
— Chut ! Pas si fort ! dis-je en plaquant une main sur la bouche de mon amie. Je viens de te le dire, c'est un ami. Il a besoin d'une place où dormir.
— Awi ou awwiii ? baragouine-t-elle sous ma main.
Je la retire pour comprendre quelque chose.
— Ami ou amiiiii ?
Son dernier « ami » est accompagné d'un mouvement de sourcils évocateur.
— Ami. Point.
— Et tu sais s'il a une copine?
— Aucune idée.
— Il est vraiment bandant, chuchote ma coloc.
Je ne peux m'empêcher de soupirer, un sourire aux lèvres. Si elle le trouve mignon tout habillé, elle n'a encore rien vu !
— Mickaël va bien ? demandé-je pour changer de sujet.
— Oui. Tu sais que tu as un garçon trop étrange. Ce n'est pas normal d'être si sage à son âge ! C'est lui qui me rappelle que c'est l'heure d'aller dormir. Et puis il va se brosser les dents sans même que je lui demande. J'ignore ce que tu as mangé pendant ta grossesse pour qu'il soit comme ça, mais je veux la même chose quand ce sera mon tour !
Une lueur de tristesse assombrit un instant son regard, mais elle s'éclipse aussi vite qu'elle est venue lorsqu'elle ajoute avec sérieux :
— Et je viens justement de trouver le futur père de mon enfant, annonce-t-elle en pointant la porte de la salle de bain.
J'éclate de rire. Au même moment, Gadriel sort des toilettes. Il me regarde, suspicieux. Je retrouve vite mon sérieux.
— Bon, il est tard. Si ça ne vous dérange pas, je vais aller me coucher, annoncé-je.
— Pas de problème, déclare Gadriel alors qu'il s'avance vers le divan et dépose son sac juste à côté.
— Je vais aller lire dans ma chambre, juste là, annonce Julie. Bonne nuit à vous deux !
Son bol de croustilles toujours en main, ma coloc se glisse dans sa chambre, non sans avoir fermé la télévision au passage.
Nous sommes maintenant les deux dans la pièce, enveloppés d'un silence malaisant. Son mutisme constant me désarme, mais moins que son regard sombre posé sur moi. Son visage est difficile à déchiffrer. Il est impénétrable, dénué de toute émotion. Et pourtant, lorsqu'il me regarde ainsi, mon cœur se détraque pour une raison obscure.
— Bon et bien... bonne nuit, marmonné-je avant de disparaître dans la salle de bain à toute vitesse. Je me plaque aussitôt contre la porte refermée, le temps que mon cœur reprenne son rythme normal. Non mais dans quoi me suis-je retrouvée ? J'héberge un parfait inconnu chez moi, flic de surcroît ! Son occupation devrait me rassurer, mais ce n'est pas le cas. Si au moins il n'avait pas constamment cet air si sombre !
Méfiante, j'appuie mon oreille contre la porte, à la recherche de bruit suspect, en vain. J'essaie de me rassurer en me disant qu'au moins je ne suis pas seule, que Julie est là. Et de toute façon, s'il avait voulu me faire du mal, il aurait laissé ce salopard m'étrangler dans la cuisine.
Allez ! Arrête ton petit hamster Émilie. Une nuit, une seule, et demain il sera parti. Du moins, je l'espère.
Pour l'instant, je dois me changer les idées. Je m'affaire donc à me démaquiller et j'attrape mon pyjama dans la sécheuse. Sauf que j'hésite un instant à l'enfiler. C'est pyjama de flanelle trop grand pour moi, mais tellement confortable. Depuis mon adolescence, je n'arrive plus à dormir sans ce genre de tenue de nuit. À l'époque, c'était une protection parfois salvatrice. Aujourd'hui, même si l'habitude est restée, je m'amuse à trouver les plus colorés pour faire rire mon fils et mettre de la joie dans cette vie qui n'a pas toujours été tendre avec moi. Toutefois, en ce moment, j'hésite à mettre quelque chose d'aussi peu sexy devant un homme si... si...
Homme ?
Je secoue la tête. C'est complètement ridicule. Je ne dois pas changer mes habitudes pour ce flic qui n'est là que pour une soirée. Et puis, je n'ai qu'à l'enfiler dans ma chambre et m'habiller avant de me lever demain. Oui, voilà. Ce n'est pas plus compliqué que ça !
Une fois ma toilette terminée, j'entrouvre la porte, telle une espionne et jette un regard à l'extérieur de la salle de bain. Gadriel, assis sur le divan et dos à moi, s'affaire à retirer son T-shirt. Le souffle coupé, j'admire les muscles de ses épaules rouler sous sa peau lumineuse et parfaite. Aucun point de beauté, aucune tache pigmentaire, juste des foutus muscles ! Une fois son chandail retiré, Gadriel le plie soigneusement avant de le déposer sur son sac.
Ce n'est que lorsqu'il se lève du divan et qu'il me laisse entrevoir la totalité de son dos sculpté qu'un détail attire mon attention. Quelques centimètres sous ses omoplates, six cicatrices ovales marquent sa peau. Trois de chaque côté. Elles sont alignées à la perfection, comme si sa peau avait été marquée ainsi volontairement.
Mon regard descend un peu plus et j'aperçois des hématomes sur son flanc droit, sans doute dû à la bagarre.
Un cliquetis métallique me ramène soudain à la réalité. C'est le bruit d'une ceinture qu'on détache ! Je déglutis et file vers la chambre de Mickaël avant de le surprendre encore une fois les culottes baissées.
Ou plutôt sans culotte.
Comme je m'y attendais, mon petit ange dort paisiblement dans la chambre, roulé en boule dans le coin de son lit. Je suis soulagée de voir qu'il va bien. Mon pire cauchemar serait de le perdre et j'essaie depuis tout à l'heure de me convaincre que nous sommes en sécurité, que plus personne ne s'attaquera à moi ou mon fils et surtout, que Gadriel est quelqu'un en qui je peux avoir confiance, mais je ne suis sûre de rien.
Une fois la porte bien refermée derrière moi, j'enfile mon pyjama puis me glisse aux côtés de Mickaël. J'aurais pu dormir dans ma chambre, mais je n'arrive pas à me résoudre à dormir loin de lui ce soir. À cause de ce qui s'est passé. À cause de ce total inconnu à moitié à poil dans mon salon.
— Je t'aime mon ange, murmuré-je à l'intention de mon fils avant de fermer les yeux, dans l'espoir de trouver un sommeil qui, j'en suis certaine, tardera à venir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top