Chapitre 39: le bal
Émilie
Assise aux côtés de Satanaël dans la salle de bal du château, je commence à regretter d'avoir accepté son invitation. Lorsque Mickaël et moi avons pénétré dans l'immense pièce au plafond de verre, une boule d'angoisse s'est tout de suite logée dans mon ventre. Meridoc nous a conduits au bout de la grande salle où une dizaine de marches nous ont menés à une estrade qui surplombe le reste de l'endroit rempli d'inconnus. Satanaël m'a accueillie, un sourire charmeur sur les lèvres.
— Tu es éblouissante, m'a-t-il complimentée en déposant un baiser sur le dos de ma main.
Il s'est ensuite retourné vers Mickaël et a effectué une légère révérence :
— Bien le bonjour petit prince.
Mickaël lui a offert un sourire réservé et a disparu derrière mes jupes, sans doute aussi intimidé que moi par les regards curieux de la foule dirigés sur nous. Même la musique douce d'un orchestre à corde peinait à enterrer les battements de mon cœur.
Satanaël nous a ensuite conviés à nous asseoir à ses côtés et c'est ainsi que nous nous sommes retrouvés à être présenté à un grand nombre de nobles du royaume qui défilent maintenant devant nous.
Alors que je m'efforce à sourire à chacun d'entre eux, je ne peux m'empêcher de parcourir la salle des yeux à la recherche de Gadriel qui brille encore une fois par son absence.
En tant que bras droit de Satanaël, ne devrait-il pas être à ses côtés ? Je commence à croire qu'il n'en a rien à foutre de moi, une simple humaine sans importance. Pour la première fois depuis mon réveil, je regrette amèrement l'avoir embrassé. Il n'a fait qu'attiser la tension en moi avant de disparaître et je lui en veux d'avoir été lâche au lieu d'affronter la vérité. Celle où il me dit que c'était une erreur.
Après une interminable procession, Satanaël nous invite à nous lever et nous guide vers un petit groupe de gens. Il présente à Mickaël deux jeunes enfants à la peau rouge et à la tête ornée de petites cornes. Ces derniers invitent mon fils à venir jouer sous une table. Malgré le fait qu'ils ne sont pas humains, cela ne semble pas le rebuter et il les suit sans hésiter. De toute façon, j'ai l'impression que nous sommes les seuls humains dans cette salle bondée de créatures toutes plus étranges les unes que les autres. Certaines ont des traits humanoïdes, mais la plupart s'apparentent à des animaux. Cela me donne l'impression que tous les personnages mythiques ou de films d'épouvante se sont donné le mot pour se réunir ici. Toutefois, ils se comportent comme n'importe quel individu convié à ce gendre de soirée : ils discutent, un verre à la main, dansent au rythme de la musique ou se goinfre près du buffet. Ce qui les rend, à mes yeux, plus humains.
Pendant que Satanaël discute avec un démon à la peau aussi noire que du charbon, je m'amuse à inspecter la foule et détailler chaque nouvelle créature pour m'occuper, quand soudain, mes yeux se posent sur une silhouette imposante que je reconnaitrais d'entre tous. Le dos tourné, je ne vois que ses épaules larges et sa tignasse dorée nouée sagement sur sa nuque. C'est tout de même assez pour faire valser mon cœur.
Comme s'il sentait mes yeux posés sur lui, Gadriel se retourne lentement et happe mon regard. Mon souffle se coupe alors que tous les bruits autour de moi s'atténuent. Ses yeux parcourent mon corps, lentement. Telle une caresse sensuelle qui glisse sur ma peau. Je n'entends plus que mon cœur battre dans mes oreilles.
Même si je lui en voulais de nous avoir abandonnés quelques minutes plus tôt, plus rien n'a d'importance maintenant, hormis mon envie de sentir sa chaleur et ses lèvres caresser les miennes.
Comme s'il entendait mes prières, il fend la foule d'un pas lent sans me quitter des yeux. Une flamme incandescente brûle au fond de ses pupilles sombres et plus il s'approche, plus l'air devient lourd tout autour. Lorsqu'il arrive devant moi, il s'incline sans détacher ses yeux des miens.
— Gadriel ! s'exclame Satanaël à mes côtés, brisant, de ce fait, le charme qui nous reliait. Enfin te voilà ! Je commençais à croire que tu ne viendrais jamais !
Le regard de mon protecteur s'assombrit aussitôt en direction de son roi qui affiche un sourire moqueur.
— D'après ce que j'ai compris, je n'avais pas vraiment le choix, gronde Gadriel.
Une colère sans nom transparaît dans sa voix et ma poitrine se contracte sous cet aveu. Il n'a aucune envie d'être ici, d'assister à ce bal et peut-être même d'être à mes côtés.
— Mon seigneur ? croasse une voix derrière moi.
Une créature mi-crocodile, mi-chat s'avance devant nous, mettant fin au duel de regard entre les deux déchus.
— Qui a-t-il, Slanar ? demande le roi de Shéol tout en continuant de soutenir le regard de son bras droit, un léger sourire sur les lèvres.
— Tous les invités sont arrivés, mon Seigneur. Devrait-on procéder à la valse royale.
Stan quitte Gadriel des yeux pour balayer la salle du regard. Il hoche ensuite la tête.
— Très bien. Avertis les musiciens.
Slanar s'incline puis s'éloigne alors que Satanaël se retourne vers moi d'un air avenant.
— M'accorderais-tu cette danse, Émilie ?
Sa demande me prend de court et je ne peux m'empêcher de me braquer.
— Aie-je vraiment le choix ? rétorqué-je sèchement.
Ma réplique est loin de le décourager. Au contraire, elle a pour effet de le faire sourire de plus belle.
— Tu as toujours le choix, Émilie. Mais ce bal est en ton honneur. En l'honneur du prince de Shéol et de sa mère. Ce serait plutôt ennuyant que tu refuses.
— Je ne sais même pas danser, protesté-je dans l'espoir qu'il m'accorde un répit.
— La plupart des démons non plus, crois-moi. Ici, à Shéol, il n'y a aucune règle, ajoute-t-il en balayant la salle de la main. On danse, on boit et l'on fête comme on veut.
Je cherche un autre moyen de me défiler quand mon regard se pose sur Gadriel, toujours devant nous. Les muscles de sa mâchoire tressautent alors que ses yeux évitent les miens.
— D'accord, murmuré-je.
Tout pour m'éloigner de la tension qui émane de Gadriel et desserrer l'étau dans ma poitrine.
Sa main droite sur ma taille, l'autre enveloppant ma paume, Satanaël nous guide sur la piste au rythme d'une valse lente aux accents scandinaves. Ses pas sont légers et j'arrive à le suivre sans peine. La proximité de son corps et le parfum aux notes boisées éveillent en moi de vieux souvenirs. Ceux de cette nuit que nous avons partagée, sept ans plus tôt. Les images sont floues ; j'avais bu plus que mon compte afin d'effacer la vision récurrente de ma mère complètement défoncée. C'était l'époque de Ted, mon énième beau-père. Elle s'engueulait avec lui tous les jours. Ce salaud profitait d'elle et la manipulait à sa guise. Comme tous les autres d'ailleurs.
Dans les bras du père de Mickaël, j'avais trouvé, l'espace d'une nuit, un réconfort inespéré. Quelques heures où je m'étais sentie appréciée. Je me souviens de son sourire qui m'avait charmé. Le même qui ourle ses lèvres ce soir. Je me souviens de son assurance sur laquelle j'avais envie de m'appuyer. J'ai oublié les paroles que nous avions échangées, mais pas ses mains qui glissaient sur ma peau et son corps chaud et rassurant.
— Tu m'as l'air bien loin d'ici, remarque mon cavalier.
Je lève mon regard et croise ses yeux marron avec des touches carmin près de son centre. Si semblable à ceux de Mickaël...
— Je repensais à notre première rencontre.
Une étincelle lubrique traverse aussitôt ses prunelles.
— Une nuit mémorable... susurre-t-il, un demi-sourire sur les lèvres.
Le mien est cependant sceptique.
— Parmi les milliers d'autres que tu as dû passer avec tes conquêtes.
Il hoche la tête, bon joueur.
— Certes, je ne suis pas un saint, Émilie.
— Non, plutôt un démon, rétorqué-je.
Ma réplique le fait rire.
— Si tu veux m'appeler ainsi, soit ! Toutefois, crois-moi lorsque je te dis que je me souviens de toi. Un nuage sombre te suivait cette nuit-là. Ton regard était si loin de l'instant présent, comme si tu avais déjà vécu dix vies alors que tu n'étais encore qu'une jeune âme.
— Disons que ce n'était pas le moment le plus glorieux de mon existence, marmonné-je en fixant un bouton sur sa chemise blanche.
— Et maintenant ? murmure-t-il.
La pointe d'inquiétude que je décèle dans sa voix me surprend. Je lève mon regard sur son visage qui démontre un intérêt réel, comme s'il se préoccupait sincèrement de mon bonheur. Mes yeux bifurquent malgré moi sur cette silhouette maintenant si familière au fond de la salle qui nous observe, l'air sombre. Je détourne aussitôt mon regard pour revenir sur mon cavalier.
— L'arrivée de Mickaël dans ma vie a été une bénédiction, avoué-je. Une lumière qui a chassé les ombres qui me pourchassaient.
Un silence passe entre nous et je réalise que malgré tout, je suis reconnaissante de son passage fugace dans ma vie.
— Merci, soufflé-je.
— Merci de quoi ? demande-t-il, étonné.
— Merci de m'avoir donné Mickaël.
Son visage se crispe sous l'effet d'une émotion indéchiffrable. Toutefois, sa voix éraillée en trahit la nature.
— Merci à toi, souffle-t-il avant de détourner le regard.
Nous continuons notre danse en silence. Même si plusieurs couples se meuvent autour de nous, un voile de souvenir et de non-dit nous sépare de la foule. J'imagine, l'espace d'un moment, ce qu'aurait pu être ma vie sans ma rencontre avec cet inconnu dans un bar. Pas un seul instant je n'ai souhaité retourner en arrière, effacer cette soirée. Même lors des moments où je me croyais perdue, où je n'avais pas fermé l'œil de la nuit afin de nourrir ou consoler Mickaël, ma seule raison de vivre. Non, ma vie a changé cette soirée-là. Et pour le mieux.
Je réalise dans le silence ému de Satanaël que lui aussi, sa vie vient de changer.
Lorsque les dernières notes de musique s'éteignent, je sens son esprit revenir à l'instant présent. Il s'écarte et, d'un geste solennel, s'incline avec sourire reconnaissant sur les lèvres.
— Tu vois, tu sais aussi bien danser que n'importe qui ici.
Je lui renvoie son sourire qui sonne comme un début de paix qui s'installe entre nous. Il est le père de Mickaël et à moins qu'il ne m'oblige à changer complètement ma vie, je crois qu'il mérite que je lui laisse une petite place. Toute petite.
Il se détourne de moi et fait signe à Gadriel de s'approcher. Ce dernier est toujours planté près du trône à nous observer. Il fronce les sourcils, méfiant. Pourtant, il finit par traverser la piste de danse pour nous rejoindre tandis que ma cage thoracique se comprime.
Satanaël pose une main sur son épaule et se penche vers lui. Je n'entends pas les mots qu'il lui souffle à l'oreille, mais observe les émotions qui se dessinent sur le visage habituellement fermé de Gadriel. Sa colère sourde fait place à la surprise. Ses yeux lavande croisent les miens puis reviennent sur Stan qui lui parle à nouveau puis s'écarte. Les deux se toisent un long moment, durant lequel il semble se parler sans prononcer un traitre mot. Stan finit par tapoter l'épaule de son second avant de nous laisser seuls.
Nous restons planter l'un devant l'autre sans dire un mot pendant que les battements de mon cœur n'ont jamais été aussi rapides. Les traits de Gadriel sont tendus, presque tourmentés. Alors que ce matin j'étais prête à tous pour défoncer les murs qu'ils érigeaient entre nous, le voir reculer de nouveau déclenche une vague d'amertume. Son inaction m'irrite et me déçoit. Pour une fois, j'aurais besoin qu'il dise quelque chose, qu'il me rassure ou qu'il me dise que ces baisers échangés n'étaient qu'une erreur, rien de plus. Bref, qu'il m'apporte une foutue réponse à mon insécurité !
Un soupir de frustration finit par s'échapper de mes lèvres. Me traitant d'idiote d'attendre encore quelque chose de lui, je tourne les talons dans l'intention de m'éloigner, mais sa main chaude s'accroche à mon poignet. Des frissons parcourent ma peau tandis que Gadriel m'attire doucement à lui, sa paume se posant au creux de mes reins.
Il se penche et murmure à mon oreille :
— Danse avec moi.
Le brasier qu'il allume dans ma poitrine éteint aussitôt la colère qui y régnait en maître. Je m'écarte légèrement et me frappe à son regard brûlant.
Sans attendre ma réponse, il s'empare de ma main et me guide un peu plus loin sur la piste, à l'écart des autres couples. D'un geste délicat, il enveloppe ma taille et m'entraîne sur les premières notes d'une valse douce et lente. Son parfum sucré me tourmente et son corps ferme, légèrement pressé contre le mien, dérègle l'organe dans ma poitrine. Les bras autour de son cou puissant, je n'ose lever la tête de peur de me perdre dans son regard. Je fixe plutôt mon attention sur son col qu'il a laissé ouvert. Mes yeux suivent la ligne de sa clavicule jusqu'à son cou où sa pomme d'Adam descend et remonte lentement. L'envie de tracer chaque ligne de sa mâchoire avec mes lèvres m'effleure l'esprit. Ma respiration s'accélère et je prie pour que Gadriel ne sache lire dans les pensées.
Sa main droite quitte ma taille puis se pose sous mon menton. D'une légère pression, il m'oblige à lever mon regard.
— Tout va bien ?
Ses yeux inquiets scrutent mon visage.
— Je... oui.
Je détourne la tête et maudis intérieurement les réactions de mon traitre de corps. Je dois me concentrer sur la colère légitime qu'il y avait en moi quelques secondes plus tôt. Je lui en veux de m'avoir évitée toute la journée et surtout de nous avoir abandonnés, Mickaël et moi, dans une nouvelle dimension. Dimension que l'on nomme plus communément l'ENFER !
— Où étais-tu toute la journée ? lui reproché-je en ramenant mes pupilles sur lui.
— J'étais avec mes hommes, répond-il. Comme tu as pu le voir... Ils ont eu beaucoup à s'occuper durant mon absence et j'avais besoin de remonter le moral de mes troupes.
Je reste silencieuse devant sa réponse et quitte ses yeux pour revenir sur son col. Bien sûr qu'il avait autre chose à faire que rester avec nous. Il est le bras droit de Satanaël après tout. Le chef des armées.
— Meridoc s'est bien occupé de vous ? me demande-t-il, arrêtant le fil de mes pensées.
— Oui, dis-je d'une petite voix.
Encore une fois, il m'oblige à ramener son regard à lui, son pouce caressant doucement mon menton alors que ses yeux s'attardent sur les traits de mon visage.
— Je suis désolé, Émilie, murmure-t-il.
Son regard à la fois profond et triste me révèle qu'il ne s'excuse pas seulement pour aujourd'hui. Il est désolé d'avoir fui, désolé de m'envoyer des signaux contradictoires depuis des jours. Désolé d'être ce qu'il est, un déchu, alors que je ne suis qu'humaine et désolé pour plein d'autres choses que j'ignore. Tout ce que je sais, c'est que je pourrais me perdre pendant des heures dans ce regard qui ne semble adressé qu'à moi. Dans ces yeux qui me désirent si fort qu'il en est souffrant. Je ne peux m'empêcher de fermer mes paupières tant les émotions affluent en moi, enflamment chaque fibre de mon être et embrouillent mes idées.
Gadriel relâche mon menton et me serre davantage contre lui, appuyant son visage contre ma tempe.
Nous dansons enlacés en silence tandis que je n'arrive plus à penser, complètement submergée par mes sentiments contradictoires.
— T'ai-je dit que tu étais magnifique ? chuchote-t-il après un long moment.
Son souffle près de mon oreille me fait frissonner. Le sang me monte aux joues.
— Merci, murmurai-je.
Puis, j'ajoute après un silence :
— Mais c'est grâce à Sybil et ses amies.
Il s'écarte pour me regarder puis secoue la tête.
— Cette robe te va très bien, oui. Mais je ne parle pas seulement de ce soir.
Mon cœur accélère alors qu'il se penche plus près de mon oreille.
— Et je préfère de loin tes pyjamas colorés à cette robe, murmure-t-il, ses lèvres effleurant ma peau sensible. Même que j'ai même très envie de te l'arracher.
Mon bas-ventre se contracte aussitôt et une onde brûlante me parcourt toute entière. J'ai envie de lui ordonner de la déchirer et me faire l'amour sur-le-champ, à même le plancher. Tant pis pour les gens autour de nous ! Je veux sentir ses mains explorer mon corps et la chaleur de sa peau contre la mienne.
Merde, j'ai vraiment chaud !
Je l'entends sourire près de mon oreille. Il a parfaitement conscience de l'effet qu'il me fait le salaud !
Je focalise sur quelques éléments insignifiants dans la salle, le temps que ma respiration reprenne un rythme normal. Et surtout, pour éviter de détremper ma petite culotte en plein milieu de cette foule.
Les mains de Gadriel se pressent davantage sur ma taille afin de m'attirer plus près de lui. Son menton effleure ma tempe alors qu'il enfouit son nez dans mes cheveux et inspire profondément pour se gaver de mon odeur. Lui qui m'a laissée seule toute la journée, qui ne m'a pas donné signe de vie depuis les événements de ce matin, qui s'assure de toujours dresser une barrière contre nous... il semble si différent ce soir, comme si toutes ses réticences s'étaient envolées. Que s'est-il passé dans les dernières heures ?
Je ne sais plus quoi penser. Non, en fait j'évite de penser ! Je préfère profiter de ce cocon chaud et paisible dans lequel il nous maintient. Le temps s'est arrêté autour de nous, j'ai même l'impression que les lumières se sont tamisées. Nous flottons dans un espace à mille lieues de Shéol et de Gaïa. Un espace juste à nous. Un espace où plus rien d'autre n'a d'importance.
Sans échanger un mot, nos âmes s'accordent, nos corps s'épanchent. Les battements de nos cœurs à l'unisson remplacent la musique que je n'entends plus.
Tout doucement, sa main remonte dans mon dos et effleure la peau dénudée entre mes omoplates. Un délicieux frisson remonte le long de ma colonne et un souffle de désir gonfle ma et traverse mes cordes vocales sous la forme d'un léger gémissement.
Un grognement rauque s'échappe de la gorge de Gadriel en réponse à ma plainte.
— Émilie... gronde-t-il tout en faisant vibrer ma cage thoracique.
Nos deux corps sont si proches que je perçois la dureté de son désir appuyée sur mon ventre. Oubliant tous les couples autour de nous, mon bassin se rapproche plus près du sien et s'y frotte légèrement. Son souffle s'accélère en même temps que le mien. Mes poumons se gonflent et je dois retenir mes soupirs alors que nous dansons en silence, conscients de l'appel enivrant de nos corps.
Après un moment, les notes douces de la valse s'égrènent et une musique plus rythmée nous arrache de notre bulle. Le charme est rompu et plusieurs couples quittent la piste pour laisser place à d'autres démons qui s'excitent au rythme d'une musique techno électrique. Le changement est si brutal que mon cerveau prend quelques secondes à revenir à la réalité. Avec regret, Gadriel se détache de moi et nous avons à peine le temps d'échanger un regard rempli de promesses que Sybil et ses amies m'attrapent par la main et m'entraînent au milieu de la foule de démons déjantés qui se déhanchent sur la piste de danse. Le sourire aux lèvres, je regarde Sybil et les autres s'amuser et réalise que Stan ne m'avait pas menti. De passer d'une valse à du techno ne s'est sans doute jamais vu dans un bal humain et étrangement, de savoir que personne ne se soucie des convenances ou des apparences, cela me fait un bien fou. Je scrute néanmoins la foule, à la recherche de Gadriel, mais ne le vois nulle part. Il s'est volatilisé en silence, comme il sait si bien le faire. Seulement, je ne suis pas surprise. Je le vois très mal se fondre dans cette foule surexcitée.
Je jette un regard vers Mickaël afin de m'assurer qu'il va bien. Il est en discussion animée avec ses nouveaux amis et c'est là que j'avise Gadriel à quelques mètres de lui qui le surveille. Une vague de reconnaissance me submerge. Il est toujours là, à veiller sur nous.
Je ramène mon attention sur mes amis qui ondulent au rythme de la musique. Leur sourire et énergie me contaminent. Je me surprends à embarquer dans le rythme et éclater de rire devant nos mouvements désorganisés. Bientôt, mon front ruisselle de sueur et mes joues sont douloureuses à force de rire et sourire à tous ceux qui m'entourent. Je me laisse aller, l'espace d'un moment, j'oublie où je suis, j'oublie que le monde qui m'entoure n'est pas tel que je le crois, que mon fils n'est pas complètement humain et que mon cœur m'a été volé par le même qui lui a permis de continuer à battre.
Le temps passe vite lorsqu'on permet à nos idées de s'arrêter. J'ignore combien de temps je passe à danser et à me laisser aller, mais après un moment, je ressens le besoin de me rafraichir. Lorsque les dernières notes d'une chanson rock résonnent, je fais signe à Sybil que je reviens et quitte la piste de danse à la recherche de ce qui s'apparente le plus à des toilettes.
Je m'éloigne de la foule et me faufile dans un corridor au hasard. La chance est de mon côté, car je tombe du premier coup sur une grande pièce avec lavabo de marbre et cabinet d'aisances. Je suis surprise de n'y trouver personne d'autre, contrairement aux toilettes publiques dans les pubs ou les restaurants. Il y a toujours des files pour les toilettes ou des groupes de filles qui jacassent sur les mecs qui les attendent au bar. Mais maintenant que j'y pense, je m'imagine mal une succube se vider la vessie ou surprendre un loup-garou faire un numéro 2. Peut-être n'ont-ils pas les mêmes besoins que nous ? D'ailleurs, je ne me souviens pas avoir vu Gadriel, ou Satanaël manger ce soir...
Mais bon moi, je suis humaine, et j'ai la vessie plutôt pleine !
Après m'être soulagée, je rejoins les lavabos, me lave les mains et me rafraichis d'un peu d'eau au visage. Le miroir devant moi me permet de constater mon état général. Quelques mèches sont plaquées sur mon front en sueur et mes yeux brillent d'avoir dépensé autant d'énergie. Une sensation de sérénité coule dans mes veines. Sensation que je n'ai pas ressentie depuis longtemps. Malgré cet endroit qui m'est inconnu, malgré ma nouvelle vision du monde et de mon fils, je me sens bien, dans cet instant présent.
Une porte qui s'ouvre m'arrache de mes pensées. Par l'entremise du miroir, je croise le regard de la femme qui vient de sortir d'une cabine. Je suis si envoutée par sa beauté que je ne peux m'en détacher. Un peu plus grande que moi, sa peau aux reflets de bronze s'accorde à merveille avec ses iris mordorés. Sa chevelure noire tressée et décorée de clochettes d'argent tinte doucement à chacun de ses pas et sa robe moulante sans manches épouse ses courbes voluptueuses et invitantes.
Je l'observe s'approcher et se laver les mains près de moi. Elle détache soudain ses yeux de l'eau qui coule pour croiser les miens dans la surface réfléchissante. Un sourire énigmatique soulève ses lèvres gourmandes.
— Bonsoir.
Sa voix chaude au léger accent maghrébin me fait frissonner. Non seulement cette fille a un physique de rêve, mais elle doit achever tous les hommes dès qu'elle ouvre la bouche.
— Bonsoir, bredouillé-je timidement en détachant mes yeux de son regard pénétrant.
Du coin de l'œil, je la vois attraper une serviette sur et s'essuyer les mains. Elle se tourne ensuite vers moi et appuie ses hanches sur le comptoir de marbre, les bras croisés sur sa poitrine qui, bien sûr, est parfaite.
— Alors, c'est toi ?
Son timbre recèle un soupçon de reproche. Je relève les yeux, surprise. Son regard froid me balaie lentement des pieds à la tête.
— Pardon ? demandé-je.
— C'est toi la nouvelle concubine de Satanaël ? Celle qui a su porter le fruit de sa semence ?
— Je... oui. Euh, non, je veux dire non.
Merde, je dois vraiment me ressaisir. J'inspire, soulève le menton et reprends un peu d'aplomb devant l'aura hypotonique de cette femme.
— Je suis bien la mère de Mickaël qui, apparemment, est le fils de Satanaël. Mais je ne suis en aucun cas sa « concubine », rectifié-je en traçant des guillemets dans les airs. Ni sa maîtrise ou quoi que ce soit d'autre d'ailleurs.
Son visage reste sans émotion, impénétrable comme celui que Gadriel affiche la plupart du temps. Dans un silence déconcertant, ses iris continuent de me détailler, comme si elle tentait de déceler les secrets les plus intimes de mon âme. Une tension hostile s'agglutine dans l'air autour de nous. Je pourrais très bien quitter la pièce, mais pour une raison que j'ignore je me retrouve paralysée par son regard.
Une lueur de tristesse fugace traverse ses pupilles.
— Pourtant, tu as porté son enfant... murmure-t-elle.
— Oui, par un concours de circonstance, expliqué-je.
— Un enfant qui n'aurait jamais dû être.
Cette fois, je ne décèle plus aucune humanité en elle. Son timbre âpre allume un signal d'alarme.
— Qui es-tu ? me méfié-je.
Ses jolis traits se durcissent et un sourire cruel s'invite sur ses lèvres.
— La seule qui aurait dû porter à terme l'enfant de Satanaël.
Mon sang se glace, mon corps se fige davantage. Serait-ce Lilith ? Que fait-elle ici ? Comment a-t-elle pénétré dans le château ? Ne devrait-il pas y avoir des gardes pour empêcher ce genre d'intrusion ?
Je dois sortir d'ici. Je dois retrouver Mickaël, rejoindre Gadriel.
Mes yeux se posent sur la porte derrière elle, mais cela n'échappe pas à son attention.
— Ça ne sert à rien de fuir. Où que tu ailles, je te retrouverai. Je te ferai payer...
Son discours est ponctué de haine et sans trop comprendre comment, je réalise que les traits de son visage se brouillent, s'étirent, s'allongent. Ses cheveux se transforment pour devenir plus courts, plus pâles. Une mèche grise apparaît près de son oreille et ses yeux foncés deviennent d'un gris saisissant. De cette teinte si familière que je vois chaque matin lorsque je me regarde dans la glace d'un miroir. D'ailleurs, c'est ce que j'ai l'impression de faire en ce moment. La femme séduisante qui m'envoutait il y a quelques secondes a laissé place à une copie conforme de moi. De la taille jusqu'au visage, tous ses traits sont semblables. La peur m'envahit, me paralyse. Comment est-ce possible ?
— Il serait si facile de te remplacer, susurre-t-elle. De gagner la confiance de ce fils qui n'aurait jamais dû naître et d'exploiter sa puissance contre son propre père.
Mon instinct de mère éclipse aussitôt ma frayeur. Je serre les dents aussi fort que mes poings et m'avance vers elle.
— Si tu touches à un seul de ses cheveux, je te jure que...
Je n'ai pas le temps de finir ma phrase que la porte des toilettes est atomisée par un boulet de canon nommé Gadriel.
Au même moment, un voile de fumée éclate devant mes yeux et me bloque la vue. Il se dissipe aussi vite qu'il est apparu et je réalise que Lilith n'est plus là.
C'en est trop pour ma tête et mon cœur qui s'affole. Ma vision se brouille, les murs tanguent. Je perds le contact avec la réalité et sans savoir comment, je me retrouve dans les bras de Gadriel.
Puis, mon sang se glace à nouveau.
S'il est ici, qui surveille mon fils ?
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