Chapitre 36: Mise au poing

Gadriel

Une douleur lancinante me ramène à la réalité. Celle de mes ongles qui s'enfoncent dans mes paumes. Je délie mes poings, contractés depuis qu'Émilie a refermé la porte derrière elle. Tous mes muscles sont tendus, mon corps m'élance et je dois faire un effort surhumain pour desserrer mes mâchoires.

Mais qu'étais-tu en train de faire bordel !

Un souffle de désir s'échappe de ma poitrine lorsque des images d'Émilie offerte à moi me reviennent à l'esprit. Ma queue se tend encore plus et réclame ce qu'elle n'a pu avoir.

Mon poing fracasse le comptoir de marbre devant moi. La pierre se fracture, l'image même de ce qui risque d'arriver à mon âme. Émilie est une humaine. Une mortelle qui a des aspirations, une vie à elle et qui n'aurait jamais dû être mêlée à notre monde. Et pourtant, un seul regard de sa part arrive à abattre toutes mes règles.

Contrôler mes sentiments, limiter les contacts avec les humains afin de ne pas me remettre en pleine face mon erreur et surtout, ne plus jamais ouvrir mon cœur à l'un d'eux. Et c'est exactement ce qu'Émilie est en train de faire. Son odeur envoutante, ses sourires contagieux, ses yeux gris dans lesquels je voudrais bien me perdre pour l'éternité, sa résilience... Tout son être délie un à un les roseaux d'épine autour de mon organe vital.

J'ai envie de l'avoir constamment à mes côtés, de remplir son quotidien de bonheur, de la caresser jour et nuit et surtout de m'enfouir en elle jusqu'à ce qu'elle jouisse dans mes bras.

Pourtant, je n'ai rien à lui offrir. Contrairement à Satanaël. Il est le père de son fils. Il peut lui octroyer une place importante à ses côtés. Elle pourrait partager sa vie et devenir la reine Shéol.

La famille réunie...

Tout ceci n'est qu'une erreur. Je dois mettre une distance entre nous avant de sombrer dans la douleur.

Je jette un regard vers la porte qu'elle a refermée derrière elle. Un espoir incontrôlable prend possession de mon âme. Peut-être attendra-t-elle que Mickaël se rendorme pour revenir ensuite vers moi?

Je secoue la tête, luttant contre une nouvelle vague de désir qui déferle sur moi comme une coulé de lave.

Non, Gadriel. Oublie-là ! Ce chemin n'est pas pour toi et tu le sais.

Deux coups à la porte m'extirpent de la bataille qui se joue entre mon corps et ma tête.

— Quoi ? grogné-je.

Le visage de Meridoc, le valet à mon service, se glisse dans l'entrebâillement de la porte.

— Lord Satanaël aimerait vous parler. Il vous attend dans ses quartiers.

Parfait, c'est ce qu'il me faut ! M'éloigner d'ici et mettre les choses au clair avec Stan.

— D'accord, j'arrive. Peux-tu rester ici et garder un œil sur nos invités ? Ils dorment dans la pièce d'à côté.

Meridoc hoche la tête puis pénètre à l'intérieur de mes quartiers. Il porte son sempiternel nœud papillon bleu pâle sur chemise noire ce qui fait ressortir son pelage blanc comme la neige. Son pantalon foncé qui s'arrête mi-cuisse laisse entrevoir l'arc de ses jambes qui se terminent par des pattes velues aux minces griffes rétractables. C'est le félin le plus fier de sa personne que je connaisse. J'ai une confiance absolue en lui, car contrairement à plusieurs valets du château, il est du genre introverti et discret, ce qui fait de lui un précieux allié : celui qui sait observer et écouter au lieu de bavasser.

Je range en vitesse l'assiette de sushi à peine entamée et file en direction des appartements de Stan.

Je m'arrête devant la porte de son boudoir déjà ouverte. J'y découvre mon ami debout, face à la fenêtre. Il a troqué ses habits urbains pour un pantalon de lin léger et un peignoir pourpre aux broderies dorées.

— Tu voulais me parler ? demandé-je pour annoncer ma présence et surtout, aller droit au but.

Il laisse passer un silence avant de se tourner vers moi. Ses yeux me scrutent un long moment puis il rejoint la table de service dans le coin de la pièce.

— Tu veux un verre ? me demande-t-il tout en se servant un fond de brandy.

— Non.

Mon ton sec le fait sourire. Sourire que je voudrais enfoncer dans son crâne avec mon poing.

Je suis encore en colère contre lui, pour des milliers de raisons. Parce qu'il a quitté Shéol et m'a laissé la charge du royaume. Parce que sans ce geste, jamais je n'aurais mis les pieds à Gaïa. Jamais je n'aurais croisé Émilie et jamais je n'aurais ressenti cette douleur dans ma poitrine. Et aussi et surtout, parce qu'il a couché avec elle et l'a abandonnée à son sort.

— Où sont Mickaël et sa mère ? me demande-t-il.

— Ils dorment dans mes quartiers. La nuit a été courte pour eux.

Il hoche la tête puis prend une gorgée du liquide ambré en appuyant ses fesses sur le petit meuble, une main dans sa poche.

— Je voulais te remercier, me lance-t-il au bout de quelques secondes.

Devant mon silence, il poursuit :

— Asbeel m'a dit que tu as veillé sur mon fils pendant plusieurs jours. Sans toi, il serait peut-être mort à l'heure qu'il est.

— Sa mère peut-être, mais Mickaël s'est bien débrouillé.

Je réprime un sourire en repensant au carnage du gamin. Qui aurait cru qu'autant de puissance se cachait dans ce si petit bout d'homme ?

Stan m'observe un instant puis détourne le visage alors qu'une émotion indéchiffrable traverse son regard.

— Est-ce que... est-ce que c'est lui qui a invoqué le feu dans cette résidence ?

Je hoche la tête. Aucun autre démon sur place n'aurait pu provoquer cet incendie ravageur.

— Et sinon comment... comment est-il ?

Le trouble que je perçois dans la voix de Satanaël me désarçonne et me fait perdre de ma rigidité. Mon ami n'a conscience de son statut paternel que depuis quelques heures et je n'ose imaginer le tourbillon d'émotions qui le submerge.

— Il est très intelligent, affirmé-je. Je crois qu'il connaissait ma nature avant même que je ne comprenne son lien avec toi. Émilie dit qu'il est le plus brillant de sa classe. Il est à l'écoute des autres et ne désire que leur bonheur. Tout comme sa mère.

Ma gorge se serre à mesure que les mots quittent mes lèvres. Oui, il est le portrait craché de sa mère. Elle aurait eu toutes les raisons d'en vouloir à la vie et de s'apitoyer sur son sort. Néanmoins, elle a fait un autre choix. Le choix de tendre vers le bonheur, d'effacer le noir pour mettre des couleurs autour d'elle, peu importe ce que la vie mettait sur son chemin. Comme l'arrivée d'un démon qui bousille son existence.

Et pourtant... Pourtant elle a réussi à allumer en lui un feu éteint depuis des millénaires.

— Est-ce qu'il me ressemble un peu ? Je veux dire... Je vois bien qu'il a mes yeux, mais est-ce que...

Stan ferme les paupières un instant puis pivote pour retourner se planter devant la fenêtre. Durant toutes ces années à le côtoyer, je ne l'ai jamais vu aussi vulnérable.

— Il n'est pas aussi prétentieux que toi, si c'est ce que tu veux savoir, lancé-je dans l'espoir de le faire sourire.

Je ne réussis qu'à moitié, alors j'ajoute :

— Son aura ne ment pas, Satanaël. C'est bien ton fils. Et ses pouvoirs sont aussi puissants que les tiens.

Stan hoche la tête en silence. Un silence pendant lequel je le sens loin d'ici.

— Il devra apprendre à les contrôler, annonce-t-il au bout d'un long moment.

Il se retourne vers moi :

— Tu crois que tu pourrais l'entraîner ?

Je hausse un sourcil, étonné.

— C'est ton fils, Stan. Ce privilège te revient.

Un soupir las s'échappe de sa poitrine. Il dépose son verre sur le bureau près de la fenêtre puis passe une main sans ses cheveux noir corbeau, les mêmes que Mickaël.

— Tu as sans doute raison.

Il secoue la tête tout en fermant ses paupières. Il prend ensuite une longue inspiration puis ouvre à nouveau les yeux avant de continuer :

— Mais pour une rare fois dans ma vie, je me sens dépassé.

Je comprends son sentiment. C'est le même qui coule dans mes veines et me gèle sur place. Le même qui m'empêche d'agir. Ce n'est toutefois pas Mickaël qui déclenche cette sensation chez moi...

Dépassé. C'est le mot juste. Pourquoi maintenant, alors que toutes ces années j'ai su me tenir à l'écart de ses émotions qui m'affaiblissent. Pourquoi elle, alors que de toute mon éternité, j'ai croisé des milliers de femmes ? Aucune d'entre elles n'a su me faire sentir aussi vivant et vulnérable à la fois. Elle est comme un arc-en-ciel qu'on ne peut s'empêcher d'admirer, mais qui menace de disparaître à tout moment. Elle colore les coins sombres de mon âme comme jamais personne ne l'avait fait auparavant.

Mon ami paraît aussi égaré que moi. J'éprouve même de la compassion à le voir devant moi, son regard perdu dans le vide. Je réalise que toute ma rage accumulée contre lui depuis des semaines s'est estompée.

Je m'approche et lui tapote l'épaule dans un geste rassurant.

— Je l'entraînerais avec toi, si Émilie veut bien qu'il reste quelque temps. Je suis persuadé qu'il va t'adorer.

Son regard reconnaissant s'accroche au mien. Un léger sourire retrousse les coins de sa bouche.

— Merci, souffle-t-il.

Puis il ajoute d'une voix assurée :

— Et il restera ici. Émilie n'aura pas son mot à dire.

Je lâche brusquement son épaule alors que tous mes muscles se tendent. Émilie est la mère de Mickaël, bien sûr qu'elle a son mot à dire !

— Émilie est sa mère. Celle qui l'a élevé SEULE pendant 5 ans ! répliqué-je.

Je dois serrer les dents pour éviter de crier.

— Cinq ans où j'ignorais son existence. Mickaël restera ici en tant que prince de Shéol. Sa mère devra se plier à cette décision. De toute façon, j'ai l'intention de la séduire. Elle n'opposera aucune résistance si j'utilise mes pouvoirs sur elle.

Le Stan que je connais se dresse à présent devant moi. Ce roi suffisant, sûr de lui. Cet enfoiré de première qui, pour une raison que j'ignore, est mon ami depuis l'éternité.

Sans crier gare, mon poing obéit à sa propre volonté. Il s'écrase sur sa gueule de cet enculé et sa tête bascule violemment sur le côté. Quelques secondes s'écoulent avant que, surpris, il porte une main à sa lèvre fendue.

Ma colère doit transparaître dans tous les pores de ma peau. Il n'est pas question qu'il manipule Émilie, qu'il l'oblige à rester ici contre son gré et fasse d'elle une concubine parmi tant d'autres. Depuis Lilith, Stan n'a jamais été fidèle et ne le sera jamais.

Alors que j'attends des représailles de sa part, son regard scrute mon visage avec attention. Il fouille dans mes prunelles pendant de longues secondes durant lesquels je songe à lui équilibrer le portait.

Puis, contre toute attente, un éclat de malice traverse ses iris.

Un silence s'installe entre nous. Un silence ou mon souverain me sourit étrangement tandis que la colère ne fait que bouillir davantage dans mes veines.

Après une éternité pendant laquelle nos regards s'affrontent, Satanaël s'écarte de moi sans dire un mot et s'assoit derrière son bureau. Il attrape un coupe-papier et le fait sauter d'une main à l'autre en le suivant des yeux.

— Je vais demander à Anet de préparer une chambre à côté de la mienne pour Émilie.

Le petit couteau s'arrête dans sa main droite et les yeux de Stan se lèvent sur moi. Ses iris carmin m'examinent tandis que je peine à contenir la rage et la douleur qui compriment ma poitrine.

Les coins de ses lèvres se retroussent de quelques millimètres. Un sourire à peine perceptible pour quelqu'un qui ne le connait pas.

— Asbeel avait raison, finit-il par lâcher d'une voix amusée en déposant le couteau.

Il s'adosse à son dossier, les bras croisés derrière la tête.

— J'avoue que je suis surpris, Gadriel. Comment a-t-elle réussi à percer ton armure, dis-moi ?

Mes ongles s'enfoncent dans mes paumes. Cette fois c'est un franc sourire qui décore les lèvres de Stan alors qu'il joint ses deux mains sur son ventre.

— Elle est mignonne, je te l'accorde. Et selon mes souvenirs, très bonne au lit.

Stan tressaute lorsque mon poing s'abat sur son bureau, mais son sourire revient de plus belle. Il attrape feuille et crayon puis griffonne des mots que je n'arrive pas à lire.

— Il y aura un bal ce soir en l'honneur de mon retour, m'annonce-t-il d'une voix détachée. J'avais l'intention de présenter Mickaël au royaume. Je veux que tu y assistes.

— Non, craché-je.

Il relève un regard noir sur moi.

— Ce n'est pas une requête, Gadriel. C'est un ordre de ton souverain. Je t'ordonne de te présenter au bal ce soir.

Je grogne de mécontentement. Il sait très bien que je déteste ce genre de soirée.

— Et je t'en supplie, ajoute-t-il en me balayant de la main, essaie de fournir un effort côté vestimentaire.

Je le fusille du regard puis grogne entre mes dents :

— As-tu encore besoin de moi ?

Il secoue la tête puis me fait signe que je peux disposer.

C'est en refermant la porte derrière moi que je laisse ma fureur exploser. Je m'en prends à une série de vases devant moi que je fais exploser au sol, mais ce n'est pas assez. J'ai besoin de me défouler, de me déverser de toute cette rage et je sais exactement où aller.  

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