Chapitre 18: L'histoires des hippopotames roses
Émilie
Couchée sur le dos, dans mon lit, je n'arrive pas à fermer les yeux. Je revois ma mère, effondrée dans son salon, verser des larmes pour un salaud qui n'en mérite aucune. Une histoire qui se répète depuis des années.
Je presse mes paupières et imagine une corde tendue que je sectionne. Je refais l'exercice à plusieurs reprises. Je dois me détacher, couper le lien qui nous unit. Je refuse de ressentir ces émotions. Celles qui me font sentir comme une merde égoïste. Je ne veux pas couler avec elle.
Je ne suis pas responsable de son bonheur. Je ne lui dois rien.
Ce leitmotiv, je le répète dans ma tête afin d'apaiser le nœud logé dans mon œsophage depuis que j'ai reçu l'appel de l'hôpital. Je songe à les rappeler, pour demander à ce qu'on retire mon nom du dossier de ma mère, mais je n'ai pas le courage. Je n'ai jamais eu le courage de couper complètement les ponts.
Je tourne les yeux vers mon cadran. Il est 1 h 27 du matin. J'abandonne l'idée de trouver le sommeil. Dans un soupir, je repousse mes couvertes et décide de noyer mes émotions dans le sucre et le gras. J'ai une réserve toute spéciale pour ça.
J'attrape mon édredon pour m'envelopper et quitte ma chambre sur la pointe des pieds afin de ne pas réveiller Gadriel qui dort dans le salon.
Geste qui s'avère complètement inutile.
Ce dernier est assis dans le noir sur un tabouret de l'îlot. Il ne porte que son pantalon et la faible lumière provenant de la hotte au-dessus de la cuisinière éclaire le côté droit de son visage qu'on aurait cru sculpté par les dieux. Son nez long et droit, sa mâchoire découpée à la serpe et recouverte d'une barbe de quelques jours... Comment un homme peut-il être aussi beau ? Du moins, un démon se faisant passer pour un homme...
Plongé dans un livre, il ne me voit pas. J'hésite à retourner dans ma chambre, mais je réalise au même moment qu'une petite partie de moi est heureuse de ne pas être la seule à ne pas dormir.
— Insomnie ? demande-t-il soudain de sa voix grave.
Je sursaute. Il quitte son livre des yeux et tourne son visage dans ma direction. Un sourire étonnement chaleureux s'inscrit sur ses lèvres.
Je réponds à son sourire puis vais le rejoindre dans la cuisine. Il tire un tabouret à côté de lui pour que j'y prenne place.
— Toi aussi ? le questionné-je une fois assisse.
Il acquiesce puis referme son livre tout en laissant un doigt glissé à l'intérieur pour garder sa page.
— Le canapé est trop confortable ? le taquiné-je, tout à fait consciente qu'il doit avoir mal partout à force de dormir dans cette vieillerie bonne pour les ordures.
Il ricane. Un rire grave et profond qui fait déferler une onde agréable le long de ma colonne.
— J'ai connu pire...
Un silence passe puis il reprend la parole.
— Tu t'inquiètes pour ta mère ?
Je laisse aller un soupir tandis qu'une boule se coince dans ma gorge.
— Je suis désolée pour cette journée. J'imagine que ce n'est pas ce à quoi tu t'attendais quand tu t'es engagé à jouer les gardes du corps avec nous.
— C'est moi qui suis désolé.
Je lève un regard surpris vers lui.
— Pourquoi ?
— Que des salopards comme le conjoint de ta mère existent.
La boule d'angoisse dans ma gorge descend dans mon estomac. Nous n'avons pas discuté sur le chemin du retour, mais je ne suis pas surprise de constater qu'il a compris pourquoi ma mère s'est retrouvée dans cet état. J'ai toujours tenté de cacher cette partie de ma vie à mes proches. La dernière chose que je désire et leur regard de pitié, celui que j'ai vu trop souvent dans les yeux des policiers ou des médecins lorsque j'étais petite. Je ne veux plus être cette petite fille terrassée par la peur et l'incompréhension. Je veux avancer, me projeter vers l'avant. Me libérer de ses boulets qui reviennent s'enchaîner à mes pieds chaque fois que je revois ma mère.
Je me redresse sur mon banc et relève le menton.
— J'aime mieux arrêter d'y penser. Ma vie est ici et non là-bas. Ma mère est assez grande pour prendre ses propres décisions. Si elle ne porte pas plainte et le laisse revenir dans sa vie, c'est son problème.
Les yeux de Gadriel parcourent mon visage. Il me sonde un moment avant d'esquisser un sourire indéchiffrable.
— Ça m'étonnerait qu'il revienne.
J'arque un sourcil vers lui, mais il détourne son attention sur la couverture de son livre qu'il caresse de son pouce.
Et soudain, le doute m'envahit.
— Qu'est-ce que t'as fait ? soufflé-je, incertaine de vouloir la réponse.
Son sourire s'élargit un peu plus.
— Rien de plus que ce qu'il a fait à ta mère.
Je reste sans voix. Est-ce possible ? A-t-il... a-t-il vraiment fait ce que je crois ? Mais comment ? Quand ? Il ne m'a pas quitté d'une semelle aujourd'hui ! L'a-t-il croisé à l'extérieur pendant que je consolais ma mère ? Richard va-t-il porter plainte ? Est-ce que Gadriel va avoir des ennuis ?
Gadriel ricane puis ramène son attention sur moi.
— Tu réfléchis trop, Émilie.
Cette façon qu'il a de murmurer mon nom ! Comme s'il le caressait. Ça me ramène aussitôt à l'instant présent, celui où je discute dans la pénombre, mon corps près du sien.
C'est moi ou il fait chaud tout à coup ?
J'inspire bruyamment puis saute sur mes pieds.
— Tu veux manger des émotions avec moi ?
— Pardon ?
L'expression sur son visage me fait éclater de rire.
— J'ai de la crème glacée dans le frigo, lui expliqué-je tout en retirant la couverture dans laquelle je m'étais emmitouflée et en la déposant sur le tabouret. C'est le remède idéal pour les journées de merde comme celle-ci.
— Bordel de merde ! s'exclame soudain Gadriel.
Il balaie mon pyjama du regard.
— Moi qui croyais que celui d'hier était ton plus laid ! Celui-là bat des records !
Je glousse puis croise les bras sur ma poitrine, une moue faussement insultée.
— Quoi ? Tu n'aimes pas mes magnifiques pyjamas ?
— Tu veux rire ? Dès que j'en vois un, j'ai envie de te l'arracher et l'incendier sur le champ.
Il se fige. Moi aussi.
L'espace d'une seconde, une image de Gadriel qui déchire mes vêtements et me plaque contre le mur danse devant mes yeux. Je frémis. Mon ventre s'enflamme.
— Façon de parler, marmonne Gadriel, balayant aussitôt ces images.
Puis il ajoute un peu plus fort :
— Disons plutôt que je les trouve... très colorés.
Cette fois, j'éclate de rire et contourne l'îlot pour aller chercher deux cuillères et de la crème glacée dissimulée au fond du congélateur.
— C'est fait exprès, expliqué-je.
Je reviens m'asseoir sur le tabouret, ouvre le pot et plante les deux cuillères dedans en le déposant entre moi et Gadriel.
Il suit tous mes gestes des yeux et ne dit rien. Il attend sans doute d'autres explications.
— La couleur c'est pour me rappeler que toute mauvaise chose ne le reste que si on le souhaite. On peut en faire une belle chose au lieu de rester enfermé dans notre malheur à tous jamais.
J'attrape une des cuillères et gratte le dessus de la glace avant de la tendre à Gadriel pour lui offrir la première bouchée.
Mais alors que j'imaginais qu'il la prendrait dans ses mains, il se penche vers moi et la prend dans sa bouche. Ses lèvres charnues glissent avec une lenteur insupportable sur le métal alors que ses incroyables yeux s'ancrent dans les miens. Mon cœur s'emballe, mon souffle se coupe. Et tout au sud, des vibrations s'installent.
Gadriel s'écarte et détourne le regard. Il essuie ses lèvres de son poignet alors qu'une veine se tend dans son cou.
— Et quelle était cette mauvaise chose que tu voulais faire disparaître ? demande-t-il d'une voix plus rauque.
Je dépose la cuillère sur le comptoir de vinyle tandis que je cherche mes mots, incertaine. Je n'ai jamais parlé de cette partie de ma vie, même pas à Julie qui connait l'histoire de ma mère. Depuis que j'ai fait le grand saut, que j'ai quitté mon foyer, j'ai décidé de laisser tout ça derrière moi pour me concentrer sur cette promesse d'avenir qui grandissait dans mon ventre. Cependant, mon passé fait partie de moi. Il me définit d'une certaine manière. C'est ce qui me rend plus forte aujourd'hui. Je ne devrais pas en avoir honte. Et pour une raison qui m'échappe, j'ai envie d'ouvrir la porte à Gadriel. Comment pourrait-il me juger ? Lui, un démon, qui vit en enfer.
J'inspire avant de me lancer.
— Richard n'est pas le seul beau-père que j'ai eu dans ma vie...
Je lève mon visage vers lui. Il m'observe. Je découvre une douceur inattendue dans son regard. Il sait que ce que je m'apprête à lui confier n'est pas facile et cela me pousse à continuer.
— Ma mère a toujours rencontré des difficultés. Quand j'étais plus jeune, elle consommait déjà beaucoup. Alcool, herbe et peut-être même cocaïne, je n'en sais trop rien. J'étais trop jeune pour tout comprendre.
Je fais une pose, puis continue :
— Quand j'ai eu dix ans, elle a commencé à fréquenter un policier. Ils sont restés ensemble pendant cinq ans. Au début, le fait qu'il soit un flic me rassurait. Peut-être allait-il l'aider à se sortir de cette spirale infernale dans laquelle elle retombait toujours ? Peut-être allait-il la respecter et en prendre soin ? Un policier, ce ne peut être qu'une bonne personne, non ?
— Pas toujours, murmure-t-il de sa voix chaude qui me fait frissonner.
Je hoche la tête, mon regard s'attardant sur les motifs colorés du pot de crème glacée.
— Contrairement à mes deux autres beaux-pères auparavant, il ne prenait pas de drogue et ne battait pas ma mère.
— C'est une bonne chose, non ?
Un rire sarcastique m'échappe et je secoue la tête.
— Ses vices étaient tout autre...
Une boule se forme dans ma gorge, m'empêchant de continuer. J'avale ma salive dans l'espoir de la faire redescendre, sans succès.
— Quels étaient ses vices ?
La voix rauque de Gadriel me fait sursauter. Je lève encore une fois les yeux sur son visage et découvre un regard sombre impossible à soutenir. Je tourne mon attention vers ma main droite qui joue inconsciemment avec la cuillère sur la table. J'arrête immédiatement et essuie mes mains moites sur mes cuisses.
— Il m'aimait beaucoup trop.
À présent, ma gorge est complètement sèche et je sens une tension s'installer entre nous.
Ou un gouffre. J'en sais trop rien.
— C'est à cette époque que j'ai commencé à porter des pyjamas trop larges pour moi. Afin de... de cacher mes courbes et ne pas attirer son attention.
Mon regard se porte sur le livre que Gadriel tient toujours entre ses mains. Ses jointures blanchissent à vue d'œil.
— Et puis c'est devenu une habitude, une sorte de réconfort dans lequel je me sens protégée.
Je retire une petite poussière sur une des hippopotames roses de mon pyjama, puis me force pour afficher un léger sourire.
— Quelque temps après la naissance de Mickaël, j'ai voulu chasser toute la noirceur de se souvenir qui m'accompagnait. Un peu comme une ombre qui pesait sur mes épaules. Je ne voulais pas teinter la vie de Mickaël de cette noirceur. Je voulais offrir à mon fils tout ce que je n'ai jamais pu avoir. Une part de moi ne pouvait le faire tant que je vivais dans le passé. C'est pourquoi je m'amuse maintenant à trouver les pyjamas les plus colorés et Mickaël les adore.
Je souris plus franchement cette fois-ci avant de continuer :
— Ainsi mon passé fait encore partie de moi, mais je l'ai transformé pour faire quelque chose de beau.
Je laisse passer un silence, attendant une réaction de Gadriel. Je sens son regard sur moi-même si je n'ose l'affronter.
— Il t'a touché ?
Sa voix dure me fait sursauter. Je lève les yeux vers lui.
Son visage est tourné vers moi, ses mâchoires sont contractées. Je ne peux détourner mon regard de ses iris qui ont perdu leur clarté et m'évoquent la couleur de la mer avant la tempête.
— Une seule fois, avoué-je sans le quitter des yeux. Quelque temps après, ma mère l'a quitté. Je crois...
J'avale la boule dans ma gorge.
— Je crois qu'elle l'a découvert. Le quitter est peut-être la seule chose sensée qu'elle ait réussi à faire de sa vie.
— Comment s'appelait cet homme ? siffle-t-il entre ses dents.
— Pourquoi ? demandé-je, hésitante.
— Dis-moi son nom, répète-t-il d'une voix grave et autoritaire.
Mon corps se fige. Je sais très bien que c'est la pire idée qui soit. Je connais Gadriel depuis peu. Cependant, ce qu'il a fait à ces hommes qui m'ont attaquée... ce qu'il a peut-être fait à Richard... Il me donne l'impression qu'il serait prêt à tout pour protéger les personnes importantes à ses yeux.
Je ne suis pas encore certaine de faire partie de cette catégorie, mais le fait qu'il ne me quitte pas d'une semelle depuis quatre jours me laisse croire que oui.
— Émilie, donne-moi son nom.
Cette fois-ci, c'est plus fort que moi. Sans comprendre comment, sa voix me fait perdre le contrôle de ma volonté, comme une force qui m'échappe et me presse à agir :
— Nicolas Laflèche.
Aussitôt prononcé, je plaque mes mains contre ma bouche, les yeux écarquillés.
Il hoche la tête dans un geste lent, son regard sombre toujours posé sur moi. Puis avec la même lenteur, il dépose son livre et se lève.
— Où vas-tu ?!
La peur s'empare de moi. Que va-t-il faire ? Serait-il capable de le retrouver ? Va-t-il le tuer ?
— Je vais juste aux toilettes. Je reviens tout de suite.
Il quitte la cuisine sans ajouter quoi que ce soit d'autre me laissant seule avec ma crainte, avec mes souvenirs. Je regrette soudain d'avoir été honnête avec lui. J'aurais pu lui raconter n'importe quoi, lui dire que c'était tout simplement parce que j'aimais les pyjamas colorés, rien de plus. Il n'y aurait pas eu d'autres questions. À la place, je lui ai tout balancé sans penser aux conséquences. Peut-être me voit-il autrement maintenant. Comme une marchandise abîmée, comme une âme avec un bagage trop lourd. Je ne devrais pas m'en faire avec ce qu'il pense de moi et pourtant une petite part de moi y attache beaucoup trop d'importance. Sa présence à mes côtés depuis quelques jours me rassure. Il s'est glissé dans nos vies comme s'il avait toujours été des nôtres et sa présence me rassure. Et Mickaël semble l'apprécier par-dessus le marché.
Un fracas incroyable retentit soudain en provenance de salle de bain. Quelques minutes plus tard, Gadriel en ressort. Il arbore son masque indéchiffrable des débuts, celui qu'il affichait lorsque je n'avais pas encore vu un premier sourire adoucir son visage.
Sans un mot, il vient se rasseoir à mes côtés et attrape la cuillère toujours plantée dans le pot de crème glacée entre nous. Il me la tend.
— Alors, dit-il, on les mange ces émotions ?
Son sourire taquin qui étire les coins de sa bouche me rassure un peu.
J'hésite un instant puis attrape la cuillère qu'il me tend.
— Très bon plan.
Nous passons donc les minutes suivantes à assiéger ce pauvre pot de crème glacée sans défense. Notre discussion dérive sur des sujets plus légers comme nos saveurs de glace préférées ou les voyages que j'aimerais faire un jour. Il me parle des endroits qu'il a visités à différentes époques de sa vie. Je n'ose lui demander son âge, mais quand je l'écoute parler, je sais qu'il a vécu des dizaines d'années, sinon des siècles.
Le silence finit par nous accompagner dans nos dernières bouchées. Il n'est pas inconfortable, bien au contraire. C'est le genre de silence qu'on ne peut partager qu'avec une personne qui nous fait nous sentir bien.
— Il commence à se faire tard, annonce Gadriel en refermant le pot complètement vide. Tu devrais essayer de dormir un peu.
Je jette un œil à l'horloge du salon pour découvrir qu'il est un peu passé trois heure.
— Ouf... tu as raison. Plus que quelques heures de sommeil en vue. La journée risque d'être longue demain.
Je saute de mon tabouret et tends la main pour récupérer l'édredon sur lequel je m'étais assise. Seulement, Gadriel est plus rapide. Il le saisit, se lève et s'approche de moi.
Avec une infinie douceur, il l'enroule autour de mes épaules et rabat les deux côtés en avant juste sous mon menton.
Son corps, si près du mien, active à nouveau les battements précipités de mon cœur.
Ses yeux croisent les miens. Un voile sombre flotte dans son regard.
Sa mâchoire tressaille quand son regard glisse sur mes lèvres. Mon souffle se bloque. C'est plus fort que moi, ma bouche s'entrouvre, mon corps se tend vers le sien. Il désire ce baiser autant que moi, j'en suis certaine.
— Bonne nuit, murmure-t-il dans un souffle qui caresse mes lèves.
Puis le froid s'invite sous ma couverture lorsqu'il s'écarte. Mon corps proteste, mon ventre hurle sa frustration.
Néanmoins, Gadriel évite mon regard. Il ramasse le contenant de crème glacée, les cuillères et les dépose dans l'évier.
Le dos tourné, il ne peut percevoir mon trouble. En revanche, moi, je peux voir ses mains presser avec force le comptoir.
— Bonne nuit, murmuré-je à mon tour d'une voix rauque qui n'est pas la mienne.
Je pivote et retourne dans ma chambre, sachant très bien que le sommeil ne viendra pas. Comment dormir lorsque notre corps brûle d'un désir qui nous est refusé ?
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