Chapitre 15: Les racines de la peur


Gadriel

Pendant les heures qui ont suivi notre conversation hier soir, j'ai tourné en rond dans l'appartement, dans l'attente de nouvelles d'Asbeel tout en jetant des coups d'œil par la fenêtre de temps en temps. Ce n'est qu'à quatre du matin qu'un message est entré pour m'avertir que les gardes étaient en poste devant l'immeuble. Je suis descendu pour leur transmettre mes directives.

De retour à l'appartement ensuite, j'ai voulu glaner quelques heures de sommeil avant le lever du sommeil, mais ça s'est avéré impossible. Même si mon corps était exténué, mon cerveau refusait de s'arrêter.

C'est donc épuisé, sans grand enthousiasme, mais le ventre plein de crêpes et de sirop, que j'ai suivi Émilie et son fils dans leurs activités de la journée. Néanmoins, plus l'avant-midi avançait, plus je réalisais que ce n'est pas si pénible. Je découvre que cette humaine à qui j'ai juré protection est pourvu d'une résilience étonnante. Alors que certains se seraient terrés dans la peur, le désespoir ou même le dégoût face à ma nature, Émilie, elle, ne fait que rire et profiter des moments avec son fils. Je suis conscient qu'une partie d'elle doit être terrifiée. Elle ne laisse cependant rien transparaître et c'est ce qui fait sa force de caractère.

Après une tournée de plusieurs parcs, dont le dernier où le petit a insisté pour que je lui montre comment franchir quelques obstacles, nous nous installons sur une table à pique-nique pour déguster un léger goûter sous un ciel couvert. Ce n'est que lorsque nous terminons de manger et ranger les restes dans un sac que quelques gouttes de pluie commencent à tomber. Mickaël se tortille aussitôt de joie, fier d'avoir gagné son pari.

— Si je comprends bien, c'est congé cuisine pour moi demain matin, me taquine Émilie.

— Ça en a tout l'air.

Elle m'offre son plus beau sourire. Celui qui éclaire son visage et fait briller ses yeux magnifiques.

— Allez, dépêché-vous, avant que le ciel ne nous tombe sur la tête, nous somme-t-elle.

Elle attrape le sac sur la table et nous courrons nous réfugier dans l'auto.

— Ça tombe bien, déclare-t-elle une fois tous à l'abri. J'avais une activité en tête pour cet après-midi et elle se fait justement à l'intérieur.

— C'est quoi? c'est quoi? s'égosille le gamin à l'arrière.

— C'est une surprise.

Elle démarre la voiture, une vieille bagnole rouillée qui crachote plus qu'elle ne ronronne, et quitte le stationnement du parc. Nous parcourons quelques kilomètres avant de faire un arrêt devant la façade d'un magasin.

— Je reviens tout de suite!

Puis elle saute en dehors de l'auto avec son sac bandoulière et s'engouffre dans le bâtiment avant même que je puisse protester. Je me retrouve donc dans l'auto avec Mickaël, à jurer dans ma barbe, partagé entre l'idée de la suivre pour ne pas la perdre de vue ou rester avec le petit humain. Alors que j'envisage de proposer à Mickaël d'aller la rejoindre, elle revient, un sac de plastique rouge en main.

— De retour! lance-t-elle alors que je lui jette un regard rempli de reproches.

— Quoi? mime-t-elle avec ses lèvres.

De mes deux doigts, je pointe mes yeux et la désigne ensuite de la même manière pour lui faire comprendre qu'il m'est impossible de la protéger si elle continue de disparaître comme ça de ma vue.

Elle lève les yeux au ciel en soupirant puis démarre la voiture.

Et c'est à ce moment, qu'elle m'amène en enfer.

Littéralement.

Parce que vingt minutes plus tard, je me retrouve à la sortie d'un vestiaire, devant une piscine grouillante de gamins hurlant à tue-tête.

Et ce n'est pas le pire.

Car moi, Gadriel, le bras droit des enfers, la sentinelle sanguinaire, le guerrier qui n'a jamais connu aucune défaite... Je me retrouve affublé d'un costume de bain turquoise parsemée de flamants roses.

Mais qu'est-ce je fous ici...

Je songe à tourner les talons et quitter cette dimension de merde lorsque toutes mes réticences s'envolent. Émilie, cette petite humaine pétillante qui se bat à coup d'arc-en-ciel, vient de sortir du vestiaire des femmes. Je croise son regard amusé puis mes yeux glissent sur son ravissant maillot deux-pièces. D'un vert lime, il met en valeur sa peau d'albâtre et ses cheveux bruns aux reflets cuivrés. Le haut du maillot me permet d'entrevoir une minuscule partie de sa poitrine menue, mais c'est suffisant pour imaginer tout le reste. Des petits seins sans doute parfaitement ajustés à la paume de main. Rien à voir avec ceux des succubes qui sont trop opulents et charnus.

Mon regard qui s'attarde sur ses courbes ne lui échappe pas, si j'en crois le rouge qui s'empare de son visage de porcelaine.

Elle s'approche de moi d'un pas lent, les mains derrière le dos, une lueur sournoise dans le regard. Mon corps se tend. Je n'arrive pas à lire l'intention dans ce regard, mais je suis impatient de la connaître. Et puis, sans crier gare, elle me fout un bonnet de bain assorti à ma tenue sur le crâne.

— C'est le règlement ici, m'explique-t-elle. Pas de bonnet, pas de baignade.

J'étouffe une volée de jurons qui la font rigoler. Elle me complimente sur ma tenue, ce qui me laisse croire qu'elle a fait exprès pour choisir le maillot le plus horrible du magasin. Je pourrais grogner, montrer les dents, mais son rire cristallin et ses yeux brillants ont raison de ma mauvaise humeur. Pour l'instant.

Nous rejoignons Mickaël qui joue déjà dans la piscine avec un petit garçon qu'il semble connaître. Nous passons l'après-midi dans le bassin, Mickaël à s'amuser avec les autres enfants, Émilie à faire quelques longueurs. Pour ma part, je me contente de rester dans un coin de la piscine où l'eau est moins profonde — quoi? Vous avez déjà vu un ange nager? Non? Bon alors vous comprenez — et j'observe tous ces humains s'amuser et interagir entre eux. Ils ont tous l'air heureux et insouciants, loin de tout tourment.

L'espace d'un moment, j'oublie.

J'oublie que l'humanité a été la proie de nombreuses guerres cruelles et qu'elle le sera toujours, à cause de nous. À cause de notre erreur. À cause de mon erreur.

Et pourtant, là, maintenant, je n'entends que des rires, ne vois que des sourires.

Où sont passés ces sentiments de vengeance, de jalousie et de haine qui les gouvernaient jadis? Où est cette amertume qui les consumait face à la perte de leur immortalité? L'humanité aurait-elle accepté son sort? Serait-elle plus heureuse aujourd'hui, après toutes ces années?

***

Ce n'est qu'en fin d'après-midi que nous retournons à l'appartement. Mickaël s'enferme dans sa chambre pour jouer avec des figurines et Émilie débute la préparation du souper. J'en profite pour lire les rapports de Suriel. Zaamiel et lui ont déjà commencé à ratisser la ville. Ils n'ont rien trouvé d'anormal et pensent faire le tour des restaurants et bars de la ville ce soir. Les sirènes sont des créatures nocturnes qui aiment séduire pour mieux se faire obéir. Quoi de mieux qu'une ambiance tamisée, de l'alcool à profusion et des hommes solitaires à la recherche de compagnie pour arriver à ses fins?

Pendant que le repas du soir est au four, Émilie s'attèle à quelques tâches ménagères accompagnées de musique à plein régime. Honnêtement, je ne sais pas comment elle fait. Cette femme ne s'arrête jamais! Quand ce n'est pas son travail de serveuse, c'est le ménage, le lavage, les repas et les soins apportés à son fils. J'aimerais pouvoir utiliser mes pouvoirs pour lui enlever un peu d'ouvrage, mais à défaut de pouvoir je me propose pour faire la vaisselle et sortir les vidanges. Après plongeur, me voilà éboueur. Franchement, si Asbeel et Stan me voyaient, ils se foutraient de ma gueule.

Et pourtant, ce soir, j'ai un drôle de sentiment dans la poitrine. Comme si ce vide qui se creuse en moi depuis des années était soudain moins profond.

Une fois le repas dévoré et la dernière assiette lavée et rangée dans l'armoire, Émilie nous propose une soirée jeux vidéo.

— Que dirais-tu d'initier notre invité aux jeux vidéo, demande-t-elle à Mickaël alors qu'il termine un coloriage sur le coin de l'îlot.

Le petit tourne son regard éberlué vers moi.

— Tu n'as jamais joué à des jeux vidéo? Ça n'existe pas d'où tu viens?

Je ne peux m'empêcher de sourire à son air à la limite de l'horreur.

— Non, je n'y ai jamais joué.

Il retourne un visage très sérieux vers sa mère.

— On doit ab-so-lu-ment lui montrer c'est quoi!

— Je suis d'accord avec toi.

Émilie me regarde d'un air espiègle puis s'affaire à ramasser quelques jouets dans le salon et l'installer pour la soirée.

Je l'observe rapprocher le canapé de la télévision puis sortir trois grosses couvertures d'une armoire.

— La règle numéro un ici, c'est qu'avant une soirée jeux vidéo, on doit tous se mettre en pyjamas, m'annonce-t-elle.

Mickaël obéit à la règle et fonce droit dans sa chambre, tout comme sa mère. Pour ma part, je reste planté là à attendre. Asbeel n'a pas pensé inclure un pyjama dans mon sac de survie. De toute façon, je n'en ai jamais porté de toute mon éternité. Ce n'est pas aujourd'hui que ça changera.

Deux minutes plus tard, Émilie et Mickaël ressortent de leur chambre, prêts pour la soirée. Le gamin arbore un pyjama de cette femme qui hurlait à tue-tête à la télévision le premier matin. Émilie, elle, revient avec ce qui est sans doute le pyjama le plus horrible de toutes les dimensions confondues : un deux-pièces de flanelle vert-turquoise agrémenté de cochon volant mauve avec des tutus roses. Je commence à croire qu'elle fait exprès pour porter ces choses hideuses qui ne méritent rien d'autre que l'immolation par le feu.

Je m'apprête à les rejoindre sur le canapé, quand Mickaël proteste :

— Pourquoi Gadriel n'a pas mis son pyjama?

Émilie échange un regard amusé avec moi avant de répondre à son fils.

— Je crois qu'il n'en a pas, mon ange.

Mon ange...

Des souvenirs douloureux remontent à la surface chaque fois qu'elle prononce ce mot.

— Il n'a qu'à emprunter un des tiens, non?

Émilie manque s'étouffer en réprimant son rire. Quant à moi, je crois que j'ai perdu toute couleur dans mon visage. Pas question que je porte ces horreurs!

— Ils sont trop petits pour lui. Allez, on déroge à notre règlement pour lui, qu'en dis-tu?

À mon grand soulagement, le petit capitule puis attrape un bidule sur la table de salon devant lui. Émilie me tend une couverture puis me fait une petite place à côté d'elle sur le canapé. À trois sur celui-ci, nous sommes un peu serrées et mes épaules se collent aux siennes. Son odeur de poire chatouille mes narines et je me livre bataille pour ne pas enfouir mon nez dans ses cheveux afin d'en aspirer leur parfum.

Qu'est-ce qui te prend bordel?!

Je crois que mon corps se détraque. Je perds le contrôle et je déteste ça. Ce matin, dans la cuisine, j'étais à deux doigts d'empoigner le cul d'Émilie, la hisser sur le comptoir et lui dévorer la bouche, ma queue pressée entre ses jambes. Son odeur, son sourire, ses yeux gris comme un ciel d'orage et cette petite mèche de la même couleur qu'elle dissimile toujours. Tout chez elle m'ensorcèle, m'obsède. Vivement mon retour à Shéol pour me sortir ces idées de la tête avec la première succube qui voudra bien ouvrir ses cuisses.

— Tiens.

Émilie me sort de mes pensées pour me tendre le même objet étrange que Mickaël tient dans ses mains. Elle en prend un à son tour et ouvre la télévision. Une image apparaît sur l'écran et je comprends maintenant ce que sont ces fameux jeux vidéo. C'est un peu comme un film de course dont on contrôle les mouvements. Néanmoins, je réalise très vite que ce n'est pas aussi évident que ça en a l'air. D'autant plus qu'Émilie et Mickaël passent leur temps à mettre des bananes sur la piste de course ou me lancer des objets étranges. Bref, ce jeu fait chier.

Et puis Émilie qui ne cesse de rire et gigoter tout contre moi! De quoi me rendre encore plus fou! Ma concentration est complètement bousillée. Je m'oblige à serrer les dents, inspirer un bon coup et penser à autre chose que son corps chaud pressé contre le mien.

Je passe la première heure de jeu à jurer, autant contre mon corps que contre ce foutu jeu vidéo de merde et ce, au grand plaisir de mes deux hôtes. Mickaël se tord de rire devant ma médiocrité et Émilie ne cesse de m'envoyer des coups de coude taquins dans les côtes.

Bref, j'hésite à considérer ce moment comme le pire de ma vie.

Ou le plus agréable.

En revanche, durant la dernière heure de jeu, mon entêtement légendaire à raison de mes adversaires. Je ne me laisse plus intimider par eux et réussis à gagner quelques courses. À la dernière, alors que Mickaël est dernier et Émilie en tête, je réalise qu'elle sabote soudainement sa conduite. Je croise son regard et d'un clin d'œil, elle me fait comprendre qu'elle donne une chance au petit. J'adapte aussitôt ma conduite à son image. Le cri de joie que lance Mickaël en nous battant à plate couture en vaut la chandelle. Ça, et le regard de connivence que me lance Émilie.

Un simple regard. Mais qui réveille quelque chose en moi.

Une petite étincelle de chaleur qui se propage à travers ma poitrine. Elle fait battre mon cœur, cet organe que je croyais mort et elle ravive cette partie de mon âme endormie depuis des siècles.

Mais cette même étincelle de bonheur réveille aussi quelque chose plus sombre, de plus noir.

La douleur s'invite, s'incruste.

Elle plonge ses racines au plus profond de mon âme et s'entortille pour y rester alors que je tente par tous les moyens de l'étouffer.

Mais qu'est-ce qui m'arrive?

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