Chapitre 14: Samedi bonheur

Émilie

Quand j'ouvre mes yeux le lendemain, j'ai l'impression de ne pas avoir dormi de la nuit. Mes pensées n'ont pas cessé de tourner en boucle dans ma tête et les images de Gadriel lacérant sa chair ne me quittaient plus. Je revois encore son air sérieux lorsqu'il m'a confirmé que ma vie et celle de mon fils étaient en danger.

« Je peux vous protéger »

C'était sa promesse et j'ai accepté d'y croire. Pour l'instant.

Je repousse les couvertes et me redresse, incapable de me rendormir. Mon cadran affiche 6 h 22 et c'est samedi, l'une de mes rares journées de congé avec mon fils.

Je dois me secouer un peu. Mettre de côté mes peurs, mes craintes et mes doutes. Mickaël a besoin de moi. Je dois revêtir mon rôle de mère, enfiler mon masque et sourire afin de ne pas détruire l'insouciance de mon fils, afin de protéger ce petit rayon de soleil des noirceurs qui se terrent dans l'ombre.

C'est donc avec l'intention de mettre mes préoccupations derrière moi et faire passer une belle journée à Mickaël que je saute du lit, enfile un legging, des bas de laine confortables et mon hoodie préféré avant de sortir de ma chambre. Alors que je pensais être la seule déjà debout, je surprends Gadriel dans la cuisine. Assis à l'îlot, dos à moi et torse nu. Il est plongé dans la lecture d'un livre qu'il a dû prendre dans ma bibliothèque. Je suis encore une fois happée par la beauté et la force brute qu'il dégage. Il est à la fois puissance et pureté avec son corps musclé et sa peau blanche et lisse, à l'exception de ces cicatrices dans son dos. Elles m'attirent comme un aimant. J'ai envie de les toucher, de les parcourir du bout des doigts. Elles sont une porte d'entrée sur son passé que j'aimerais découvrir. Pourquoi n'a-t-il plus d'ailes ? Pourquoi a-t-il perdu son statut d'ange ? Que cache-t-il derrière cette façade taciturne qu'il affiche constamment ? Et surtout, d'où vient cette noirceur qui brille parfois au fond de ses prunelles ?

Troublée par mes pensées, je dois me faire violence pour détourner mon regard de sa silhouette et annoncer ma présence.

— Bon matin, lancé-je timidement en m'approchant de lui.

Gadriel relève la tête et tourne son attention vers moi. Son regard parcourt mon corps si vite que j'aurais pu le manquer si j'avais cligné des yeux. C'est néanmoins assez pour déclencher une décharge électrique dans ma colonne. Il m'offre un hochement de tête en signe de bonjour puis semble se raviser en faisant plutôt l'effort d'ouvrir la bouche.

— Bonjour.

Sa voix rauque du matin le rend encore plus attirant. Je dois me fouetter mentalement pour rappeler à mon corps qui se détraque que Gadriel n'est pas humain.

Pour me changer les idées, j'avise la couverture du livre dans ses mains : L'éthique à Nicomaque. Un bouquin que ma coloc a dû acheter pour le cégep. Qui aurait cru qu'un démon puisse s'intéresser à la philosophie ?

Faisant fi de son silence depuis que nous nous sommes salués, j'enchaîne avec mon plan de la journée : celui de mettre de côté mes craintes et penser à mon fils. J'attrape mon téléphone et le connecte à mon mini haut-parleur au-dessus du frigo. La chanson thème de Zootopia, une des préférées à mon fils, envahit aussitôt l'appartement afin d'annoncer à tous que la journée est commencée. Je sors bol, lait, œufs et farine puis me lance dans la préparation de pâte à crêpe pour le petit-déjeuner. J'y ajoute quelques pépites de chocolat. Rien de mieux pour débuter une journée du bon pied.

J'essaie de ne pas me préoccuper de la présence de Gadriel, même s'il m'observe d'un œil circonspect pendant que je me dandine légèrement au rythme de la musique. Cette dernière me fait oublier peu à peu tout ce qu'impliquent les aveux de Gadriel. Cela peut paraitre étrange, mais c'est ma manière de m'accrocher au présent. Oublier le passé, ignorer le futur et me centrer sur le moment présent. C'est mon mantra quand je vis des périodes plus difficiles. Je pourrais bien sûr me rouler en boule dans un coin et laisser la peur et la tristesse m'intoxiquer. C'est ce que j'ai déjà fait par le passé. Trop souvent.

Quand j'ai quitté mon foyer, quand je suis partie sans un sou dans les poches et une promesse d'espoir dans mon ventre, je me suis promis que plus jamais je ne laisserais la peur avoir une emprise sur ma vie. Je m'efforce donc de la chasser avec cette musique entraînante et ce n'est pas le jugement de Gadriel sur ma manière de me trémousser en faussant à tue-tête qui va m'empêcher de le faire. Et puis, je crois même apercevoir l'ébauche d'un sourire sur son visage. Ils sont tellement rares que ça m'encourage à en mettre encore plus dans ma mauvaise imitation de Shakira.

— Je peux t'aider, finit-il par me demander alors que je commence la cuisson des crêpes au rythme de Wake me up.

— Oui, tu peux sortir les assiettes et le sirop. Le festin sera prêt dans quelques minutes.

Il acquiesce à ma demande, se lève, contourne l'îlot et s'étire pour sortir trois assiettes de l'armoire. Le problème, c'est que cette armoire est juste au-dessus moi. Son torse ferme et si proche du mon dos que je peux sentir la chaleur qui s'en dégage. Je tente de me concentrer sur ma tâche, mais en vain. Son odeur de caramel brûlé m'enveloppe, m'envoute. Je frémis malgré moi. Il le remarque, car il ralentit son geste. Je sens ses yeux se poser sur ma nuque. Le temps s'arrête. Son souffle devient plus lourd alors que mon cœur, ce traite, s'agite plus vite dans ma poitrine. Il se penche lentement puis murmure contre mon oreille.

— Je crois que ta crêpe est en train de brûler.

Puis il s'écarte, les couverts en main, laissant mon corps à la fois excité et frustré.

Mais qu'est-ce qui me prend ?

Une odeur de brûlé me ramène sur terre.

— Merde !

J'attrape la poêle et la retire du feu. Une pauvre petite galette noircie y gît. Je hausse les épaules et la jette aux poubelles. La première crêpe est toujours ratée de toute façon...

Heureusement, ce n'est pas le cas des autres crêpes et quelques minutes plus tard, le festin est prêt, la table est mise et fiston est debout, attiré par la délicieuse odeur du samedi matin.

Gadriel enfile un chandail (Dieu merci !) avant de nous rejoindre à la table. Mickaël, lui, ne semble pas se soucier le moins du monde de cet invité impromptu qui a encore une fois dormi à l'appartement. Il engloutit ses crêpes au même rythme que Gadriel, ce qui me fait sourire. J'ai l'impression que deux ogres ont débarqué dans ma cuisine.

— Qu'est-ce que tu aimerais faire aujourd'hui, mon ange ?

Même si je m'adresse à Mickaël, Gadriel tressaille. Il relève la tête de son assiette en même temps que mon fils.

Je me mords les lèvres. Quelle maladresse ! Je dois vraiment veiller à ne plus utiliser ce nom affectueux pour mon fils dans les prochains jours. Il va croire que c'est à lui que je m'adresse. Je sens mes joues rougir alors que j'évite le regard de Gadriel, le nez dans mon assiette.

— Je sais pas, me dit Mickaël la bouche barbouillée de sirop.

Je jette un coup d'œil rapide par la fenêtre puis reviens sur lui.

— Une chasse au parc, ça te dirait ?

— Oui !!!

— Une chasse au parc ? demande Gadriel en face de moi.

J'ose un regard dans sa direction puis lui explique le concept.

— C'est assez simple : on saute dans la voiture et on part à l'aveugle à la recherche de nouveau parc et module de jeux dans les villages des environs. La température est idéale, il faut en profiter. C'est peut-être notre dernière chance avant l'hiver.

Le visage de Gadriel reste de marbre devant mes explications, bien que je croie apercevoir un léger haussement de sourcils circonspect. Je réalise au même moment que ce n'est peut-être pas une bonne idée de quitter l'appartement. J'ignore tout de la menace qui plane au-dessus de nos têtes. La dernière chose que je veux est de mettre la vie de mon fils en danger.

— Ah moins, ajouté-je, que Gadriel pense que ce ne soit pas une bonne idée. Peut-être... peut-être qu'il y aura de la pluie aujourd'hui.

Gadriel dépose sa fourchette et pose les coudes sur la table, les mains jointes ensemble. Il s'éclaircit la gorge puis joue le jeu.

— La pluie tombe très rarement le jour. Elle préfère la nuit.

Mickaël pouffe à côté de moi.

— C'est n'importe quoi ! rigole-t-il. Il pleut autant le jour que la nuit !

— Ah oui ? Tu en es certain ? réplique Gadriel, un sourire dans les yeux.

— Sûr sûr sûr !

— Tu paries combien ?

Mickaël se retourne vers moi, ébahi.

— Quoi ? Les enfants peuvent parier ?

J'ouvre la bouche pour répondre à sa question, mais Gadriel me devance en précisant son idée.

— Je te parie qu'il n'y aura aucune averse aujourd'hui tant que le soleil ne sera pas couché. Si je perds, c'est moi qui cuisine les crêpes demain.

— Et si c'est moi qui perds ?

— Alors ce sera ta mère qui fera les crêpes.

Les sourcils de Mickaël se froncent dû à une intense réflexion. J'échange un regard amusé avec Gadriel. Dans tous les cas, Mickaël est gagnant et à voir son visage qui s'éclaire, il vient de le comprendre.

— D'accord ! dit-il d'un air décidé.

Le pari est conclu d'une poignée de main officielle. Son petit poing disparaît dans l'énorme paume de Gadriel, me rappelant la fragilité de l'un et la force de l'autre.

C'est dans cette atmosphère ludique que nous terminons notre repas. Je prépare ensuite une petite collation pour emporter ainsi qu'un sac que je remplis d'articles qui nous seront utiles pour une petite activité que j'ai en tête après notre chasse au parc. En bon garde du corps docile, Gadriel nous suit en silence jusqu'à l'auto.

Notre premier arrêt est un petit parc de quelques modules dans le village voisin. Mickaël essaie toutes les glissades avec enthousiasme pendant que Gadriel et moi restons à l'écart. Les bras croisés sur la poitrine, il scrute les environs. Une dizaine d'autres enfants joyeux et bruyants profitent comme nous du temps doux pour s'amuser avec leur parent. À quelques reprises, je surprends Gadriel à les observer.

— As-tu des enfants ? finis-je par lui demander pour meubler le silence.

Je réalise aussitôt à quel point la question est idiote. Les anges peuvent-ils avoir des enfants ?

— Non, me répond-il sans même me regarder.

Bon, ma question était idiote, mais j'avoue que sa réponse brève me donne envie de creuser un peu plus.

— Est-ce que votre race peut en avoir ?

Son regard se pose sur moi quelques instants avant de revenir vers les modules de jeux.

— C'est très rare. Tous les anges sont de sexe masculin et n'ont aucun intérêt pour les plaisirs de la chair.

Sa révélation me surprend. Une légère déception m'érafle la poitrine. Puis je réprime un sourire quand je pense que Julie et Miranda qui ont fait des pieds et des mains pour me pousser vers Gadriel et tout ça pour rien.

Mais soudain, je repense à ce matin, dans la cuisine. Lorsque nous étions si proches et que mon corps se tendait vers la chaleur du sien. Je n'ai pas rêvé quand je l'ai senti hésiter, respirer plus fort ? N'était-ce que mon imagination ?

Puis un détail me revient en tête.

— Mais toi, tu n'es plus un ange ?

J'ai conscience que je m'aventure sur un terrain glissant, mais c'est plus fort que moi. Et pour cause : Gadriel décroise les bras et se retourne vers moi. Son visage fermé me fait soudain regretter ma question.

— Je ne suis plus un ange, en effet.

— Donc, tu... tu n'es pas comme eux ?

Je grimace intérieurement. Une petite voix dans ma tête m'ordonne de la fermer.

Un éclat malicieux brille soudain dans les yeux incroyablement bleus de Gadriel.

— Que cherches-tu à savoir au juste ?

Je hausse les épaules de manière désintéressée, malgré le rouge qui me monte aux joues.

— Je... je veux seulement te connaître un peu plus. Ça fait trois jours que tu vis avec nous et je ne connais pas grand-chose sur toi hormis ce que tu m'as révélé hier.

— C'est déjà beaucoup.

Son ton n'est pas froid, au contraire. J'aperçois même une minuscule sourire au coin de sa bouche. Ce qui m'incite à continuer notre discussion.

— Qu'est-ce qui te différencie des anges ?

Il passe une main hésitante dans sa barbe naissante avant de répondre.

— Je n'ai plus de pouvoir dans cette dimension.

— Oui, ça je le sais déjà. Sinon, il a autre chose ?

— J'ai appris à ressentir des émotions.

Je lève un sourcil dubitatif.

— Vraiment ? lancé-je d'un ton ironique. Des émotions ?

Cette fois-ci j'arrive à le faire rire. Un léger rire qui réchauffe ma poitrine.

— Vraiment, confirme-t-il. Mais je ne suis pas certain que ce soit un avantage.

— Ce l'est. Regarde.

D'un geste de la main, je désigne les enfants qui s'amusent devant nous. Plusieurs rient à gorge déployée. Même Mickaël semble bien s'amuser. Gadriel observe à nouveau l'activité devant nous puis me pointe un enfant isolé, tombé d'une glissade. Ce dernier retient avec peine les larmes qui coulent sur son visage.

— Les émotions nous rendent vulnérables, déclare-t-il d'un ton amer.

— Peut-être, mais sans elles, nous n'apprécions pas la vie à sa juste valeur.

Je m'approche de lui et désigne la mère de l'enfant qui le rejoint et le prend dans ses bras. Le bambin enfouit son minois dans le cou de sa mère et cesse immédiatement de pleurer.

— La tristesse vaut la peine d'être vécue, juste pour ce petit moment où l'on trouve la personne qui nous la fera oublier pour le reste de notre vie.

Je souris devant la scène qui se déroule sous nos yeux puis me tourne vers Gadriel. Ce dernier m'observe de son regard indéchiffrable. Mais cette fois-ci, au lieu d'être mal à l'aise, c'est une chaleur réconfortante qui prend place dans ma poitrine. Nos yeux restent accrochés l'un à l'autre un long moment, si bien que j'en oublie les cris et les rires autour de nous. Je ne vois plus que lui, que ce regard au bleu céruléen qui sonde mon âme jusqu'à ses racines.

Puis le charme s'estompe tel un boulet de canon quand Mickaël fonce vers nous et saute dans mes bras.

— On passe au prochain !!! crie-t-il tout excité.

Je rigole devant son enthousiasme, le dépose par terre et attrape sa main pour nous mener à l'auto, Gadriel sur nos talons.

Nous faisons un autre parc pas très loin, puis nous nous arrêtons à notre préféré : le parc St-Alphonse. Il a la particularité d'offrir un parcours modulaire un peu plus avancé, surnommé le circuit Ninja. Comme à chaque fois où nous venons, je m'amuse à suivre Mickaël dans les différents obstacles, mais j'échoue la plupart d'entre eux. En passant par l'escalade d'un mur, aux anneaux de singe jusqu'aux sauts entre différentes plateformes, je tente de relever les défis avec mon fils beaucoup plus agile que moi.

Après avoir lamentablement échoué un saut, je surprends le regard amusé de Gadriel. Je ne peux résister à la tentation de le mettre au défi de faire mieux.

Ce que je regrette aussitôt.

D'un air confiant, il retire sa veste d'une lenteur calculée. Puis, sans difficulté aucune, il s'élance et monte le mur à la course d'un seul coup. Il redescend ensuite par la corde et sautille de bloc en bloc avec agilité. Lorsqu'il s'accroche aux anneaux pour les traverser, je ne peux m'empêcher d'admirer les muscles de son dos se contracter sous son chandail. Pour l'avoir vu se battre à deux reprises, je savais qu'il avait une certaine force, mais le voir franchir tous les obstacles avec autant d'aisance me rappelle qu'il n'est pas humain. Il a une force et une agilité surnaturelles et au lieu de m'effrayer, étrangement, ce constat me rassure. Malgré mes efforts pour oublier mes craintes, l'idée qu'on s'en prenne à nouveau à moi et à mon fils est toujours présente dans mon esprit. Mais avec un tel protecteur à nos côtés, je me sens plus en sécurité.

Lorsqu'il atteint le dernier obstacle qu'il s'avère être un mur de bois d'un mètre et demi de haut, il s'arrête un instant puis s'élance à la course. D'un bond majestueux il passe par-dessus, tête devant, puis termine dans une culbute au sol juste avant de revenir sur ses pieds. L'air suffisant qu'il affiche me fait sourire et Mickaël l'accueille avec un enthousiasme démesuré.

— Wouah ! Tu peux m'apprendre à faire tout ça ?

Le doux rire de Gadriel se répand dans l'air comme dans mon ventre où virevoltent des papillons. Il acquiesce et son regard complice croise le mien, ce qui cause d'autres culbutes dans mon ventre. Le voir rire et sourire ainsi, sans retenue, est comme une petite victoire pour moi. Celle d'avoir fait ressortir ces émotions qu'il semble s'évertuer à éteindre. 

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