Chapitre 10: Une longue journée
Gadriel
Décidément, les nouvelles vont vite dans cette petite ville. C'est mon constat lorsque l'amie d'Émilie rapporte les informations sur l'attaque au parc. Pour ma part, c'est un dossier réglé.
Après mon altercation avec Uriel, je suis passé voir l'homme prétendument agressé par les simiots. Lorsque je suis entrée dans sa chambre d'hôpital, il dormait profondément. Un seul coup d'œil m'a permis de constater les lacérations à divers endroits sur son corps. Aucun doute, c'était l'œuvre de ces démons. Mais ce n'est pas ce qui m'a sauté aux yeux en premier. L'homme qui reposait dans le lit devant moi était enveloppé d'une aura bleutée que je connaissais très bien : celle de Stan.
Il n'y avait que deux explications possibles : soit que Stan avait couché avec cet homme, et je ne lui connaissais pas ce genre d'inclinaison, soit il avait utilisé sa magie sur lui.
— Mais qu'est-ce que tu fiches Stan ? me suis-je dit.
Pourquoi laissait-il sa trace sur des gens qui n'ont aucun lien entre eux ? Était-ce la raison pour laquelle les simiots avaient attaqué cet homme ?
Malgré toutes les questions qui ont surgi dans mon esprit, je n'ai pas pris le temps de réveiller l'homme pour l'interroger. Cela n'aurait servi à rien. Uriel était passé juste avant moi et j'avais la certitude qu'il avait déjà effacé ses souvenirs pour les remplacer par des nouveaux. Ne pas ébruiter l'existence des démons était la mission d'Uriel et ses joyeux copains d'Éden. Je me suis tout de même emparé du dossier médical accroché au pied du lit et je l'ai parcouru. J'ai noté l'adresse de l'homme pour un usage ultérieur. Qui sait, peut-être que j'y trouverais des signes de Stan ?
La deuxième étape de mon enquête était le parc où avait eu lieu l'attaque. À l'aide d'une gentille infirmière, j'ai entré les coordonnées dans une des applications de mon cellulaire pour m'y rendre. J'ai traversé la moitié de la ville à pied avant d'arriver à ce fameux parc plus grand que je ne l'aurais souhaité. D'une superficie de plus d'un kilomètre, il regroupait des jeux pour enfants, des terrains de tennis, de baseball et des bancs placés ici et là sous l'ombre de quelques arbres. Je l'ai parcouru de long en large pendant une trentaine de minutes avant trouver les signes d'une altération sur une piste cyclable le long d'une forêt. Du sang séché et de la terre soulevée par les griffes de ces sales bestioles. Et leurs traces disparaissent dans les bois derrière moi.
M'armant de courage, malgré le ciel qui menaçait de s'épancher sur moi, j'ai suivi la piste à travers le boisé pendant plus d'une heure avant de déboucher sur une ferme. Complètement détrempé, par la pluie glaciale qui s'était, bien sûr, décidée à tomber, c'est dans une grange abandonnée que j'ai enfin réussi à retrouver ces sales bêtes. Ou plutôt, ce sont elles qui m'ont retrouvé. Dès que j'ai franchi les grandes portes de bois pourri, les simiots m'ont sauté dessus. Littéralement.
Ils s'étaient réfugiés sur les poutres du bâtiment. Ces démons, mi-singes, mi-chien, pas plus gros qu'un capucin, ont les dents et les griffes sacrément pointues. Les deux cornes dressées sur leur tête peuvent aussi causer des ravages. L'un d'eux s'est accroché à mon dos et m'a mordu la nuque. Le deuxième s'est attaqué à mes jambes pour me faire tomber, sans succès. Ils m'ont griffé à plusieurs endroits, pendant que je me débâtais comme un damné. Par chance, mon manteau rembourré et gonflé d'eau m'a protégé de plusieurs de leurs morsures vicieuses. J'ai vite repris le contrôle de la situation en clouant l'un d'eux au sol avec ma botte et j'ai projeté l'autre contre un mur. Sans aucune pitié, j'ai brisé la nuque du premier. L'autre simiot est revenu à la charge et s'est accroché à mon bras droit. Une douleur atroce a traversé tout mon corps lorsque ses griffes se sont plantées dans ma chair à travers le tissu. Je l'ai attrapé par la peau du cou et j'ai tiré. Grosse erreur de ma part, car ses griffes ont lacéré ma chair sur plusieurs centimètres avant de se décrocher. Fou de rage, j'ai hurlé. Je n'ai pas hésité une seconde de plus à fracasser son crâne au sol. Il est mort sur le champ, une flaque de sang faisant office d'auréole mortuaire autour de sa tête.
La respiration rapide, mon corps couvert de sueur et la mâchoire crispée par la douleur, j'ai attrapé mon téléphone et j'ai composé le numéro d'Asbeel.
— Asbeel à votre service, que puis-je faire pour vous, oh grand souverain remplaçant de Shéol.
— Ta gueule, ai-je hurlé dans le combiné.
— À votre ordre, votre grâce.
J'ai ignoré son humour insupportable et lui ai craché mes ordres.
— J'ai retrouvé les simiots. J'ai besoin d'une équipe de nettoyage le plus vite possible.
— Aucun problème, a répliqué Asbeel en retrouvant un certain sérieux. J'ai besoin de l'adresse exacte.
À l'aide du GPS de mon cellulaire, et aussi d'Asbeel qui m'a réexpliqué comment fonctionne l'application, je lui ai donné les coordonnées qu'il a transmises à son équipe dans la région. Quarante-cinq minutes plus tard, ils ont débarqué, ramassé les corps, nettoyé la grange et sont repartis sans laisser aucune trace de ma petite altercation.
C'est frigorifié, épuisé et affamé, que je suis retourné sur mes pas pour rejoindre le centre-ville. Et puis, sans m'en rendre compte, mes jambes m'ont conduit dans de ce petit restaurant maintenant familier.
Celui d'Émilie.
Comme si elle représentait mon seul point d'ancrage dans cette foutue dimension.
Alors même que je mettais un pied dans l'endroit, mes yeux ont retrouvé les siens. Elle se tenait là, près d'une table, une drôle de lueur dans le regard. Un sentiment qui m'est inconnu m'a tout de suite envahi. Était-ce du soulagement de voir qu'elle allait bien ? La satisfaction de la voir de nouveau ? Ce qui était tout à fait stupide puisqu'elle n'est qu'une simple humaine parmi tant d'autres.
Et pour être honnête, j'ignore pourquoi j'étais là.
J'allais tourner les talons et quitter cet endroit lorsque son amie m'a interpellé et m'a invité à venir m'asseoir.
Me voilà donc coincé sur une banquette à côté du fils d'Émilie à écouter les histoires de son amie. Non, pour être sincère, je n'écoute pas vraiment. Mon attention est dirigée ailleurs. Sous la table pour être plus précis, où le genou d'Émilie appuie négligemment sur le mien. Ce contact, tout innocent qu'il soit, attise toutes les fibres de mon corps. Malgré les tissus qui nous séparent, je sens la chaleur de sa peau. Alors que j'étais frigorifié il y a quelques minutes, j'ai maintenant trop chaud. J'entreprends d'enlever ma veste humide, mais me ravise lorsque le regard d'Émilie se pose sur les plaies de mon avant-bras.
— Un loup ? s'exclame Mickaël à mes côtés. Il y a des loups ici ?
— Apparemment ! renchérit Julie.
Je réprime un sourire. Uriel n'a décidément aucune imagination. Même après des milliers d'années, il utilise encore l'excuse du loup lorsqu'il remplace les souvenirs des gens. Pas étonnant que la moitié des contes pour enfants démonisent cet animal plutôt inoffensif à la base. Si on le compare à la plupart des démons de Shéol bien sûr.
— Je ne crois pas, mon ange, ajoute Émilie pour rassurer son fils sur la présence de loups dans les environs.
Puis je la vois se figer. Ses yeux gris se posent sur mon bras, puis sur son fils avant de revenir sur moi. Le sang quitte son visage.
— Émilie, la vaisselle s'empile, lance une voix derrière moi. Tu peux retourner à ton poste s'il te plaît ?
— J'arrive, répond-elle d'une voix blanche avant de quitter la table, traverser la salle d'un pas rapide et foncer dans la cuisine.
— La vaisselle ? s'exclame Julie lorsque la patronne d'Émilie arrive à notre table. Ce n'est pas elle qui sert aux tables ce soir ?
— J'aimerais bien, répond Miranda, mais je n'ai trouvé personne pour remplacer Olivier. Je suis d'ailleurs désolée de vous avoir fait attendre pour prendre votre commande. Il fallait que le restaurant soit bondé juste quand je manque de personnel sur le plancher.
— Émilie dit toujours que ce sont les soirées les plus payantes et tu l'obliges à faire la plonge au lieu de se faire du pourboire ?
Miranda hausse les épaules.
— Ce n'est pas comme si j'avais le choix.
— Tu aurais pu laver la vaisselle toi-même, marmonne Julie à mes côtés, assez bas pour que Miranda ne l'entende pas.
— Olivier est malade ? demande le petit.
— Ta mère ne t'a pas raconté ? s'étonne Miranda.
Mickaël secoue la tête, accompagné de Julie.
Pendant que Miranda raconte les événements de la veille, j'en profite pour sortir mon portable et rechercher la signification du mot « pourboire ». Je comprends vite que c'est une partie du salaire d'Émilie qui s'envole lorsqu'elle ne fait pas le service aux tables.
— Et tu crois qu'il sera absent longtemps, s'inquiète Julie alors que je retourne mon attention sur la conversation.
— Aucune idée. D'ici là, je n'ai personne pour faire la plonge, alors on devrait se débrouiller ainsi.
— Je peux le faire.
Tous les regards convergent vers moi.
— Je peux m'occuper de laver la vaisselle, répété-je, non sans grimacer.
Mais qu'est-ce qui me prend ?
Ma proposition est sortie sans réfléchir et je regrette aussitôt.
— Tu as déjà été plongeur ? demande Miranda d'un air intéressé.
— Non, mais j'apprends vite.
Elle prend quelques secondes pour cogiter puis hoche la tête.
— D'accord. Tu peux rejoindre Émilie en arrière. Elle te montrera comment faire.
Je me lève et me dirige vers la cuisine quand Miranda ajoute :
— Oh et pour ton information, tu seras payé au salaire minimum et je vais avoir besoin de ton numéro d'assurance sociale.
Je balaie l'air de mes doigts en continuant mon chemin sans me retourner.
— Je me fous de l'argent, tu peux verser mon salaire à Émilie.
Puis je pars rejoindre la jeune femme qui me pousse à prendre ce genre de décisions stupides sans trop savoir pourquoi.
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